Angelus Silesius [LKCE]

Chrétiens sans Église : la conscience religieuse et le lien confessionnel au XVIIe siècle. Paris: Gallimard, 1969.

Resumo das páginas 582-599, sobre Angelus Silesius

  • Fontes doutrinais de Angelus Silesius: Mestre Eckhart e Bernardo de Clairvaux
  • Inspirações: Johannes Tauler, Jan van Ruysbroeck, Harphius, Louis de Blois, Jacob Boehme, Valentin Weigel
  • Ser e Tempo:
    • cliché non stans – nunc currens:
      • não se satisfaz com a crença na existência extra-temporal da deidade, nem na crença na duração infinita da alma individual, mas que experimenta uma nostalgia da interminabilis viate total simul et perfecta possessio, a ser concedida a toda criatura.
    • superar não a finitude da existência humana, mas sua natureza temporal; toda filosofia de Silesius está nesta esperança.
      • cada coisa tem uma existência dupla: temporal, submissa ao correr do tempo; eterna, sua ideia própria no absoluto divino.
      • a eternidade está em nós, saibamos ou não, desejemos ou não.
    • tomar consciência de sua própria eternidade é possuí-la.
  • eros escatológico
  • Sentido da conversão de Silesius

Le problème du temps est presque identique à la philosophie. Il est toutefois antérieur d’une époque. Les interrogations métaphysiques névralgiques touchant au temps ont été reprises par la philosophie aux mythes les plus vénérables. Elle les a exprimés en des termes quelque peu différents. La réalité sacrée est libérée de l’écoulement du temps, les mythes ne se déroulent pas à une époque ou à un instant déterminé, tout simplement, ils ont lieu, leur contenu est à chaque moment tout aussi réel et tout aussi vivant que si cela se produisait précisément au moment où nous y pensons, et dans une succession conforme au déroulement de notre pensée. L’ « événement » mythique se reproduit incessamment, étant donné que sa façon d’exister est — pourrait-on dire — transcendantale et transcendante à l’égard du temps. Le mythe est la réalisation des valeurs, et il doit être vécu en tant que présent, tout simplement, puisque les valeurs existent ou n’existent pas, mais ne « se passent » pas, au sens strict du terme. Les archétypes de K. Jung, s’ils revêtent l’aspect de faits apparents — de récits mythiques — conservent pour cela ce caractère paradoxal : ce sont des faits isolés et réels qui, à tout instant, se produisent de la même façon ou, plutôt, qui ne se sont jamais produits en tant que faits isolés, justement, mais peuvent, dans leur sur-temporalité, être reproduits et vécus comme présents dans n’importe quel temps humain. Ce n’est pas dans notre mémoire, c’est sous notre œil intérieur que Vishnu, sous la forme d’un poisson, sauve Manu de la noyade; sous nos yeux qu’Orphée descend au Tartare; et sous nos yeux que les mercenaires romains clouent le Christ sur la croix. Le symbole mythique créateur de valeurs (qui n’est nullement la généralisation de faits isolés, singuliers, mais, au contraire, qui est celui qui donne enfin un sens à ces faits isolés) ne remplit son rôle que lorsque celui qui croit au symbole peut s’y identifier, suspendant en quelque sorte le temps réel. Ce symbole lui-même doit alors être indépendant du temps, il doit avoir une existence semblable à celle des idées platoniciennes ou à celle des vérités éternelles des sciences déductives, à en croire certains philosophes des mathématiques. Il doit être transcendantal justement, au sens husserlien du terme. (Inutile d’ajouter que le caractère mythique d’un événement est absolument indépendant de la part de vérité historique qu’il comporte, telle que nous comprenons celle-ci; des événements qui se sont produits « effectivement » peuvent également se transformer en mythes; le terme « mythe » caractérise une certaine façon d’accepter les événements, leur place dans les expériences vécues collectives ; il est donc purement fonctionnel quant à son contenu, et sans rapport avec l’ « authenticité » ou le caractère inventé de la chose, au sens courant de ces mots.)

C’est de la sorte que le concept d’existence extra-temporelle, d’existence sans succession dans le temps, que ce concept de nunc stans était profondément enraciné dans la réalité sacrée elle-même, et constituait un élément important de la vie humaine depuis les temps les plus anciens, et avant que la philosophie ne l’ait articulé à sa façon. De l’invariable des Bhagavad-Gita à l’Existant qui est entièrement compris dans le « maintenant » de Parménide et à la Substance éternelle de Spinoza, il n’y a presque pas d’évolution conceptuelle.

Formulée avec netteté dans le Timée de Platon, l’idée de l’Etre pour qui les catégories de passé et de futur n’ont pas d’application, autrement dit l’idée d’éternité privée de durée, est devenue, principalement peut-être grâce aux considérations classiques de la troisième Ennéade de Plotin, et en même temps au texte populaire de Boèce d’où provient la définition classique de l’éternité, monnaie courante dans la philosophie européenne, et a perdu tout lien perceptible avec sa genèse sacrale. Nous ne trouvons pas cette idée seulement dans le courant platonisant qui côtoie la mystique panthéiste (par ex. le pseudo-Denys, Scot Érigène, Giordano Bruno, Spinoza, mais aussi, d’une façon générale, dans toute la pensée chrétienne, en tant que caractéristique de l’existence divine. Elle est du reste indispensable et en quelque sorte naturelle lorsqu’on se réfère à un Être dont l’essence et l’existence ne diffèrent pas réellement l’une de l’autre; en effet, dans le concept même d’essence, est contenue l’idée de l’indépendance à l’égard du temps. Elle est également indispensable pour caractériser un esprit parfait, qui ne pourrait pas rendre immédiatement présent à lui tout événement se produisant dans le monde, s’il était lié à l’écoulement de temps, serait-il infini, et qui devrait, pour cette raison, médiatiser sa connaissance par la mémoire ou la prévision, cette dernière serait-elle infaillible.

