L’histoire même du terme esprit (pneuma et nous) peut nous aider à éclaircir la nature de l’esprit. Cette histoire est complexe. La spiritualisation du concept « esprit » s’est faite très lentement. Esprit est un terme fondamental de l’Écriture Sainte. Primitivement, esprit (en grec pneuma, rouakh en hébreu) avait un sens physique et signifiait le vent, le souffle. Le pneuma est l’éthéré. Rouakh signifie également quelque chose de léger, d’impondérable, d’insaisissable. Il s’applique aussi au souffle divin, au don de la vie reçu de Dieu. La vie dépend de Dieu, l’homme ne possède pas la vie par lui-même. Rouakh retourne à Dieu, l’âme descend dans la tombe. La pensée hébraïque primitive ne connaissait pas l’opposition entre la matière et l’esprit telle qu’on la trouve chez Platon et chez Descartes. L’être vivant est un corps qui renferme le souffle de vie. Ce souffle provient de Dieu et retourne à Dieu. Dans la Bible, comme chez les Grecs, l’esprit n’est pas inhérent à l’homme mais lui vient de l’au-delà. Rouakh est dynamique. Il faut cependant distinguer l’inspiration des prophètes de l’esprit qui vivifie le corps. L’Esprit de Jahwé, l’Esprit divin est la force divine. L’esprit ne s’est substantifié et personnifié que sous des influences perses et helléniques. C’est ainsi qu’on aboutit à la personnification de la Sagesse (khokhma). Selon la conception perse, tout provient d’une force supérieure qui donne l’esprit. Esprit signifie souffle, air, et il signifie aussi la respiration d’un être vivant, de l’homme, des dieux. Les Grecs ont deux mots pour esprit : pneuma et nous. Le premier sens de pneuma tout comme celui de rouakh est le souffle, la respiration. Pneuma est lié au feu. Surtout chez les Perses il s’agit d’un élément semblable au soleil et au feu, mais aussi à l’air et à l’eau.
Les Anciens imaginent donc l’esprit comme une matière extraordinairement subtile, et ce n’est que plus tard qu’on en vint à concevoir l’esprit comme une substance immatérielle. Pneuma, qui signifie esprit et Saint-Esprit dans l’Évangile, a un sens matériel et physique chez Aristote et chez les Stoïciens; Plotin lui conservera encore ce sens et désignera l’esprit par le mot nous. Le mot pneuma est surtout employé dans le langage poétique et populaire, dans le langage philosophique on se sert de préférence du mot nous. Anaxagore appelait nous l’esprit raisonnable, le principe fondamental de l’être. Pneuma atteint la plus haute spiritualité chez Philon. Celui-ci est un des premiers à définir l’esprit. L’esprit pour lui est sage, divin, indivise, il sent tout. L’esprit est un élément cosmique — ici se fait sentir l’influence de la conception de l’esprit comme air —, et l’esprit est aussi la connaissance, la sagesse, l’idée — héritage de la philosophie grecque. Chez Philon l’esprit, séparé de Dieu, prend le caractère d’un principe indépendant, donneur de vie. La spiritualisation de l’esprit est liée au passage de la conception objective à la conception subjective de l’esprit. La conception objective est naturaliste, tandis que la conception subjective signifie la spiritualisation, la libération du naturalisme et du matérialisme. Chez Philon, l’homme est créé par l’esprit divin à l’image de Dieu. L’esprit humain est divin. Ce n’est pas l’homme qui est divin, mais l’esprit qui se trouve dans l’homme. Philon identifie Logos, Sophia et Pneuma. L’esprit divin est Logos. Philon s’oppose donc à la conception matérialiste de l’esprit chez les stoïciens. Il fait prévaloir pneuma sur nous, le premier ayant un caractère religieux, le second un caractère philosophique.
