La grande originalité du traité qui nous occupe et son principal intérêt viennent assurément de ses sources — plus exactement, puisqu’il s’agit d’une compilation, de l’origine et de la nature des extraits qui le composent.
« Ce que tu lis n’est pas de moi, dit Guillaume dans le Prologue. Aux philosophes et aux médecins pour une part, aux docteurs ecclésiastiques pour l’autre, j’ai emprunté non seulement leurs opinions, mais, dans leur texte original, leurs propres paroles ou écrits. Ce sont ces extraits de leurs livres que j ai rassemblés et amalgamés ici. » Et dans la Préface de la Lettre aux Frères du Mont-Dieu : « Il existe un autre opuscule de notre composition, écrit sous le nom de Jean à Théophile, traitant de la nature de l’âme. Pour parler de l’homme tout entier, comme il semblait indiqué, j’ai mis en tête quelques réflexions sur la nature du corps humain, tirées des écrits de ceux qui soignent les maladies physiques; la seconde partie du travail est également empruntée aux ouvrages de ceux qui ont la charge de veiller au soin des âmes»1. Pour des raisons assez spéciales, Guillaume n’a pas cru devoir nous renseigner davantage2.
A. Les sources du premier livre ou Physica corporis.
Il est assez difficile, pour ne pas dire impossible, de repérer avec précision les sources du premier livre — du moins de restituer à chacun des auteurs, effectivement consultés par Guillaume, les textes qui lui reviennent. Les théories d’EMPÉDOCLE sur les « éléments », d’HIPPOCRATE sur les « humeurs », qui ouvrent la dissertation, sont des lieux communs de la médecine et de la physiologie antiques. Pareillement, l’attribution aux « organes fondamentaux » — le cerveau, le cœur, le foie — des trois vertus ou esprits qui président à la vie du corps; la localisation, dans telle partie de la boîte crânienne, de la sensation, de la mémoire ou des énergies motrices; le rôle étrange attribué à la respiration d’être un simple tempérament du foyer cardiaque, etc., etc. Ces données biologiques des premiers penseurs de la Grèce — philosophes, médecins, poètes, hommes d’État tout à la fois, — ont connu dans l’Antiquité, le Moyen âge et bien au delà, un succès qui nous étonne. On les rencontre un peu partout, dans les traités de physique tant religieux que profanes. Guillaume n’a donc fait que reprendre des idées courantes3. A-t-il puisé directement sources antiques ? C est assez probable, au moins pour ce qui concerne Hippocrate. Il a pu reproduire aussi des passages entiers de Constantin l’Africain, ce moine-médecin du Mont-Cassin qui prit sur lui, au XIe siècle, d’accréditer en Occident les médecins grecs et arabes4. Enfin il n’est pas douteux qu’il fit son profit d’observations plus récentes. On songe surtout aux découvertes des disciples d’Averroès qui, d’Espagne, pénétrèrent en France précisément à cette époque. En toute hypothèse, il faut renoncer à l’intervention de quelque intermédiaire, dans le genre de saint Isidore de Séville, du Vénérable Bède, ou de quelque autre docteur ecclésiastique, Guillaume présentant la première partie de son travail comme tirée exclusivement des écrits des philosophes et des physiciens.
B. Les sources du second livre ou Physica anima.
Dès les premiers siècles du Christianisme, le problème de l’âme, de son essence, de son origine, avait inquiété les esprits et suscité, de la part des écrivains ecclésiastiques, une abondante littérature. De plus, il était nécessaire de répondre aux philosophes païens, de réfuter leurs théories erronées, de prouver les accointances de l’âme avec Dieu : son immatérialité, sa grandeur, son immortalité. Les premiers traités De Anima, rédigés ex professo ou à l’occasion d’un commentaire des premières pages de la Genèse, répondent à des préoccupations surtout apologétiques. Le point de vue théologique, puis philosophique et psychologique, domine ensuite jusqu’au XIIe siècle. Les écrivains du XIIe siècle obéissent, nous l’avons vu, à des soucis d’ordre spirituel et mystique. En réalité, sauf la perspective, rien de bien neuf dans leurs opuscules. On reprend et on adapte les idées précédemment exprimées; on collationne et on compare; on ne crée plus guère.