Ce qui nous intéresse toutefois dans le cas de Silesius, ce n’est pas la seule présence de cette opposition devenue un cliché : none stans — nunc currens, mais la présence d’un modèle de pensée religieuse qui ne se satisfait pas de la croyance à l’existence extra-temporelle de la déité, ni de la croyance à la durée infinie de l’âme individuelle, mais qui éprouve une certaine nostalgie de la interminabilis vitae total simul et perfecta possessio qu’il voudrait rendre accessible à toute créature humaine. Il s’agit donc de dépasser déjà non pas la finitude de l’existence humaine, mais sa nature temporelle elle-même; de se débarrasser du défaut inhérent à l’homme du seul fait qu’il est soumis à l’écoulement du temps, et qu’il différencie ce qui est « antérieur » de ce qui est « postérieur », et le « passé » du « futur », comme des modes d’expérience différents; de supprimer, d’une façon générale, la relation de succession temporelle. En d’autres termes, il s’agit d’identifier la chose finie avec l’existence qu’elle a elle-même, originellement, en tant qu’idée dans l’absolu, ou encore — du moment que chaque idée dans l’absolu est identique à cet absolu indivisible — de revenir à l’identité primordiale avec Dieu.

Ich selbst bin Ewigkeit, wenn ich die Zeit verlasse Und mich in Goot und Gott in mich zusammenfasse (I, 13). [Moi-même je suis l’Éternité, quand j’abandonne le temps et me saisis en Dieu et Dieu en moi.]

Toute la philosophie de Silesius est contenue dans cet espoir. C’est un espoir qui dépasse infiniment la seule perspective d’une vie libérée de la finitude; ce doit être en effet une vie exempte de l’écoulement du temps, dans laquelle, par conséquent, tout est en même temps coprésent de la même façon et immédiat de la même façon. Du point de vue d’une éternité ainsi comprise, toute durée est également infime : l’enfant né depuis une heure est aussi vieux que Mathusalem (II, 168); mais la rose que nous regardons ici avec notre « œil extérieur » fleurit éternellement en Dieu (I, 108). Car chaque chose a une existence double : l’une temporelle, soumise à l’écoulement du temps, mortelle, et l’autre éternelle, sous forme de son idée propre dans l’absolu divin. Cette existence éternelle est l’existence authentique, seul l’Être extra-temporel « est » au sens où Parménide employait ce mot. L’homme ou l’ « âme » « est » également de cette même manière, mais nous n’avons pas toujours correctement conscience de cette « façon d’être ». L’éternité est en nous, que nous le sachions ou non, que nous le désirions ou non :

Die Ewigkeit ist uns so innig und gemein,
Wir woll’n gleich oder nicht, wir müssen ewig sein (V, 235). [L’éternité est si profonde et a tant de part en nous que, bon gré ou mal gré, il nous faut être éternels.]

Prendre conscience de sa propre éternité, c’est la même chose que la posséder. L’âme qui a réussi à s’arracher à son attachement pour les choses finies, se libère également de la contrainte de l’écoulement du temps; elle est « au-dessus de tout temps » et, vivant encore dans ce monde, elle vit déjà dans l’éternité (V, 127). Elle peut dire d’elle-même que dans son « maintenant » tout son passé est contenu, tout son futur s’est éteint, et qu’elle existe dans cette unité immobilisée dans laquelle elle existait en Dieu, avant d’avoir pris une forme mortelle. « Elle prend le temps sans temps », devenue indifférente à l’écoulement des heures qui passent à côté d’elle, sans jamais la toucher. L’homme doit donc devenir celui qu’il est, non en ce sens qu’il conduise son existence virtuelle à l’actualité, mais qu’il transforme son existence apparente et bancale en existence authentique; son existence n’est pas une « potentialité » qui attend d’être réalisée, mais la seule réalité, cachée à notre perception par le rideau trompeur du « regard extérieur ». L’âme a deux yeux — l’un dirigé vers l’éternité, l’autre tourné vers le temps (III, 228). Ce ne sont pourtant pas là des regards ayant les mêmes prérogatives, de même que les réalités auxquelles ils se rapportent, et dont une seule mérite le nom de réalité. Bien plus, il dépend de nous seuls que la différence entre « le Temps » et « l’Éternité » existe ou qu’ils deviennent une seule et même chose (I, 47) S.i, véritablement, « le Temps est Éternité », cela revient à dire que le Temps n’est pas, qu’il est apparent ou qu’il est une sorte de réalité inauthentique, qu’il est en notre pouvoir de démasquer. En Dieu qui est « Éternel Présent » (I, 133), le temps et l’espace, le présent et l’éternité sont « au fond » (im Grunde) la même chose (I, 177), et« l’homme essentiel » (ein wesentlicher Mensch) est inchangé, tout comme l’éternité (II, 71), au sein de laquelle « avant » et « après » se sont fondus en un même point, et où tout ce qui doit se passer « dans le temps » s’est déjà produit de toute éternité (II, 182). Cette éternité, qui ne sait rien des ans, des jours, des heures (II, 65; Y, 63), ne peut pas être « racontée »; elle n’est pas ceci ou cela, elle n’est ni « quelque chose » ni « néant » (nicht Ichts, nicht Nichts — II, 153). Il est visible que cette existence paradoxale où tout est identique dans le repos primordial, ne peut pas être décrite véritablement à l’aide de mots. Si « Dieu est un pur néant », précisément parce qu’aucun « maintenant » ni aucun « ici » ne le concerne (I, 25, 111, 200), et si, d’autre part, on peut appeler de même « néant » l’homme ou toute chose finie (V, 5), ce « néant » signifie autre chose dans chaque cas. Dieu est néant, lorsqu’on l’oppose à tout ce dont on peut dire en principe qu’il est « quelque chose », et donc qu’il possède un trait déterminant quelconque qui le différencie des autres choses, qu’il est soumis à une détermination faisant qu’on peut lui donner un nom. Pour notre langage, Dieu se révèle dans sa négativité —- comme pour toute la tradition du pseudo-Denys —- puisque le mot s’applique seulement à la chose, et donc à ce qui, en tant que fini et défini, peut être mesuré. D’autre part, pourtant, la détermination est négation, l’être fini est « néant » du moment qu’il passe, puisque « ce qui passe n’est pas » (VI, 43). La créature définie par le temps s’amenuise jusqu’au néant, si on la compare au monde éternel. Le « rien » en tant que monde des choses limitées, et le « rien » en tant que non-limitation précisément, organisent cette structure bi-polarisée de la vie humaine, tandis que la tension entre ces deux formes incommensurables de l’Être, désignées par le même terme, scintille dans la jonglerie verbale des paradoxes de Silesius. L’homme qui aime « quelque chose » n’aime rien, du moment que Dieu est précisément « quelque chose »; mais qui aime le « rien » aime beaucoup, puisque Dieu est « rien » (I, 44-45), immobilité parfaite, privée de volonté et de désir (I, 76, 294), privé de nom (II, 51; V, 41), identique absolument à lui-même, et donc aussi à chaque chose qui, dans son existence, conserve ce modèle divin originel :

In Gott ist alles Gott : ein einzig’s Würmelein
Das ist in Gott so viel als tausend Gotte sein (II, 143).
[En Dieu tout est Dieu : le moindre vermisseau n’est en Dieu pas moins que ne sont mille dieux.]