Au total, la doctrine philonienne de l’esprit en tant que force divine est d’origine grecque beaucoup plus qu’hébraïque. Pneuma et, Logos sont presque synonymes. Le pneuma n’est pas créé, mais inspiré par Dieu à l’homme. Comme la raison, il est une grâce accordée par Dieu. Il est la source de la vertu suprême. Mais Philon s’écarte de la philosophie grecque lorsqu’il parle de l’esprit comme d’un don divin. Néanmoins la philosophie enseigne à son apogée que Dieu est esprit, et elle dépasse ainsi la conception judaïque du Pneuma qui est encore empreinte de naturalisme. Suivant qu’on considère l’esprit d’un point de vue religieux ou d’un point de vue philosophique, on aboutit à des définitions divergentes : la philosophie comprend surtout l’esprit comme raison, comme intelligence; les mouvements religieux le considèrent comme la force d’une vie supérieure qui est insufflée à l’homme par Dieu — c’est là une conception plus intégrale. Quant à l’imagination religieuse populaire, elle reste tout imprégnée de naturalisme. Le pneuma psychique provient de la conception initiale, hylozoïste de la matière : le pneuma est identifié avec l’air, le feu et le corps, mais il s’agit néanmoins là encore d’une conception intégrale de la vie. La conception philosophique de l’esprit dépasse le naturalisme, les considérations physiques et vitalistes. Mais elle manque d’intégrité vitale, elle fait prédominer la raison sur l’unité de la vie. Il existe dans la philosophie grecque un autre mot pour désigner l’esprit •— le mot nous. Philon, qui a tendance à confondre et à identifier les termes, ne fait pas de distinction entre pneuma et nous. Mais il n’en est pas de même dans la pensée grecque.
Nous venons de voir que les philosophes grecs ont toujours préféré pour désigner l’esprit le mot nous au mot pneuma. L’élément intellectuel était donc reconnu comme l’élément dominant de l’esprit. Le principe intellectuel domine le monde sensible, il est spirituel et divin. Dans la traduction française de Plotin le mot nous a été rendu par intelligence. La scolastique a hérité cette conception de l’esprit. Nous sommes très loin ici de la conception antique de pneuma — souffle ou respiration. La conception naturaliste de l’esprit se trouve dépassée, mais on confère à ce dernier l’objectivité de la raison. Pour Platon et Aristole l’esprit est la plus grande force de l’âme, mais cette force est avant tout pensée. Chez Plotin, qui désigne toujours l’esprit par le mot nous, l’esprit-intellect est une émanation de l’Un divin. Chez les scolastiques, et plus particulièrement chez saint Thomas d’Aquin, l’esprit est avant tout une force intellectuelle qui seule permet à l’homme d’entrer en contact avec l’être. Mais ce n’est pas encore la ratio de la philosophie rationaliste moderne. Platon ne considérait pas encore le monde immatériel comme monde spirituel. Le monde spirituel est le monde des idées atteint par les concepts, c’est un monde qui demeure. Le nous est une notion platonicienne, il est lié au dualisme, à l’idéalisme; le pneuma est une notion stoïcienne, il est lié au monisme, au matérialisme hylozoïste. Le pneuma est une force vitale; le nous est la raison, un principe éthique. La partie divine de l’homme est nous. Platon fait ressortir la partie spirituelle de l’âme. Le pneuma est lié à la croyance populaire selon laquelle l’âme humaine est obsédée par les démons et par les dieux qui insufflent à l’homme leur puissance. La doctrine platonicienne, par contre, fait accéder le principe spirituel contenu dans l’homme aux sphères les plus élevées — au monde des idées, aux universaux du monde intelligible. Il s’agit donc surtout d’un principe intellectuel. La philosophie grecque assujettit l’homme à la raison, à l’intelligence pour le libérer de sa dépendance à l’égard des esprits bons et mauvais. La philosophie grecque de la dernière période interprète l’esprit comme sagesse. Pour les stoïciens le pneuma, qu’ils identifient avec le logos, est un principe universel et raisonnable, tout en restant physique. Aussi bien la matière (hylè) que l’esprit sont des corps (sôma). La vie spirituelle est conforme au logos universel immanent au monde. Plutarque considère l’esprit humain (nous) comme un principe divin, une émanation de Dieu; quant à l’âme humaine, elle fait partie de l’âme universelle. En voulant dépasser le dualisme platonicien qui élève une partie de l’âme humaine jusqu’au monde des idées, on est amené à reconnaître un esprit cosmique, un logos cosmique. C’est une nouvelle manière de revenir au naturalisme. Platon affirme la spiritualité de la raison, sa dépendance à l’égard du monde des idées. Chez les Stoïciens et les derniers Néoplatoniciens l’esprit acquiert de nouveau un caractère hylozoïste. Ainsi, par exemple, la doctrine stoïcienne sur les logoi spermatikoi.