Voici donc un bref aperçu sur toute cette littérature, des origines au XIIe siècle. Nous laisserons de côté les ouvrages secondaires et classerons les traités en deux séries : le groupe gréco-oriental; le groupe latin.
a) Groupe gréco-oriental.
Origène (IIIe siècle). Tout l’ouvrage Des Principes, mais spécialement le livre II, chap. VIII : De l’âme (PG, XI, 218-225).
S. Cyrille de Jérusalem (IVe), Catéchèse IV : De l’âme et du corps (PG, XXXIII, 478-490).
S. Basile (ou Pseudo-Basile) (IVe), De la structure de l’homme. Discours I et II (PG, XXX, 9-62).
S. Grégoire de Nysse (IVe), De la formation de l’homme (PG XLIV, 125-256). [Cet ouvrage de première importance se présente comme la continuation du Commentaire de saint Basile sur l’Hexaméron.] Du MÊME, Discours catéchétique, ch. V (PG, XLV, 20-25, traduction Méridier, Paris, Picard, 1908, pp. 23-33). Du MÊME, De l’âme (PG, XLV, 187-222). Du MÊME, Dialogue sur l’âme et la résurrection (PG, XLVI, 11-160).
S. Némésius d’Émèse (Ve), De la nature de l’homme (PG, XL, 503-818) [Cet ouvrage a été traduit en latin et introduit en Occident au XIe siècle, par le médecin Alfan de Salerne. Une seconde traduction a été faite au XIIe siècle par Burgundio de Pise et publiée sous le nom de S. Grégoire de Nysse. S. Thomas s’en inspirera continuellement dans la partie de la Ia qui traite de l’homme.]
S. Jean Damascène (VIIIe), De la foi orthodoxe, livre II, ch. XII à XXXVIII (PG, XCIV, 917-961).
b) Groupe latin.
Tertullien (IIe siècle), De l’âme (PL, II, 681-798).
Lactance (IIIe), De l’œuvre de Dieu ou de la formation de l’homme (PL, VII, 9-78. Du MÊME, Des institutions divines, livre VII, ch. V, IX et XII (PL, VI, 733, et seq.).
S. Ambroise (IVe), Homélies sur l’Hexaméron, livre VI, ch. VII-IX, n° 40-74 (PL, XIV, 272-288). Du MÊME, Isaac et l’âme (PL, XIV, 527 et seq) (surtout mystique).
S. Augustin (Ve), De la Genèse suivant la lettre, VII, 1-28, 1-43 (PL, XXXIV, 355 et seq.). Du MÊME, De l’immortalité de l’âme (PL, XXXII, 1021-1034). Du MÊME, De la grandeur de l’âme (PL, XXXII, 1033-1080).
Claudien Mamert (Ve), De la nature de l’âme (PL, LIII, 699-777).
Cassiodore (VIe), De l’âme (PL, LXX, 1279-1308).
Alcuin (VIIIe), Lettre à la vierge Eulalie sur la nature de l’âme (PL, CI, 639-647).
Rhaban Maur (IXe), (PL, CX, 1110-1120).
Ratramme (IXe), De l’âme, Ms. 332 de Cambridge Collège Corpus Christi, f° 70v-90v, publié par A. Wilmart dans Revue Bénédictine, t. XLIII (1931), pp. 210-223.
Hlncmar (IXe), A propos de nombreuses opinions divergentes concernant l’âme (De diversa et multiplici ratione animes) (PL, CXXV, 929-948) (traité-réponse à Charles le Chauve dirigé contre certaines théories de Ratramme et de quelques autres).
J. Scot Érigène (IXe), Du partage de la nature (en quatre espèces), spécialement les livres III et IV (PL, CXXII, 729-800)
Sur lesquels de ces auteurs et de ces différents travaux s’est porté le choix de Guillaume?
Mettons à part la double définition de l’âme, textuellement reprise de Cassiodore qui ouvre la compilation et la conclusion du livre qui revêt un caractère assez personnel, tout en trahissant l’influence du Docteur d’Alexandrie, Origène.
Le corps de l’ouvrage recèle trois blocs homogènes de citations implicites. Ces blocs font ressortir le plan très simple de l’ouvrage et permettent de diviser celui-ci en trois parties bien distinctes :
PREMIÈRE PARTIE : L’existence de l’âme et son incomparable grandeur démontrées par l’éminente dignité de l’homme (709a-717d). Cette première partie, si l’on excepte deux courts passages (710d et 711a), est formée de 28 extraits du chef-d’œuvre de S. Grégoire de Nysse : De la formation de l’homme (PG, XLIV, 63-256).