La remarque de Silesius, à savoir que l’on peut tout aussi bien donner à Dieu un nom arbitraire que lui refuser tous les noms (V, 196) — c’est presque une citation du pseudo-Denys — est donc compréhensible. Du moment que chaque chose est identique à Dieu dans son existence extra-temporelle, Dieu est également identique à chaque chose : « Dieu n’aime pas la multiplicité » (V, 149); du moment que tous nos mots sont copiés sur l’image des choses finies, et que celles-ci, en tant que finies, sont « rien » au regard de l’éternité, chaque nom appliqué à Dieu est donc mal appliqué :

Gott ist ein Geist, ein Freu’r, ein Wesen und ein Licht,
Uns ist doch wiederum auch dieses alles nicht (IV, 38).
[Dieu est esprit, feu, essence et lumière; et n’est pourtant aussi rien de tout cela.]

Le rejet du « néant » des choses au bénéfice du « néant » de Dieu semble apparemment un chemin de retour, grâce auquel l’âme atteint son propre état originel, l’indifférenciation. Apparemment, disons-nous, car en réalité, le paradoxe du chemin consiste également en ceci qu’en revenant par le même itinéraire, nous n’arrivons jamais au même endroit; la trace du chemin parcouru est le signe que nous avons séjourné à l’endroit que nous venons de retrouver. « C’est un même chemin qui mène en haut et qui mène en bas » — ce fragment d’Héraclite si plurivoque pourrait parfaitement figurer dans les distiques du Pèlerin chérubinique; en vérité, en revenant par le même chemin, retrouvons-nous le point de départ originel?

Le monde divers des choses peut être conçu — pour reprendre l’expression de Nicolas de Cuse — comme « explicatio » de l’absolu; les créatures « découlent » de Dieu (geflossen sind), comme les nombres de l’Un, et Dieu est en elles, invariable, exactement comme l’unité dans chaque nombre (V, 2-3) ; en tant qu’émanation de l’absolu, le monde des choses est donc divin et parfait — un simple caillou ne vaut pas moins qu’un rubis, et une grenouille est aussi belle qu’un séraphin (V, 61). L’homme qui, par sa propre déification, s’est familiarisé avec cette identité, voit donc Dieu dans toutes les choses (V, 86) et le mange dans chaque bouchée de pain (II, 120); il voit également, à l’inverse, toutes les créatures en Dieu — comme l’arbre dans le noyau, comme le feu dans le silex (IV, 185).

Assurément, nous n’avons pas le droit de poser des questions touchant à la « raison » de la création (die Ros’ist ohne warum; sie blühet, weil sie blühet — I, 289 [la rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit »] ; nous avons plutôt le droit d’admettre que les émanations de Dieu sont, tout simplement, comme le Créateur; dans la mesure, donc, où toute leur réalité est exclusivement contenue dans la référence à leur source, les questions relatives à leur « raison », à leur « cause », ou encore au « but » ou à l’ « intention » à quoi elles doivent leur existence, sont tout aussi hors de propos que la même question adressée à l’absolu; cela aurait effectivement la même signification que l’étonnement d’Heidegger : « Pourquoi quelque chose existe-t-il plutôt que rien? » Or pareil étonnement, en dernière analyse, ne peut pas apparaître au sein d’une structure de pensée religieuse, étant donné que c’est là une tentative de mouvement au cours duquel la pensée transcende, sans résultat du reste, l’Être lui-même, et essaye de se hisser à une position hors d’atteinte, d’où ce qui est absolu et ce qui est relatif sont l’un et l’autre remis en question par un acte simultané et, ainsi, mis en quelque sorte sur le même plan par leur aspect énigmatique.

Cependant, si nous écartons du nombre des questions possibles celle de l’ « explication » intemporelle de Dieu, l’interrogation sur le caractère existentiel de ses résultats n’en est pas supprimée pour autant. Du moment que l’ensemble des théophanies multipliées et différenciées est inéluctablement et totalement embrassé par la lumière divine, du moment que nous avons le droit, en définitive, de reconnaître à toute la nature le caractère de déité révélée, il peut sembler, surtout à la lumière des comparaisons citées (le silex — le feu; le noyau — l’arbre), que la création est en quelque sorte une autocroissance de Dieu, son mûrissement, son expansion, sa multiplication ou son bourgeonnement illimité; que dans le monde, Dieu s’affirme ou, carrément, s’accroît. Pourtant, s’il devait en être ainsi, Dieu ne serait nullement Dieu, c’est-à-dire il ne serait pas une quiétude se suffisant à elle-même (Gott ist die ew’ge Ruh’, weil er nichts sucht noch will — I, 76 [Dieu est l’Éternelle quiétude, car Il ne cherche et ne veut rien]), mais, dans l’acte de la Création, il trahirait une infirmité qui lui serait propre, quelque besoin cherchant à se satisfaire. En outre, les créatures seraient, en tant que manifestations de la déité, une réalité totale et, précisément en raison de leur différenciation, elles exprimeraient la force créatrice qui se multiplie elle-même grâce à elles. L’homme connaîtrait alors Dieu mieux par sa multiplicité répandue dans les choses que par son identité immobilisée avec soi.