Les concepts de nous et de pneuma se confondent souvent. Ainsi que nous l’avons dit plus haut, le pneuma est pour Platon et Aristote un principe inférieur, étranger à l’esprit. Les Néoplatoniciens considèrent de nouveau le pneuma comme matériel, contrairement à Philon qui le considérait comme spirituel. Par contre, on n’observe aucune de ces hésitations dans l’interprétation du nous, auquel on n’a jamais attribué un caractère matériel. L’école philosophique d’Alexandrie distinguait le logos universel de la raison humaine et de la nature extérieure. Mais tous les courants de la philosophie grecque se fondent dans le génial système de Plotin. Celui-ci n’appartient plus uniquement à la philosophie grecque classique, mais à une Grèce chevauchant deux mondes, à une époque de ferventes recherches spirituelles. Le nous — l’intelligence que Plotin situait entre l’Un et le multiple — conserve chez lui toute sa pureté. Le mal dans l’homme provient uniquement de la chute de cette partie pure de la nature humaine qui relie l’homme à l’Un, dans la matière, dans la multiplicité cosmique. Pour atteindre à la spiritualité, il faut surmonter cette promiscuité, rendre à sa pureté primitive la partie supérieure de l’homme. Mais dans sa conception de l’esprit Plotin suit l’intellectualisme grec. Aucune trace chez lui de la magie qui a déferlé sur les autres néoplatoniciens (Jamblique, Proclus et d’autres). La vie spirituelle du Grec était basée sur l’harmonie avec le cosmos. La vie spirituelle de l’homme médiéval sera basée sur l’harmonie avec Dieu. Mais l’entente harmonieuse entre le néoplatonicien et le cosmos n’est déjà plus entière. C’est ainsi que l’esprit pénètre dans le monde fermé de la vie cosmique. Le syncrétisme des gnostiques les amène à confondre des mondes et des mythes divers. Pour eux le pneuma est spirituel et matériel, les forces cosmiques règnent sur l’esprit de l’homme qui ne sera libéré que par le christianisme. L’esprit est une matière- subtile. Et cependant les gnostiques sont spiritualistes à l’excès.
Dans la philosophie religieuse hindoue, essentiellement spirituelle et acosmique, le Manos est esprit et pensée. Atman représente la profondeur spirituelle de l’homme qui s’identifie avec Brahman. La pensée hindoue est en deçà des catégories occidentales de l’être et du non-être, c’est là son originalité et sa grandeur. L’être découle du non-être. Les Hindous conçoivent la création du monde comme un sacrifice divin. Le monde est une transformation de la cause première. La pensée hindoue est plus spirituelle que la pensée grecque, l’esprit y est spiritualisé. La philosophie de Plotin s’apparente à cette pensée qui est un monisme spirituel. Le « je » se perd dans 1′ « atman », dans le « soi » absolu. L’esprit individuel n’existe pas dans la spiritualité hindoue, la personne est générale, non individuelle. C’est le christianisme qui rénovera d’une façon substantielle le concept d’esprit.