Deuxième PARTIE : La nature de l’âme (717d-723a). Sauf le début et quelques périodes de transition, cette partie est tirée de l’ouvrage de Claudien Mamert : De la nature de l’âme (PL, LIII, 699-777). Egalement les deux courts passages de la première partie signalés plus haut.
Troisième PARTIE : Les degrés de grandeur de l’âme (723-724). C’est, à peine retouché, le chapitre XXXIII du traité de saint Augustin : De la grandeur de l’âme (PL, XXXII, 1074-1076).
La conclusion, qui, nous l’avons dit, doit beaucoup à Origène, oppose à l’ascension de l’âme fidèle à sa vocation la lamentable déchéance, l’animalité charnelle, bestiale, des esprits dégénérés qui, au mépris des lois de Dieu et de leur propre dignité, se sont laissé entraîner mr la pente fatale du vice.
Saint Augustin, Origène, Cassiodore et leurs ouvrages sont trop connus pour que nous nous arrêtions ici à leur personnalité, non plus qu’à la portée de leur influence. Au contraire, Claudien Mamert et surtout Grégoire De Nysse méritent de retenir toute notre attention, en vertu sans doute du caractère et de l’importance de leurs écrits, mis ainsi à contribution, mais encore et surtout peut-être en vertu d’un fait historique : la première moitié du XIIe siècle constitue, dans l’histoire de la philosophie et de la théologie, une époque de transition, d’agitation et de mouvement. Le problème des Universaux passionne alors les esprits, tandis que l’introduction de la dialectique au cœur de la science sacrée suscite un certain désarroi dans la plupart des milieux : des protestations s’élèvent du sein du vieux conservatisme augustinien, peu résigné à mourir. D’autre part — réaction anticipée contre l’aristotélisme dont la pensée philosophique est déjà toute pré-gnante — un réveil des théories platoniciennes se manifeste en divers endroits, et les écrits des Pères grecs, représentants attitrés du Platonisme chrétien, sortent soudain de l’oubli, ce qui d’ailleurs ne va pas sans alarmer nombre d’esprits. Nous avons évoqué plus haut l’atmosphère orageuse qui baigne cette rénovation. En utilisant le premier et sur une grande échelle les écrits de Grégoire de Nysse — le plus génial des Pères grecs —, et ceux de Claudien Mamert — fervent disciple de Platon au Ve siècle —, Guillaume a fait preuve d’un esprit d’initiative et d’une largeur de vue assurément méritoires et du plus haut inté rêt. Il convient donc de présenter ces auteurs et leurs ouvrages avec un peu de détail.
Claudien Mamert.— Prêtre de Vienne, mort vers 474, Claudien Mamert5 écrivit son De statu anima6 en réponse à un opuscule de Fauste, évêque de Riez7. Fauste niait l’existence d’êtres absolument incorporels en dehors de Dieu. Limités dans l’espace et le temps, les âmes humaines et les anges ne pouvaient être que corporels, comme tout ce qui est créé. Sans doute ce sont des substances qu’on appelle spirituelles. Mais spirituel n’est pas synonyme d’immatériel. Dieu seul est absolument incorporel, immatériel. L’ouvrage de Claudien Mamert s’efforce de réfuter ces conceptions archaïques, en même temps que de résoudre le problème de l’immatérialité de l’âme, par des considérations dialectiques et psychologiques. L’argumentation est intéressante. Claudien fait intervenir en faveur de sa thèse, outre le témoignage des Ecritures, celui de philosophes païens comme Archytas le Pythagoricien, Platon, Porphyre, Philolaüs de Crotone, Cicéron, Varron, Sextius, et d’auteurs chrétiens comme saint Grégoire de Nazianze, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin, Eucher de Lyon. L’atmosphère du traité est franchement platonicienne.