Or, nous savons par ailleurs que c’est juste le contraire. Nous devons traiter les choses de sorte que toute différenciation entre elles disparaisse (wenn du die Dinge nimmst ohn’ allen Unterscheid… — I, 38 [« Si tu reçois toutes choses sans aucune distinction…]); nous devons, bien plus, nous identifier nous-mêmes avec les choses, afin de parvenir à la déification désirée [Mensch, allererst wenn du bist alle Dinge worden… etc. — I, 192 [« Homme, c’est seulement quand tu es devenu toutes choses… »]); nous savons enfin que la réalité finie, du moment qu’elle est temporelle dans chacune de ses formes, ne mérite nullement le nom d’Être qui « est » véritablement, mais qu’elle doit justement s’appeler « néant », au sens péjoratif du terme. Une supposition s’impose à l’esprit, à savoir que le monde des objets finis, séparés les uns des autres, est dans son être même — ou plutôt dans son quasi-être — ce qu’on appelle le mal. Si cela n’est pas possible dans les autres choses, du moins dans l’homme, parviendrons-nous peut-être à montrer ce « mal » de l’individuation, ce qui donne une raison de supposer que c’est seulement dans une situation spécifiquement humaine que nous parviendrons à découvrir la clef de la contradiction inhérente au panthéisme.

En effet, dans les textes de Scheffler, on retrouve à maintes reprises cette idée eckhartienne de la « réalisation de Dieu dans l’homme » qui est la nouveauté principale grâce à quoi la mystique du Nord a enrichi la tradition chrétienne. Idée connue, fréquemment examinée, et pourtant embarrassante, surtout si nous voulons nous débarrasser pour un moment de la perspective que, lors de son examen, la phénoménologie de Hegel tend à imposer aux historiens; c’est là une perspective à la séduction de laquelle il est facile de céder, car elle explique beaucoup, mais elle déforme beaucoup, également, en nous contraignant à organiser l’ancienne mystique dans les catégories de l’histoire, qui lui sont étrangères. Nous nous passerons donc, pour un moment du moins, de l’aide discutable qu’apporte le procédé consistant à déchiffrer le sens des phénomènes à l’aide de leurs développements ultérieurs qui semblent expliquer, alors que bien souvent ils induisent en erreur.

De nombreux distiques, surtout dans le Premier Livre, sont la preuve d’une conviction — qui est un impertinent blasphème pour l’oreille d’un dévot — qui fait dépendre unilatéralement Dieu de l’âme humaine, comme dans ces vers célèbres :

Ich weiss, dass ohne mich Gott nicht ein Nu kann leben,
Werd ich zu nicht, er muss von Not den Geist aufgeben (I, 8).
[Je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un clin d’œil;
Si je deviens néant, il faut qu’il rende l’âme.]

Apparemment, il suffit d’une explication qui se réfère à cette « indéfinitude » temporelle de Dieu, dont il a déjà été question : il est clair que Dieu ne vit « pas un seul instant », du moment qu’il se trouve justement en dehors du cours des instants, qu’il n’est donc « quelque chose » que dans ses épiphanies finies, ou encore, pour employer le langage courant, qu’il est — tout simplement. Un autre distique formule plus nettement encore cette même idée :

Gott ist wahrhaftig nichts, und so er etwas ist,
So ist er’s nur im mir, wie er mich ihm erkiest (I, 200).
[Dieu est vraiment néant, et s’il est quelque chose,
Il ne l’est qu’en moi seul, quand il m’élit pour Lui.]

D’autre part, tous les appels à l’âme, qui doit abandonner son existence différenciée, finie, afin de se fondre avec le néant divin dans une unité indifférenciée, supposent que ce « quelque chose », que l’existence définie et soumise à l’écoulement du temps, est une sorte de commerce pathologique, une forme d’existence non seulement plus médiocre, mais carrément mauvaise. C’est ainsi que Dieu, passant par l’acte de la création dans des êtres finis, se dégrade en quelque sorte ou se transforme franchement en son contraire, en un être fortuit dont dire qu’il « est » sera toujours une exagération. « Le plomb se change en or, le hasard se dissipe quand, avec Dieu, je suis changé par Dieu en Dieu » (I, 102). L’ « accident » et l’ « essence » (Wesen) — mots hérités de la terminologie philosophique traditionnelle ·— figurent également chez Silesius dans leur acception traditionnelle : l’ « accident », c’est l’Être qui passe; l’ « essence », Dieu seulement et l’idée de chaque chose, dans la mesure où elle est identique à la déité sans complexité. C’est pourquoi l’appel bien connu :

Mensch, werde wesentlich! Denn wann die Welt vergeht,
So fällt der Zufall weg, das Wesen, das besteht (II, 30).
[Homme, deviens essentiel : car quand le monde passe,
la contingence se perd et l’essence subsiste.]

où, dans ce domaine « contingent », on ne fait pas seulement entrer l’existence terrestre et temporelle de l’homme, mais son existence individuelle en général, ne peut pas être cité sans quelque difficulté à côté de l’appel blasphématoire — et, aimerait-on dire, « romantique » — où toute l’expression est centrée sur l’autoconsolation du « moi » individuel qui se rend l’égal de Dieu, non du point de vue d’une union mystique possible, mais bien dans le contexte de deux êtres distincts :

Nichts dünkt mich hoch zu sein : ich bin das höchste Ding,
Weil auch Gott ohne mich ihm selber ist gering (I, 204).
[Rien ne semble haut : je suis la plus haute des choses,
parce que Dieu lui-même, sans moi n’est rien pour lui-même.]

ou à côté de cet autre distique provocateur, celui sans doute que l’on cite le plus souvent :

Der Abgrund meines Geists ruft immer mit Geschrei Den Abgrund Gottes an; sag’, welcher tiefer sei? (I, 68).
[L’abîme de mon esprit invoque toujours à grands cris l’abîme de Dieu : dis, quel est le plus profond?]