La conception de l’esprit que nous découvrons dans l’Évangile prolonge celle de la Bible, mais elle nous présente une spiritualisation inconnue jusqu’alors, qui manifeste l’avènement de la nouvelle Révélation. Dans l’Évangile tout vient de l’esprit et tout se fait par l’esprit. Il ne s’agit pas du nous philosophique, mais du pneuma de la Révélation religieuse. Dans le Nouveau Testament, le pneuma n’est pas la conscience ou la pensée de l’homme, mais un état spirituel produit par l’inspiration divine. L’Esprit est le Saint-Esprit qui joue par rapport à l’âme le même rôle que le sang par rapport au corps. L’Esprit est toujours un défenseur, une aide, un consolateur, un inspirateur. Soulignons que seul le péché contre l’Esprit est impardonnable, alors que le péché contre le Fils, contre le Christ peut être pardonné. Cette opposition définit la position centrale que l’Esprit occupe dans l’Évangile. Celui-ci est plein de la promesse que l’Esprit nous sera donné. L’Esprit fait tout et non l’homme, c’est-à-dire que l’homme fait tout par l’Esprit, recevant tout l’Esprit. Le règne de Dieu advient dans l’Esprit et dans la Force. Toute affection forte, tout événement extraordinaire est expliqué par l’infusion de l’Esprit. L’inspiration divine détruit pour ainsi dire le « moi » humain. L’Esprit est toujours identifié à la force. Force que ne possède pas le nous des philosophes. Dans l’Église apostolique, l’Esprit est un fait central de la vie religieuse et non seulement un dogme ou un enseignement. C’est à l’Esprit que se lie la charismatique du christianisme primitif, une charismatique réelle et non symbolique. Il est indispensable de distinguer les esprits, mais cette distinction s’opère par l’Esprit. L’opposition de 1′ « esprit » et de la « chair » est un des principes fondamentaux de saint Paul. Il ne s’agit aucunement de la distinction des philosophes entre le spirituel et le matériel, mais d’une opposition purement religieuse. Selon saint Paul, l’Esprit n’existe pas séparément du Père et du Christ : c’est grâce à l’Esprit que l’homme est chrétien. Suivant la conception évangélique de l’Esprit, Tarieev estime que l’esprit est non pas la deuxième ou la troisième partie entrant dans la constitution de la nature humaine, mais le principe divin dans l’homme. Pour saint Paul, la « chair » ne signifie pas le corps, elle ne désigne pas une réalité physiologique d’ordre naturel; elle est une catégorie religieuse du péché, définition qu’on ne saurait donner du corps. La lutte de l’esprit contre la chair est une lutte contre le péché. La chair signifie ici tout autre chose que la matière dans la philosophie grecque ou chez Plotin. Le mal ne signifie pas la chute de l’élément pur de l’homme et son mélange avec une matière inférieure. Avant l’avènement de Jésus, l’Esprit avait pour mission de préparer la naissance de la foi. Mais selon la conception de l’Église l’Esprit-Paraclet ne peut être acquis que par les membres croyants de l’Église. Les paroles de Jésus-Christ s’adressent au monde entier, à toute l’humanité. Le Paraclet ne touche que les élus. Le retour du Christ est attendu comme un don du Saint-Esprit. Le Christ monte au ciel, quitte le monde, mais le Saint-Esprit-Paraclet demeure ici-bas. Chez saint Jean, l’Esprit console, soutient en l’absence du Christ.
Un problème complexe se présente à nous : l’Esprit était-il conçu originellement comme personne, s’est-il produit une personnalisation de l’Esprit? Chez saint Jean l’Esprit est plus personnel que chez saint Paul. Le problème de l’Esprit devient uniquement celui du Saint-Esprit. Mais la doctrine du Saint-Esprit reste la partie la moins développée et la moins travaillée- de la théologie chrétienne. Pendant longtemps on a compris le Saint-Esprit d’une façon subordonnée. Le Saint-Esprit est divin, mais on hésite à le considérer comme Dieu, comme une Personne de la Sainte Trinité égale au Père et au Fils. Cette hésitation n’est pas fortuite. Le Saint-Esprit est plus proche de l’homme, plus immanent à l’homme. Le spirituel, ce qui provient de l’Esprit, devient une