Regardé par ses contemporains comme le plus bel esprit de son siècle et le génie de son pays8, Cl. Mamert fut très estimé des tout premiers scolastiques. Bérenger, disciple d’Abélard, le cite avec complaisance9. Fait plus intéressant pour nous : le De statu anima était bien connu à Clairvaux du vivant de saint Bernard. Une lettre de Nicolas, secrétaire du saint abbé, à Pierre de Celles son ami, est, sur ce point, significative. Les deux moines procédaient alors à un échange de considérations sur la misère de l’homme et sur la nature de l’âme (décidément la question « de physica anima » était à l’ordre du jour à Clairvaux). « J’ai pour moi, écrit Nicolas, une âme sainte, un esprit subtil qui surpasse effectivement tous les penseurs de son temps. D’un commun accord, scolastiques et gens d’Église en ont fait une des colonnes de l’autorité religieuse. J’ai nommé Claudien Mamert, nouvel Augustin pour nous. Peu s’en faut du moins, tant est pénétrant le génie et puissante l’œuvre de cet homme qui reçut dans sa jeunesse une éducation hors de pair et épuisa de quelque façon les littératures chrétienne, romaine et grecque »10: Pareillement accrédité dans l’entourage de saint Bernard, Claudien dut s’imposer très vite à Guillaume de Saint-Thierry11. On est en droit de supposer que le De statu anima fit en grande partie les frais des entretiens signalés plus haut, dans l’infirmerie de Clairvaux. Quoi qu’il en soit, les emprunts faits par Guillaume à ce traité sont aussi nombreux qu’intéressants. Il faut pourtant remarquer que notre auteur laisse de côté l’argumentation dialectique de Claudien et ne retient que les conclusions. La nature même de son travail, constructif et non apologétique, lui dictait cette manière de faire. Les libertés qu’il se permet vis-à-vis de son modèle n’en altèrent point la pensée. Si la lettre en sourire parfois, l’esprit est sauf en toute hypothèse.
Saint Grégoire de Nysse. — Né vers 331,à Césarée en Cappadoce, Grégoire de Nysse12 fit ses études de rhétorique et de sciences profanes avec Basile son frère, futur évêque de sa ville natale. Marié à Théosébie, diaconesse de l’Église cappadocienne, il exerça tout d’abord le métier de professeur. A la mort de son épouse et sous l’effet d’influences diverses, il abandonna le monde et se consacra tout entier à l’étude des sciences religieuses. Il scruta les Ecritures, apprit l’hébreu, s’assimila la doctrine et les théories du grand maître d’Alexandrie, Origène. Ordonné prêtre, il fut élu évêque de Nysse sur présentation de son frère Basile. Il eut beaucoup à souffrir de la part des Ariens, soutenus par l’empereur Valens. Il dut même quitter son Église un moment. Sa mort se place vers 394.
Grégoire de Nysse a laissé une œuvre théologique importante, ferme et bien organisée. Il s’y montre « préoccupé, plus que tout autre Père grec, d’appuyer les vérités de la foi sur ce qu’il appelle les « notions communes » qui sont des principes empruntés de préférence au néoplatonisme et au stoïcisme et dont il fait comme le cadre de sa philosophie religieuse »13. En quoi d’ailleurs il se montre un digne interprète et un parfait continuateur d’Origène. Ses connaissances sont étendues. Largement pourvu de toutes les ressources de la culture profane, il a le goût de la recherche scientifique. Il comprend qu’il est opportun de donner satisfaction aux besoins de l’intelligence aussi bien qu’à ceux du cœur. A travers tous ses écrits, la spéculation rationnelle vient constamment étayer la foi.
Entre ses différents ouvrages — travaux d’exégèse, de théologie (sous la double forme de la controverse et de l’exposé doctrinal), opuscules ascétiques et mystiques, homélies et panégyriques —, le traité De la formation de l’homme14 occupe une place à part, de premier plan si l’on veut. Il est vraiment à la base de tout son enseignement religieux et renferme une bonne partie de ses idées les plus originales et les plus fécondas. Le Discours catéchétique15 a peut-être plus d’ampleur; il joue dans l’histoire du dogme un rôle plus important sans doute; mais en raison même de cette ampleur et en dépit de son caractère très marqué d’originalité, il est moins représentatif de la méthode et de la pensée du disciple d’Origène.