Ce serait évidemment un apaisement stérile, en présence de ces rapprochements, faciles à faire pour un si grand nombre de textes mystiques, que de dire simplement que nous avons affaire, ici, à une « contradiction interne », si nous ne sommes pas capables de donner un sens à cette contradiction, c’est-à-dire de rattacher ses deux termes à une structure de pensée à l’intérieur de laquelle ils apparaîtront comme l’expression, dirigée en deux sens opposés, d’un certain désir de Dieu originel. Nous nous demandons, en fait, si l’incarnation de Dieu dans le monde des individus humains dotés d’une âme, peut passer pour sa décadence, dont la cause doit demeurer énigmatique, ou doit plutôt être considérée comme la réalisation de sa nature, une transformation — souhaitée — de l’Idée, impersonnelle, intemporelle et englobant tout, en un « moi » humain fini. Nous pouvons, semble-t-il, trouver des réponses affirmatives à l’une et à l’autre de ces questions dans le texte de Silesius.

Nous remarquons que lorsque nous procédons à un certain type de rapprochement entre les textes, le Pèlerin chérubinique développe ses visions dans les ornières battues de la mystique néo-platonicienne. L’homme —· indépendamment de la question de savoir s’il en est conscient ou non — conserve son identité originelle avec Dieu, dans laquelle il n’y a pas de place pour la vie personnelle d’un ego différencié :

Eh’ ich noch etwas war, da war ich Gottes Leben Drum hat er auch für mich sich ganz und gar ergeben (I, 73; cf. V, 233).
[Avant d’être quelque chose, j’étais la vie en Dieu : c’est pour cela qu’il s’est tout donné à moi.]

Il est étendu et, tout comme Dieu, il embrasse le monde (I, 86); son âme, son corps, et son sang sont imprégnés de Dieu (I, 216); il n’y a donc rien qu’il ne puisse retrouver en lui-même (II, 149; IV, 183); il est infini (IV, 147) et éternel (V, 127). Il semble toutefois que, de ce point de vue, l’homme ne diffère pas des autres choses; du moment, en effet, que « Dieu n’engendre que Dieu » (VI, 134), toute créature doit participer à titre égal à la nature du Créateur. C’est là l’identité entre l’idée éternelle engendrée dans l’esprit divin et cet esprit lui-même, qui, de par sa nature, est indivisible. Dans cette image du monde, Dieu est la seule réalité authentique, et le monde entier de la multiplicité qui lui est hostile et étrangère, le monde dans lequel les choses sont spatialement déterminées et soumies à l’écoulement du temps, constitue une sorte d’écran mystificateur que l’homme dresse entre lui-même et l’absolu. C’est moi-même qui suis le véritable créateur de la multiplicité qui m’emprisonne et m’enchaîne comme si elle était quelque chose d’extérieur à moi; en réalité, à chaque instant, m’est donnée la voie qui me permettrait de me détourner des chaînes de la temporalité qui s’écoule, étant donné que c’est moi qui les crée, par un acte qui m’isole bénévolement moi-même de ma source :

Die Welt, die hält dich nicht, du selber bist die Welt Die dich in dir mit dir so stark gefangen hält (II, 85).
[Le monde ne te tient, pas : c’est toi-même qui es le monde qui te tient prisonnier en toi si durement.]

Le péché originel, acte humain, n’est rien d’autre que la confirmation de cette auto-aliénation, en vertu de laquelle je désire conserver ma propre particularité et je refuse, pour ma propre perte, de retourner dans le giron maternel de la déité. L’homme se damne lui-même (I, 137) et se sauve lui-même (I, 20); il se damne s’il désire rester « soi » (Mensch, hüte dich von dir! — V, 144. [<( Homme, garde-toi de toi »]), et s’il a conservé les « mots détestés » et conduisant inéluctablement en enfer : le « mien » et le « tien » (V, 238) ; même Satan serait Dieu s’il pouvait rejeter sa « recherche de soi » (Seinheit) (I, 143). La voie du salut est la voie de l’autodestruction, de l’annihilation mystique; afin de retrouver Dieu, il faut se perdre jusqu’en l’éternité (V, 220), exterminer le « moi » propre au bénéfice du « moi » divin (Y, 126). Dieu se manifeste dans l’homme lorsque l’homme se quitte (V, 33; II, 140) pour devenir ce qu’il cherche (VI, 184). L’âme déifiée se dissout en Dieu comme une goutte d’eau dans la mer (VI, 172-173), mourant à tout ce qui n’est pas Dieu (VI, 24). Ce qui est important dans tout cela, c’est que cette extinction ou encore cette kenosis mystique n’est pas — comme pour le spiritualisme catholique orthodoxe — un don de la grâce, mais un acte de libre décision; « il ne dépend que de toi » (II, 155). Afin d’atteindre la fin-commencement désirée et d’ « être Dieu en Dieu » (I, 6), afin, comme Marie, d’enfanter Dieu (I, 23; II, 101-104; IV, 216), il suffit d’imposer à sa propre volonté ce renoncement à soi, où la passivité complète apparaît comme la conséquence de la libre activité autodestructrice; afin de s’arracher à la roue des tourments qu’on s’est préparée à soi-même (I, 37), et devenir soi-même la lumière vers quoi l’on tend (I, 72), il ne faut pas chercher d’aide extérieure. Dieu est tout aussi près de Satan que du Séraphin, seulement le démon, de lui-même, lui tourne le dos (V, 72) ; l’homme devient ce qu’il s’est mis à adorer :

Mensch, was di liebst, in das wirst du verwandelt werden
Gott wirst du, liebst du Gott, und Erde, liebst du Erden (V, 200; cf VI, 128).
[Homme, en ce que tu aimes tu es transformé;
tu deviens Dieu, si tu aimes Dieu, et terre si tu aimes la terre.]

Le ciel et l’enfer se trouvent « à l’intérieur » de l’homme (I, 82, 145) et chacun peut librement choisir entre eux; celui qui en soi a choisi soi-même, a choisi l’enfer; qui a choisi Dieu, deviendra Dieu. Déifié, vivant encore dans le temps, il s’est débarrassé du temps, s’est approprié sur la terre le royaume céleste (I, 253) et a atteint à la mort libératrice avant la mort (V, 68; VI, 241).