réalité positive de notre vie intérieure, une partie de nous-même — le divin passe dans l’homme par l’intermédiaire de l’Esprit. Et c’est précisément pour cela que la science rationnelle et objectivée reste impuissante à concevoir l’esprit. Nous y reviendrons plus tard. La doctrine théologique du Saint-Esprit aboutit à des contradictions insolubles. On ne trouve guère d’éclaircissements dans la patristique sur la pneumatologie. Le Saint-Esprit agit, mais sa nature reste mystérieuse. Les Pères de l’Église, fortement influencés par le néoplatonisme, s’efforcent d’édifier une doctrine de l’Esprit qui corresponde à des enseignements philosophiques et s’écartent, par suite, beaucoup de la conception initiale des Évangiles. Selon saint Grégoire de Nysse, un des Pères les plus remarquables, l’esprit est la partie intelligible de l’homme, distincte de l’âme sensitive et du corps physique. Le pneuma se transforme de nouveau en nous. Tout est dirigé par la raison et la sagesse au sens grec de ces mots. C’est chez saint Augustin que, peut-être pour la première fois, l’âme devient une substance spirituelle. Pour Tertullien l’esprit est encore matière. Selon saint Irénée, l’esprit s’éloigne de l’homme tombé dans le péché, conception qui se rapproche davantage du sens primitif évangélique et apostolique. Les Scolastiques essayent de combiner dans leur philosophie l’héritage de la philosophie grecque avec la doctrine théologique inspirée par la Révélation chrétienne. Mais on ne trouve pas chez eux une doctrine claire et approfondie sur le Saint-Esprit. Dans la littérature des Pères de l’Église, la conception de la spiritualité diffère de celle de la philosophie grecque et préchrétienne, l’accent étant mis non sur la raison, mais sur le cœur. Dans sa théologie dialectique, Karl Barth considère que l’Esprit se manifeste, se présente et se réalise d’une façon paradoxale et dialectique, mais qu’il est incommensurable avec l’homme. La conception chrétienne de l’Esprit est non seulement intellectuelle comme celle de l’antiquité, elle est aussi éthique. Mais l’Esprit et la spiritualité restent avant tout l’apanage de la mystique et se découvrent dans les livres mystiques.
La différence entre la conception biblique, évangélique, apostolique de l’Esprit et celle de la philosophie grecque est claire. Dans la première l’Esprit apparaît comme une force bienveillante passant du monde divin dans notre monde; dans la seconde l’esprit est le fondement idéal du monde, la raison s’élevant au-dessus du monde sensible. Dans un cas comme dans l’autre, le pneuma est spiritualisé et dépasse le sens physique qu’il avait hérité de la magie primitive. La pensée philosophique européenne sera plus proche de la philosophie grecque que de la conception biblique. Comme on l’a dit déjà, la pensée philosophique se sent plus à l’aise avec le nous qu’avec le pneuma. Mais le christianisme modifie pourtant de façon importante l’intellectualisme grec. Dans la philosophie allemande l’Esprit acquiert des traits nouveaux sous l’influence de la mystique allemande qui joua un rôle très important dans l’histoire de l’esprit. Il est, du reste, surprenant de voir que le concept d’esprit occupe peu de place dans la philosophie européenne, et qu’elle essaye rarement d’en définir le sens. L’esprit tient une place importante dans la philosophie de Hegel, qui veut être avant tout une philosophie de l’esprit. L’intellectualisme, le logos grecs se trouvent fortement transformés chez Hegel, — car le caractère principal de l’esprit devient pour lui la liberté, notion étrangère à la pensée grecque. Mais la conception hégélienne de la liberté est très particulière. Pour les philosophes, la spiritualisation du pneuma, sa prédominance sur la vie cosmique se conçoivent surtout comme une objectivation intellectuelle. On comprend l’esprit comme être objectif, comme pensée et comme légalité universelles. Cette conception eut une influence prédominante sur la théologie. Elle fut partiellement dépassée par les philosophes allemands, en même temps que le réalisme naïf et l’objectivisme.