Grégoire de Nysse se proposait, en s’attelant à ce travail, de compléter l’œuvre de son frère : dans ses Homélies sur l’Hexaméron16, saint Basile n’avait pas traité de la création de l’homme. Le traité de l’évêque de Nysse se présente comme la conclusion nécessaire de ces Homélies. En fait, c’est une anthropologie à la fois très personnelle et très classique. Les explications plus ou moins bizarres qu’elle renferme et que Grégoire lui-même confesse « être tirées d’un peu loin » n enlèvent rien à sa valeur objective. On peut affirmer sans crainte que toute la tradition grecque, relative à la nature de l’homme et à l’image de Dieu dans l’homme, se mire dans ce chef-d’œuvre de l’école cappadocienne.
Le De hominis opificio attira de bonne heure l’attention des occidentaux et fut traduit en latin, dès le début du VIe siècle, par Denys le Petit, sous le titre : De imagine, id est de hominis conditione17. Nous ne voyons pas cependant qu’il ait été mis à profit avant le milieu du IXe siècle.
Scot Erigène est sans doute le premier auteur latin qui fasse, de larges emprunts au traité de Grégoire de Nysse. Dans le De divisione natures18, il cite de nombreux extraits et des chapitres entiers du Sermo de imagine. Ce n’est pas, comme on pourrait croire, dans la version de Denys. Jean Scot a pris la peine de traduire en entier son modèle préféré. Un exemplaire autonome et complet de la traduction a été découvert, il y a une dizaine d’années, par le R. P. M. Cappuyns, O. S. B., moine de l’abbaye du Mont-César à Louvain, auteur d’une thèse remarquable sur J. S. Erigène19. Cet exemplaire unique « occupe les fos 88r-114r de Bamberg B IV 13, du IXe siècle, et débute par ces mots : Sermo gregorii episcopi nysæ de imagine in ea que relicta sunt in examero a beato basilio suo fratre20. » « Cette traduction, fait remarquer le R. P., ne fut pas, semble-t-il, comme ses devancières (celles de l’Aréopagite et de Maxime), destinée à la publicité. Aucune dédicace ni introduction ne l’accompagne; et Jean Scot l’entreprit sans doute pour son usage privé »21. Le fait est qu’on ruen trouve pas trace jusqu’à Guillaume de Saint-Thierry, car — découverte importante — c’est la version d’Erigène que notre auteur utilise dans sa Physica animæ. Cette version circulait sans doute dans les milieux intellectuels connus de Guillaume ou fréquentés par lui naguère. On songe naturellement au centre universitaire de Laon, où il aurait fait ses études et où Jean Scot avait enseigné la grammaire et l’exégèse. On doit d’ailleurs se borner à cette vague hypothèse. L’histoire ne nous dira jamais comment un moine du XIIe siècle fut amené à connaître et surtout à apprécier le travail de Grégoire de Nysse et la version rarissime du génial Irlandais22. S’il n’a pas eu d’antécèdent, ce moine ne semble pas non plus avoir eu d imitateurs. Le fait mérite d être noté.
Guillaume exploite le De hominis opificio à peu près de la même manière que le De statu anima. Evidemment, il ne tient pas compte du plan d’ensemble, laisse de côté une partie de l’argumentation et adapte les conclusions de Grégoire à son propre plan. Celui-ci est d’ailleurs conçu avec art et délicatesse. Entre les divers fragments, les jointures sont parfaites. Le lien logique, il est vrai, n apparaît pas toujours très net; parfois la pensée reste obscure, au moins à première lecture. Cela tient, pour une part, à la manière même de penser et d’écrire de Guillaume23; pour l’autre part, à ce que l’auteur a essayé, en plusieurs endroits, de condenser en quelques lignes plusieurs pages de son modèle. Dans ce cas, le retour à l’original peut dissiper toute équivoque.
La traduction d’Érigène, plus élégante que celle de Denys, est cependant LITTÉRALE comme cette dernière, à tel point qu’« elle peut être de quelque utilité pour l’établissement du texte grec du De imagine »24. Guillaume s’efforce d’atténuer ce libéralisme décevant. Il améliore le vocabulaire, élimine certains héllénismes un peu crus, donne aux périodes un tour plus classique. Sans être tout à fait limpide, son texte est moins tourmenté que celui du traducteur. Ajoutons que la terminologie si caractéristique d’Ërigène n’a pas peu contribué à fixer le vocabulaire technique de notre auteur. On retrouve dans la Lettre aux Frères du Mont-Dieu, pour ne citer que cet ouvrage, une série d’expressions de couleur tout érigénienne — suite normale du contact prolongé avec le traducteur de Grégoire de Nysse.