Nous reconstituons de la sorte, dans la pensée de Silesius, le tableau complet du panthéisme quiétiste, accompagné du programme de l’amour manichéen auto-exterminateur — amour inéluctablement mortel. Evidemment, l’emploi du terme « manichéen » n’est ici qu’un procédé de rhétorique pour donner du relief à l’image. Le dualisme radical de Dieu et du monde différencié ne nous révèle pas, en effet, un contraste entre deux domaines de l’Être situés sur le même plan ou étant pour le moins également réels; il oppose ce qui est Être tout court au monde illusoire des individus. Le principium individuationis est identique au péché originel; c’est la volonté propre de l’homme qui tend obstinément vers l’auto-affirmation et impose par là à la réalité entière une différenciation trompeuse ou encore, en d’autres termes, crée cette réalité, qui n’est rien d’autre que pure négativité dans l’unité primordiale de l’Être absolu. Le monde des choses est négativité; toutefois, comme nous le prenons comme point de départ lorsque nous voulons retourner à l’unité primordiale; comme notre langage se réfère à lui — ce n’est que chaque fois que nous décrivons la situation humaine, que Dieu se présente à nous comme négativité, précisément. La connaissance de Dieu, telle qu’elle peut être exprimée à l’aide de mots, nous le présentera toujours par opposition aux choses finies ; en effet, c’est à partir d’elles que commence notre connaissance; dans la réalité, les choses elles-mêmes ne sont rien d’autre que la négation de Dieu qui, par ailleurs, ne peut pas être réellement nié, du moment qu’il embrasse la totalité de l’Être. Autrement dit : notre retour à Dieu est une négation de la négation, tout comme dans la mystique eckhartienne, une union nouvelle, après qu’ait été surmonté le « néant » des créatures, une désaliénation de l’homme.

On remarque pourtant immédiatement, dans ce panorama du « retour », une lacune criante que la mystique orthodoxe contourne facilement, elle qui maintient une distinction réelle entre le Créateur et les créatures (même si le principe de transformation ontologique est admis), mais que la mystique panthéiste a énormément de mal à combler. Si — comme le suggèrent certains textes de Silesius (Wer ist, als wär’ er nicht und wär’ er nie geworden… (I, 92). [« Qui est comme s’il n’était pas, et n’était jamais né… »] 36) — l’union définitive conduisait l’âme de l’ « enthousiaste » jusqu’à l’état même dont elle jouissait dans le giron divin avant le temps; si, par conséquent, ce retour devait rétablir le paradis perdu sous une forme identique à celle qu’il avait — l’idée de création deviendrait incompréhensible. Du moment que le mal, le péché, n’est rien d’autre que l’individuation, confirmée par la volonté humaine face à elle-même et face au monde entier, quel est donc le début de cette individuation, dans le cas de l’âme humaine? Si Dieu a permis que l’homme, dans sa singularité, émergeât de son identité immobile, c’est Dieu qui est le créateur du mal. Si l’homme lui-même a accompli cet acte d’autocréation démoniaque, qui a établi son existence autonome en tant que pure négativité, c’est l’homme qui est le Dieu-démon, le principe du mal dans l’Etre, autonome et indépendant de Dieu. En d’autres termes, si le mystique panthéiste accorde une réalité à l’homme et si, en même temps, il identifie le mal à la réalité humaine, il tombe immédiatement dans un abîme que la théologie chrétienne a toujours voulu éviter, lorsqu’elle attribuait au mal une existence seulement privative : il traite le mal comme un Être, il doit donc reconnaître que Dieu est le créateur du mal, ou admettre un anti-Dieu qui, par sa présence, ne ternira en rien la bonté de Dieu, mais anéantira sa toute-puissance et sa situation « monopoliste » dans l’Être. Les deux termes de l’alternative sont, évidemment, inacceptables; il n’empêche que la situation qui crée cette alternative, bien qu’elle n’ait pas été tranchée, n’en demeure pas moins celle où se trouve placée inéluctablement la doctrine de Silesius, tout comme l’ensemble de la littérature mystique qui lui est apparentée.

Il existe cependant des passages qui plaident contre la présence de cette alternative; il semble en découler que l’homme n’est ni une inconcevable dégénérescence de la déité, ni un principe démoniaque autonome dans l’Être, mais bien une sorte d’extériorisation nécessaire à Dieu, et l’enrichissant en quelque sorte, qui, confrontée et opposée au Créateur, se présente comme l’unique miroir de sa perfection, indispensable pour que cette perfection se révèle à elle-même ou prenne conscience de soi :

Ich bin Golt’s ander Er, in mir find’t er allein
Was ihm in Ewigkeit wird gleich und ähnlich sein (I, 278).
[Je suis l’autre Moi de Dieu, c’est en moi seul qu’il trouve ce qui lui sera semblable et analogue de toute éternité.]

ou, peut-être plus nettement :

Ich trage Gottes Bild : wenn er sich sill besehn,
So kann es nur in mir und wer mir gleicht geschehn (I, 105).
[Je porte l’image de Dieu : s’il veut se contempler,
cela ne peut se faire qu’en moi et ce qui me ressemble.]