Mais la Révélation chrétienne est également loin du réalisme naïf et de l’universalisme logique de la pensée philosophique. L’Esprit de l’Ecriture Sainte n’est ni objectif et universel, ni subjectif. La conception objectivée de l’esprit domine la philosophie. La philosophie des temps modernes s’est développée sous le signe du rationalisme. Elle ne connaît plus l’intellect de Plotin et de saint Thomas d’Aquin, elle ne reconnaît que la raison raisonnante. Wolf, le représentant de l’Aufklârung allemande, définit l’esprit comme une substance pourvue de raison et de libre arbitre. C’est là une définition scolaire de type rationaliste. Lorsque Kant parle de l’esprit, il le fait aussi dans un sens rationaliste, mais on ne trouve pas dans son œuvre une véritable philosophie de l’esprit, bien que sa doctrine sur l’ordre de la liberté en tant que distinct de l’ordre de la nature déterminée se réfère implicitement à l’esprit. Après Kant, les philosophes allemands considèrent la liberté comme un des principaux caractères de l’esprit. Chez Herder, l’esprit devient le porteur concret des formes originelles, culturelles et psychiques. Herder, le premier, parle de l’esprit de la langue, de l’esprit national, etc. Il recherche les sources de l’esprit dans l’histoire. L’esprit divin devient immanent à l’homme naturel. Les Romantiques reviennent à la conception cosmique et naturaliste de l’esprit et considèrent l’esprit comme un fluide vivifiant. Pour Fichte, l’esprit est la tendance vers le supranaturel. Il est vrai que Fichte, dans sa première période, ne parle presque pas de l’esprit, il n’y revient que vers la fin de sa vie. Schelling rattache l’esprit à sa doctrine de l’identité. L’esprit correspond à la nature dans son premier état d’immaturité; la nature est l’esprit dans sa pleine maturité. Mais dans sa Philosophie der Mythologie, il donne une autre définition de l’esprit : l’esprit est ce qui se possède soi-même, ce qui réside en soi-même, ce qui reste puissance dans l’acte et force dans l’être. Schleiermacher use du mot esprit dans un sens panthéiste. L’esprit est pouf lui l’union de la nature divine avec la nature humaine. Il parle aussi de l’esprit de la communauté. Mais c’est l’œuvre de Hegel qui présente le plus d’intérêt, car il fut le premier à vouloir créer une philosophie de l’esprit.
La partie la plus remarquable dans la doctrine hégélienne de l’esprit, c’est la négation entre l’homme et Dieu, entre l’esprit et l’Esprit, d’une séparation produite par l’objectivité. L’esprit est un être en soi et pour soi, ce qui signifie que l’esprit n’est pas objet pour un sujet. Un élément d’intellectualisme hellénique colore la conception de Hegel dans la mesure où il considère l’esprit comme logos. Mais le signe essentiel de l’esprit reste la liberté, concept d’origine chrétienne et non grecque. Pour soi et en soi l’être est liberté. Hegel est moniste; on ne trouve chez lui aucune distinction entre la raison et l’esprit humains et divins, mais une seule raison et un esprit unique qui font que l’homme est homme. La raison est le lieu de l’esprit où se révèle Dieu. La connaissance la plus élevée de l’esprit est en même temps la connaissance de soi. Ich bin der Kämpfender und der Kampf (je suis le lutteur et la lutte), dit Hegel. La religion est la connaissance que prend de soi l’esprit divin par l’intermédiaire d’un esprit concret, c’est-à-dire par l’homme. Hegel prétend que la connaissance de l’esprit est la plus concrète. Les serviteurs de la philosophie sont comme des prêtres de la religion hégélienne. L’esprit ne se révèle qu’à l’esprit, Dieu ne parle que par l’esprit. La religion est rapport d’esprit à esprit. La religion, la philosophie ne sont possibles que parce que l’homme est esprit. L’esprit est une idée qui a atteint à l’être pour soi. Voilà pourquoi la liberté est l’essence de l’esprit. Mais l’esprit dans l’homme appartient au général, non au particulier. Ce dernier concept de Hegel est étranger au christianisme, c’est un héritage du platonisme et de l’intellectualisme grec. Hegel est un universaliste. II. ignore les mystères de la personne et les rapports d’esprit personnel à esprit personnel. Dans ses rapports avec lui-même, l’esprit est subjectif. Considéré en tant que monde réel, où la liberté est nécessité, l’esprit est objectif. L’esprit est âme, l’esprit est conscience, l’esprit est sujet. L’âme est un concept qui n’existe que grâce à l’esprit. L’esprit est la vérité de la matière. Le je est le rapport de l’esprit avec lui-même, avec le subjectif. La vérité, comme la raison, est l’identité entre la subjectivité d’un concept et son objectivité, son universalité. L’esprit est la conscience de soi comme universalité illimitée. Le sentiment est particulier, seule la pensée est universelle. L’esprit est l’unité de l’objectif et du subjectif. La force morale est la perfection de l’esprit absolu. Seul l’esprit peut dépasser la relation « maître-esclave ». La