En guise de récapitulation, on trouvera ci-après le tableau détaillé des SOURCES de la Physica anima. Nous indiquons : 1° la référence à la colonne de Migne (Patrologie latine, t. 180) (ces références sont reproduites dans la traduction française du texte); 2° l’incipit et l’explicit des divers fragments dont se compose la compilation; 3° la source de ces fragments : nom de l’auteur, titre de l’ouvrage, référence à l’édition de Migne, Patrologie latine ou grecque. (Pour le De hominis opificio, noos indiquons en outre la référence au manuscrit de Bamberg où figure la traduction de Scot Erigène)25. Nous relevons par quelques points les passages qui n’ont pas livré leur secret. Ils sont du reste assez rares. Nous avons des raisons de croire qu’ils sont l’œuvre personnelle de Guillaume, d’autant plus qu’il s’agit surtout de transitions. Un seul de ces passages porte sur une colonne entière de Migne (717d à 719a). Guillaume y reprend et développe, à propos des puissances de l’âme, les théories des philosophes et des physiciens de l’antiquité — théories exploitées avant lui par des maîtres de la pensée chrétienne comme Tertullien, S. Maxime, Cassien, Alcuin, S. Isidore, Érigène, Rhaban Maur, etc.. Guillaume ne suit aucun de ces divers auteurs. Cette page serait donc de son cru. La conclusion, nous l’avons dit, est d’inspiration nettement origéniste (elle renferme d’ailleurs une citation du Commentaire sur Jérémie de cet auteur, Homélie XXI 10, PG, XIII, 540b).
PL, CLXXXIV, 305-306. On remarquera que la dédicace du traité porte Théophile à Jean, salut ! » et non point « Jean à Théophile », comme semblerait le demander le texte que nous citons. De même, le titre de l’ouvrage, tel que le donnent les manuscrits, De natura corporis et anima libri duo, sub nomine Theophili, id est Deum diligentis, descripti, laisse entendre que l’opuscule a été écrit sous le nom de Théophile et non pas, comme l’insinue la Préface de la Lettre d’Or, sous le nom de Jean. Doit-on supposer que Guillaume, lorsqu’il dictait cette Préface, avait oublié la teneur exacte de la dédicace d’un ouvrage composé vingt ans plus tôt? Doit-on plus simplement conclure à une erreur de scribe?… Un ouvrage de la même époque, dont nous allons parler tout de suite, le traité De medicina animæ, d’un auteur anonyme, débute ainsi : « Tu me pries, frère très cher, de vouloir bien te communiquer ce que j’ai commencé d’écrire à Jean, le médecin, sur le traitement de l’âme… » Il y a des chances, selon nous, pour que ce Jean (un disciple d’Hippocrate fameux au XIIe siècle ?) soit le même que celui de la dédicace du De natura corporis et animæ. ↩
Voir à ce sujet notre étude : Aux sources de la spiritualité de G. de S.-T., I. c, pp. 74-77. ↩
Le traité De medicina animæ (PL, CLXXVI, 1183-1202), parfois attribué à Hugues de Saint-Victor, présente de telles analogies avec la Physica corporis que, non seulement la communauté des sources saute aux yeux, mais que ce dernier travail pourrait passer, en quelques-unes de ses parties, pour un résumé pur et simple du premier. Le pseudo-Hugues traite de l’homme en tant que microcosme (cf. Guillaume, Physica corporis, 695-696), des quatre éléments du monde (Physica, 695a); des humeurs (ibid., 697-698); du phlegme, du sang, de la bile rouge et de la bile noire (ibid., 699-700); des vertus appétitives, rétentives, digestives et expulsives (ibid., 700-701). Le parallélisme est frappant. Mais, quel que soit le rapprochement qu’on puisse faire entre les deux ouvrages, un examen attentif ne permet pas de conclure à une filiation quelconque. Seule est certaine la communauté des sources. — A. Weber, dans son Histoire de la Philosophie