Ces passages et d’autres semblables demandent réflexion; à leur lumière, nous avons le droit d’interpréter différemment les tournures citées auparavant, selon lesquelles Dieu ne devient « quelque chose » que dans l’homme; autrement dit, ce « quelque chose » ne doit pas passer pour une détermination dégradante, c’est-à-dire une négation, une chute de l’absolu dans les choses. Il peut être compris comme une émanation inéluctable, grâce à quoi l’absolu, créant pour soi un non-moi contrastant (pour employer ce terme de Fichte), devient alors seulement super-déité ou encore déité se connaissant elle-même (bien que cette dernière expression soit déjà une façon de compléter, à nos risques et périls, quelque chose qu’il est difficile de déchiffrer nettement dans le texte de Silesius), enrichie par l’aliénation-miroir. Par là même, toutefois, l’absolu reconnaît tacitement qu’il n’est nullement l’absolu, que ce n’est que par des opérations extériorisantes qu’il se crée cet « abîme » second grâce auquel, uniquement, il entend sa voix, répercutée par un écho; qu’au-delà de la déité inexprimée, parfaite, impersonnelle et de toute éternité morte dans son identité solitaire avec elle-même, qu’au-delà de cet Être si épuré qu’il se laisse aisément appeler pur non-Être, il est possible de penser à un absolu en devenir, à un absolu qui ne peut se réaliser lui-même que par la connaissance que les hommes ont d’eux-mêmes. La théosis, le retour à Dieu, l’identification ontologique par la passivité, prennent alors un autre sens : ce n’est pas un simple retour à l’état dont on était parti, mais précisément l’assimilation que la déité fait de sa propre nature qui lui était devenue étrangère et qui, par ce mouvement circulaire, l’élève à une forme plus haute de perfection. Ce schéma dialectique, emprunté à la tradition de Scot Érigène et de Maître Eckhart, non seulement place l’homme à une hauteur vertigineuse, grâce à quoi il devient une phase de l’évolution de Dieu vers son autoperfectionnement; il crée également la nécessité de donner un autre sens à cette fêlure du mal qui se dessine dans la pureté primordiale de l’Être — comme Silesius l’a observé un nombre incalculable de fois — en raison de la présence de l’être individuel et déterminé. Si l’individualité est le mal, si, dans le « moi » humain, se réalise effectivement la chute de Dieu, le mal apparaît comme un stade évolutif nécessaire de l’absolu; Dieu doit tomber dans les créatures afin de se relever de la chute en tant que super-Dieu; la sainteté parvenue à l’indifférence doit glisser dans l’enfer de l’individualité, afin de revenir à soi cent fois sanctifiée. Dieu s’incarne dans l’existence temporelle et ce n’est qu’après être au préalable descendu aux enfers qu’il revient à soi. Nous retrouvons dans la mystique de Silesius le symbolisme de la vie du Christ, articulé de la façon la plus abstraite qui se puisse concevoir.

C’est de la sorte qu’il est peut-être possible d’éviter la terrible alternative qui nous contraindrait à choisir entre un Dieu créateur du mal et un Dieu limité de par sa nature par le monde de la temporalité qui lui est hostile; entre le monisme, qui d’un absolu unique fait le siège à la fois du bien et du mal, et le dualisme, qui établit, en dehors de Dieu, une force destructrice indépendante de lui. Dans cette interprétation, le bien et le mal, en tant que domaines ontologiques différenciés (l’absolu primordial et le monde des individus), ne constituent plus, tout simplement, une opposition statique. Le mal n’est pas tout simplement le mal, qui doit être anéanti, et rien de plus, pour que l’Être complet retourne à son identité primordiale avec soi-même. Le mal est une phase inéluctable et indispensable par laquelle passe le bien, afin de s’enrichir; la chute est la condition nécessaire d’une nouvelle élévation vers une forme plus haute, impossible à atteindre sans la chute.

C’est précisément ici qu’il faut se garder des interprétations hégélianisantes. Lorsque nous parlons d’ « évolution » ou de « processus » au cours duquel l’absolu parvient à son autoréalisation grâce à sa chute dans la finitude, nous commettons évidemment un certain abus. Cette « évolution » ne se fait pas dans le temps Le schéma dialectique de Silesius reste valable dans le monde de Parménide où les liens entre les trois phases du développement divin ont une forme quasi-logique, et non historique. Cela se passe dans la réalité sacrale qui est au-delà du temps, et dont tout le monde des mythes chrétiens — compris comme des instruments historiques de transmission des valeurs transcendantales — est absent. Le fait que les valeurs religieuses soient entièrement débarrassées du devenir historique est sans doute la barrière la plus infranchissable qui sépare ce genre de mystique panthéiste de l’orthodoxie chrétienne. Le christianisme « classique », le christianisme « occidental » et latin a réhabilité le temps historique, en permettant que se manifeste, dans son écoulement réel, l’appel non historique de l’absolu. Dans le mysticisme de Silesius, paradoxalement, l’évolution semble atteindre l’absolu lui-même, et pourtant, cette évolution ne se produit pas dans le temps. Dieu se réalise par l’ « homme », il se réalise toutefois éternellement, bien que chaque homme, isolément, ait une existence réelle. Le Christ de Silesius n’est pas un personnage historique, mais un symbole intemporel, un nom donné à cet état de déification que chaque homme peut atteindre (Doch muss ein jeder Christ der seihe Christus sein — V, 9 [« mais chaque chrétien doit s’efforcer d’être ce même Christ »]). La Vierge Marie est le nom symbolique de tout être humain qui « fait naître Dieu en soi ». Il n’y a pas de personnages historiques. Même dans le Troisième Livre du Pèlerin, à teneur confessionnelle, les saints patrons —- qui sont pourtant des figures qui n’ont rien de légendaire — apparaissent comme les incarnations extra-terrestres des valeurs, et le poète en parle constamment au présent, comme pour indiquer leur caractère symbolique (cf. III, 62-67). Dieu descend sur terre et devient moi, afin de me permettre de me transformer à mon tour en lui :

Je, denkt, doch, Gott wird ich und kommt ins Elend her,
Auf dass ich komm ins Reich und möge werden er (III, 20).
[Pensez donc, Dieu se change en moi, et arrive dans ma misère
pour que j’arrive au Royaume et puisse me changer en Lui!]

Mais moi également, du moment que je suis parvenu à la déification, je regrette le temps dans lequel, en tant qu’homme terrestre, je continue à vivre, et je participe à l’éternité de l’Être divin, discernant une illusion dans tout ce qui passe.

Évidemment, une pareille interprétation de la mystique de Silesius — à l’aide du schéma d’une triade intemporelle où Dieu fait surgir hors de son moi son propre contraire, une sorte d’anti-Dieu, afin de réaliser enfin sa déité une fois qu’il l’aura absorbée de nouveau — ne se prête nullement au rôle de clef générale pour déchiffrer le Pèlerin chérubinique. Une contradiction subsiste, mais non cette contradiction originaire — l’espoir de déification d’un être fini — que toute mystique adopte consciemment, ou même chaque forme de pensée religieuse, dans la mesure où il est vrai, conformément à la théorie de Durkheim, qu’elle admet une identité possible entre le tout et les parties. Un conflit subsiste entre deux tendances impossibles à synthétiser, dont l’une intègre le mal-individualité dans le modèle d’une extériorisation de l’absolu qui se supprime elle-même, et dont l’autre, en revanche — formulée dans les textes cités ci-dessus — vit toute expérience de l’individualité comme le mal tout court, comme une sorte d’excroissance pathologique, et espère, au moyen de l’abnégation complète de la volonté propre, par l’immobilité et l’extinction des forces de la nature, parvenir à restituer à l’homme son identité primordiale et perdue avec la divinité.