philosophie de Hegel veut être une découverte ésotérique de Dieu. Fichte caractérisait essentiellement l’esprit par l’activité créatrice de l’homme; Hegel le caractérise par la liberté. Mais chez Fichte ce je actif n’est pas individuel, c’est un subjectivisme pur. Aucun des deux philosophes ne considère l’esprit personnel, mais l’universalité d’un esprit subjectif. La nature chez Fichte apparaît comme une liberté morte, un pur passé. Fichte eut cependant le mérite de concevoir l’esprit comme activité créatrice, en quoi il approcha mieux de la vérité que Hegel. Mais Hegel fut le premier à tenter de construire une philosophie intégrale de l’esprit. Cette philosophie synthétise l’universalisme intellectualiste des Grecs avec la conception de l’esprit comme liberté, comme dynamisme, qui est un apport chrétien à l’histoire de l’esprit. Mais si la philosophie de l’esprit a échoué, c’est faute pour Hegel d’avoir compris l’être intime de la personnalité, la spiritualité personnelle, les rapports personnels entre l’homme et Dieu. Hegel ne sut pas construire une philosophie concrète de l’esprit, ni dépasser le plan d’une universalité abstraite. Il dépasse assurément l’objectivisme pré-kantien, mais, en raison de ses principes, l’esprit objectif auquel il crut atteindre n’est, pas un véritable esprit. Ajoutons que la conception hégélienne de l’esprit est empreinte d’évolutionnisme, c’est-à-dire de déterminisme, ce qui est incompatible avec la conception de l’esprit en tant que liberté. La philosophie hégélienne de l’esprit est une transcription philosophique de la mystique allemande, sécularisée et adaptée à la conscience du XIXe siècle, et elle reflète la tendance monophysite de cette mystique. Mais c’est bien de la mystique allemande que procède cette Innerlichkeit, cette spiritualité originale qui s’est reflétée dans la philosophie allemande.
Depuis Hegel, c’est chez Nicolas Hartmann, dans son livre Das Problem des geistigen Seins (Le problème de l’être spirituel), qu’on trouve la tentative la plus intéressante pour construire une philosophie systématique de l’esprit. Dans son Esprit acte pur, Gentile, qui est le disciple de Fichte et de Hegel, s’attache moins à étudier le problème de l’esprit qu’à fonder un système philosophique sur le principe de l’activité spirituelle. Le mérite incontestable de Gentile est d’avoir tiré au clair la différence entre l’esprit et la nature et d’être arrivé à une conception active et dynamique de l’esprit. Il ne dépasse pourtant pas les limites de l’idéalisme allemand. N. Hartmann étudie le problème de l’esprit avec plus de subtilité. Le principal reproche qu’on puisse lui faire est d’avoir presque totalement ignoré l’expérience religieuse et mystique et d’avoir fort peu puisé à cette source. N. Hartmann, tout comme Hegel, voit dans l’esprit l’être pour soi. Il distingue esprit et conscience. L’esprit, pour lui, n’est pas caractérisé par la conscience. L’esprit unit, la conscience isole. Selon Hartmann la conscience ne peut être transmise. Comme Max Scheler, il réfute énergiquement la conception vitaliste de l’esprit. L’esprit n’est pas un épiphénomène de la vie. Les catégories inférieures liées à l’être spirituel sont les plus faibles. Mais l’impuissance des catégories supérieures fait la force de l’homme, fait sa liberté. Le règne de l’esprit est le règne du conflit, lequel suppose la liberté. L’esprit possède une puissance de signification. Il est expansif. La relation entre l’esprit général et l’esprit individuel ne se réduit pas au rapport du substantiel et de l’accidentel. L’esprit pénètre dans l’espace par le corps. Mais la vie de l’esprit échappe mieux que celle du corps à la nécessité d’une forme définie. Par son acte, la personne se transcende elle-même. L’esprit serait pour ainsi dire un dépassement intérieur et spontané de l’être. Mais l’idée centrale de N. Hartmann laisse sa philosophie de l’esprit suspendue dans le vide. L’esprit est ontiquement le dernier conditionné; au lieu de se fonder sur l’être spirituel, il se pose de lui-même comme réalité suprême. L’esprit est ainsi la plus haute valeur, mais il reste conditionné en fait par l’être matériel. Chez Hartmann, l’esprit n’est pas lié à Dieu. Sa philosophie est une philosophie de l’esprit, mais une philosophie athée de l’esprit. La philosophie se transforme ainsi en une philosophie des valeurs idéales, sans existentialité. L’esprit n’a pas d’existence propre. L’apport le plus intéressant de Hartmann est sans doute cette idée de l’objectivation de l’esprit, dont nous parlerons plus loin. Selon N. Hartmann, l’esprit objectif n’a pas de conscience, n’est pas une personne. Les collectivités (par exemple la nation) sont des réalités, mais non des personnes; ce ne sont pas des sujets, et elles n’ont pas de conscience. Il manque à l’esprit objectif l’être pour soi. Il faudrait en conclure que l’esprit objectif n’existe pas, et qu’il n’existe qu’une objectivation de l’esprit.