européenne, Paris, 1925, p. 169, donne une rapide analyse du De medicina animæ, qu’il attribue sans broncher à Hugues de Saint-Victor, et y découvre « un sentiment de la réalité qui fait contraste avec les stériles discussions du spiritualisme bisubstantialiste ». L’auteur serait « le premier, depuis saint Augustin, à donner une attention sérieuse à la psychologie ». Enfin, certaines de ses théories « semblent préluder, à l’évolutionnisme et à la psychologie comparée ». Tout cela vaudrait pour Guillaume, mais pourquoi M. Weber ne veut-il voir dans les saines élaborations de nos auteurs préscolastiques qu’un pas vers la libre pensée?… ↩
La description de l’œil, en particulier (704c-705e), parait bien empruntée au De oculis de Constantin. Les œuvres de ce dernier, parues à Baie en 1536, sont malheureusement difficiles à trouver. ↩
Sur cet auteur, cf. R. Ceillier, Histoire générale des auteurs sacrés, t. X, Paris, 1869, pp. 346-356; et E. Amann, Dictionnaire de Théologie catholique, t. IXb, col. 1809-1811. ↩
Mamerti Claudiani, presbyteri Viennensi, De statu animée libri tres, PL, LIII, 697-780. Le texte critique de cet ouvrage figure au XIe voulue du Corpus de Vienne. ↩
Il s’agit de la Lettre III de cet auteur, PL, LVIII, 837-845. ↩
Voir par exemple, Sidoine Apollinaire, Lettres, IV, 11 (PL, LVIII, 515-517. ↩
Apologie pour Abélard, PL, CLXXVIII, 1869a. ↩
« Habeo mecum plenam subtilitatis et sanctitatis animam, et qua; fronte, non nomine solo, prarninet, quam in auctoritatis arcem, tam scholastieorum quam ecclesiasticorum chorus evexit. Claudianus hic est, qui totani Christianam, Romanam, Atticam bibliotecam in viridi œvo secretissimis institutionibus ebibens, et in genii acumine et operis mole pêne nobis alterum reddidit Augustinum. » Nicolas à Pierre de Celles, dans Correspondance de Pierre de Celles, I, 65 (PL, CCH, 499c-500a). ↩
On peut très bien supposer, c’est clair, que c’est Guillaume qui introduisit Claudien Mamert à Clairvaux. L’argument que nous tirons de la lettre de Nicolas n’est pas péremptoire, car ce moine ne fait son entrée dans l’histoire qu’assez tard, sur la fin de la vie de saint Bernard. Nous donnons notre hypothèse pour ce qu’elle vaut. ↩
Sur saint Grégoire de Nysse, voir R. Ceillier, op. cit., t. VI, 119-260 et l’Introduction au Discours caléchitique de L. Méridier, l. c. infra, pp. V-LV. ↩
J. Gross, La divinisation du chrétien d’après les Pères grecs, Paris, 1938, p. 219. ↩
De hominis opificio, PG, XLIV, 125-256. ↩
Oratio catechetica, PG, XLV, 9-105. Texte et traduction française par L. Méridier, Paris, 1908. ↩
S. Basile, Homiliæ in Hexameron, PG, XXIX, 3-208 (Ne pas confondre avec l’Explicatio apologetica in Hexameron de Grégoire de Nysse, PG, XLIV, 61-124). ↩
S. Gregorii episcopi, ad fratem suum Petrum presbyterum, De imagine, id est de hominis conditione, quæ fratre eorum sancto Basilio episcopo in Hexameron sunt omissa, PL, LXVII, 347-408. ↩
PL, GXXII, 441-1022. ↩
D. M. Cappuyns, J. S. Erigène, sa vie, son œuvre, sa pensée, Louvain, 1933. ↩
D. M. Cappuyns, op. cit., pp. 173-174. ↩
Ibid., pp. 175-170. ↩
Il y avait à Clairvaux, semble-t-il, du temps de Guillaume, un exemplaire du fameux Sermo de imagine (actuellement Troges 483, XIIe s.), mais c’était la version courante, la traduction de Denys le Petit.
Quelques détails du texte de notre auteur paraissent prouver qu’il n’a pas ignoré cette traduction. Nous ignorons en revanche si l’exemplaire de Clairvaux fut pour quelque chose dans son initiative. ↩
Voir ci-après § III, pp. 75-79. ↩
D. M. Cappuyns, citant Dràseke, op. cit., p. 176, note 1. ↩
La nomenclature des chapitres ne concorde pas toujours avec celle de Migne. ↩