Ces deux variantes supposent l’extinction de l’individualité; dans l’une et l’autre s’exprime le désir de se « consumer en Dieu » (II, 172) et la conviction que l’individu séparé est fondamentalement étranger au « tout divin » (Das Abgesonderte hat nichts mit dem Ganzen gemein — VI, 46). [« L’isolé n’a rien de commun avec le tout »]. Elles appartiennent donc toutes deux, d’un point de vue d’une division stéréotypée, à la tendance « gnostique » ou « orientale » de la mystique. La différence entre elles consiste en une interprétation statique ou dynamique du dualisme primitif : le tout — l’individu (et non : « le tout — la partie »), qui ne coïncide nullement avec l’opposition secondaire entre monde spirituel et monde matériel, du moment que le monde individualisé comprend aussi bien les corps que les âmes. L’interprétation dialectique est plus riche, en ce sens qu’elle rend intelligible l’acte par lequel on devient étranger à soi-même en s’individualisant, c’est-à-dire, tout simplement, elle rend compte de l’inéluctabilité de l’œuvre de la création qui, dans l’interprétation statique, est incompréhensible si l’on n’admet pas le dualisme fondamental et primordial de l’Être, dans son acception manichéenne. Dans l’interprétation dialectique, le mouvement de l’amour théopathique est en quelque sorte conforme à l’ordre de la nature, autrement dit, il constitue une phase du processus nécessaire dont la phase précédente — la naissance du monde, l’apparition du mal-individualité — est également nécessaire pour que s’accomplisse la destinée de Dieu lui-même. On peut alors attribuer une certaine « raison d’être » à l’existence humaine, qui ne cesse pas pour autant de constituer, parce qu’elle est distincte, le mauvais élément de l’être; l’humanisation de Dieu a un sens :

Gott wird, was ich itz bin, nimmt meine Menschheit an;
Weil ich vor Er gewest, drum hat er es getan (V, 259).
[Dieu devient ce que je suis maintenant, prend sur lui mon humanité :
parce qu’avant j’ai été Lui, c’est pour cela qu’il l’a fait.]

Dans l’interprétation statique, au contraire, « le mauvais côté » de l’Être, le monde des choses finies et qui passent, ne peut pas avoir sa raison d’être en Dieu; elles sont simplement son contraire, et ne peuvent être jointes à son existence en tant que stade « évolutif »; elles doivent donc former un second principe, anti-divin, du monde. De ce point de vue, l’homme est placé devant l’alternative : Dieu-terre, et décide de son destin en vertu d’une décision libre. Le monde ainsi conçu est déchiré entre des forces antagonistes et irréductibles : le mal y est tout aussi primordial que le bien, et il n’existe aucune raison qui, par référence au bien, en expliquerait la présence. C’est là un monde authentiquement manichéen, contrairement au précédent où, comme dans la métaphysique de Scot Érigène, le mouvement de retour, supprimant la différenciation des choses, embrasse d’une façon égale le monde entier qui, de même qu’il était tombé en même temps que l’homme afin de faire monter Dieu, revient, de même, sous la conduite de l’homme, à une divinité plus haute. Alors que, dans le monde manichéen, il existe un choix (« Tu deviens Dieu, si tu aimes Dieu, et terre si tu aimes la terre » — V, 200 42), dans le monde dialectique, en revanche, le mouvement réel ne peut être qu’un, et il est déjà inéluctablement préjugé par la nature de l’Être («Bon gré mal gré, il nous faut être éternels » — V, 235). Dans ce second monde, l’ensemble des êtres rejette son pluralisme illusoire afin de se joindre à l’Être primordial; dans le premier, l’homme a le pouvoir de se purifier de sa nature déchue, mais la catharma subsistant après cette purification ne disparaît toutefois pas, mais subsiste en tant que monde de la pluralité, hostile à Dieu.

Nous nous sommes efforcé de montrer que ces deux images du monde ou ces deux genres de mysticisme — manichéen et néo-platonicien — interfèrent dans la pensée de Silesius (abstraction faite de la troisième image, orthodoxe celle-là, qui provient de la tradition de saint Bernard et de sainte Thérèse, et qui s’exprime dans le Troisième et partiellement dans le Quatrième Livre du Pèlerin). Il n’est pas difficile de trier les distiques « hétérodoxes » du poète, pour distinguer entre ceux qui expriment des éléments communs à ces deux images de la divinité, et ceux qui ne deviennent compréhensibles que compte tenu de l’un ou de l’autre type de mystique, et qui, si on les confronte, semblent en désaccord criant. Il est clair que le procédé dont nous avons essayé de présenter une application à titre d’exemple, est, jusqu’à un certain point, une opération artificielle : en effet, elle découvre dans le texte deux structures différentes et contradictoires entre elles, or Silesius n’était certainement pas conscient qu’elles étaient simultanément présentes dans sa pensée. Toutefois, ce n’est que grâce à la révélation de cette construction double (en fait triple) du monde, dans l’image que s’en fait Silesius, que nous pouvons espérer comprendre l’ensemble. Cette circonstance, que les exégètes du poète semblent ne pas avoir aperçue, n’explique pas tout, évidemment; elle note uniquement la présence de deux (trois) traditions différentes, qui émergent tour à tour du texte. L’une d’elles peut « plutôt » se rattacher au nom d’Eckhart, l’autre, « plutôt » à celui de Jacob Boehme; il nous faut pourtant reconnaître qu’il serait difficile de découvrir, dans l’histoire, l’une ou l’autre de ces traditions sous une forme absolument pure; le plus souvent, nous les rencontrons, comme c’est le cas chez Silesius, mélangées l’une à l’autre, et nous ne pouvons, alors, que rechercher laquelle de ces structures prédomine; les discerner l’une de l’autre est donc, jusqu’à un certain point, une activité qui modèle et qui crée des instruments analytiques, utiles pour rendre intelligibles les faits historiques, et non des instruments révélés dans l’histoire en tant que fait pur.