N. Hartmann a choisi l’esprit comme sujet de recherches philosophiques, mais sa philosophie n’est pas existentielle. Les autres philosophes parlent peu de l’esprit. Lotze est à l’origine de cette conception de l’esprit liée à celle de la valeur qu’on trouve chez Windelband, Dilthey et Eucken. Les valeurs spirituelles se découvrent dans l’être historique. Bergson considère la mémoire pure comme esprit. Mais la philosophie de Bergson est vitaliste et l’esprit, par conséquent, ne peut y être indépendant. Chez Max Scheler l’esprit se distingue nettement de la vie, mais il est absolument passif. Les conceptions de l’esprit de Cohen et de Brunschvicg sont purement rationalistes. La pensée pure est pour eux la source de l’esprit. Brunschvicg identifie les mathématiques et l’esprit. Pour Jaspers l’esprit est, somme toute, le but de l’effort de l’homme vers la transcendance. Dans son effort permanent, la conscience humaine se heurte sans cesse à des limites et dépasse toujours ces limites. Jaspers considère la métaphysique comme un symbole. C’est symboliquement que l’existence perçoit les profondeurs de l’être. La conscience devient voyante grâce aux symboles. L’homme n’existe pleinement que par la transcendance. Il s’agit d’une philosophie symbolique de l’esprit. Jaspers remplace l’être de l’ontologie par des chiffres et des symboles. La philosophie existentielle de Jaspers s’efforce ainsi de vaincre l’ontologie basée sur l’objectivation des concepts, des produits de pensée. Notons encore que le matérialisme dialectique revient à la conception matérielle et physique du pneuma telle qu’elle existait avant Philon. Il ne s’agit pas ici d’une négation absolue de l’esprit qui est chose impossible, mais d’une conception de celui-ci comme énergie physique, ce qui marque un retour à la façon de penser de l’hylozoïsme primitif.
On a donc assisté, au cours des âges, à une progressive spiritualisation de l’esprit par le double effort des penseurs religieux et des philosophes. Mais ce processus de spiritualisation de l’esprit n’est pas terminé. Il nous manque encore le souffle de l’esprit qui viendra éclairer notre conception de l’esprit. Toute l’expérience humaine, toute la vie supérieure de l’homme témoignent de la réalité de l’esprit. Il faut être aveugle et sourd pour nier cette réalité, ou incapable de distinguer les qualités de l’être, ou encore incapable de décrire ce que l’on a pu distinguer. La réalité de l’esprit est différente de celle du monde des objets naturels. Elle ne saurait être prouvée, mais elle peut être montrée par ceux qui sont sensibles aux différences qualitatives. La réalité de l’esprit échappe à la pensée catégoriale qui a marqué 1′ .« être » de son empreinte. Il serait faux d’appliquer à l’esprit la catégorie de l’être. L’esprit est liberté, l’esprit est acte créateur. L’esprit l’emporte sur l’être, car la primauté appartient à la liberté. Toute conception du monde orientée vers l’ontologie reste statique; orientée vers la pneuma-tologie, elle devient dynamique. La philosophie existentielle n’est pas une philosophie ontologique au sens traditionnel de ce mot.