Extrait de « Ruysbroeck – Oeuvres choisies », par J.-A. Bizet. Aubier, 1946.
La légende veut que Ruysbroeck, éclairé par l’Esprit saint, ait redécouvert, sans le secours des notions qui s’enseignent, la science intégrale des choses de Dieu. La spéculation théologique est née des controverses qui ont marqué les premiers tâtonnements de la pensée chrétienne. Les dogmes se sont précisés sous la nécessité de déterminer la vérité recevable en regard des erreurs et des divagations possibles. La doctrine spirituelle des mystiques germaniques du XIVe siècle s’est développée dans le même climat de polémique entretenu par le foisonnement des doctrines hétérodoxes : ce qui était mis en question toutefois, ce n’était plus tel point controversé du dogme, mais les données primaires de la foi chrétienne et l’institution ecclésiastique elle-même.
Les enseignements de Ruysbroeck, comme ceux d’Eckhart, de Suso, de Tauler dans les pays du Rhin, répondent à un besoin nouveau de catéchèse populaire. Il ne s’agit plus en effet comme aux premiers siècles, de convaincre d’erreur quelques théologiens égarés : le troupeau lui-même est contaminé. Au moment où la conscience individuelle s’ouvre à l’intelligence des notions inculquées, elle cède à l’attrait de théories exaltantes, boudant les maigres pâtures que des bergers incapables et souvent indignes, s’obstinent à lui faire brouter.
Les discussions de pure forme où s’enlise la scolastique décadente, n’intéressent plus les esprits vraiment religieux [[Cf. Henri Suso, Horologium Sapientiae, 1. II, c. I : De diversitate ammiranda doctrinarum atque discipulorum.]] : bien peu sont capables d’ailleurs d’en saisir la signification. Alors chacun se prend à spéculer pour son propre compte : des béguines incultes se font leurs idées particulières sur l’Unité et la Trinité divines ; des pénitents exaspérés professent un évangélisme illusoire qui jette le discrédit sur les formes traditionnelles du culte, les sacrements, la hiérarchie entachée de l’esprit du monde. Le temps vient des processions de flagellants, alternant avec, les sarabandes de « danseurs » écervelés [[Cf. H. Delacroix, Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au xive siècle, Paris, 1900, pp. 52 sq. et Wautier d’Aygalliers, Ruysbroeck l’Admirable, Paris, 1923, pp. 129-154.]].
Derrière ces manifestations aberrantes perce pourtant une religiosité réelle. Comme la flamme sursaute avant de s’éteindre, le sens religieux s’exaspère avant de consentir à se renier. Les champions de la foi orthodoxe savent bien que leur tâche ne se limite plus à une prédication contra gentiles : il leur faut tenir compte chez les égarés qui ont quitté le bercail, de ce qu’un document d’inquisition appelle le responsum spiritus [[Cf. Conpilatio de novo spiritu, publiée par W. Preger en appendice à sa Geschichte der deutschen Mystik, t. I, pp. 461 sq.]], une aptitude foncière à percevoir l’appel de l’esprit.
M. Emile Mâle a écrit que le mysticisme de la fin du moyen âge pourrait aussi bien être appelé son réalisme, « car il est né du désir de toucher Dieu » [[L’art religieux de la fin du moyen âge, 3e éd., Paris, 1925, p. 146.]]. Les foules cèdent alors à des croyances aberrantes qui les entretiennent dans l’illusion d’un état de perfection invariable, de béatitude acquise où elles croient sentir le contact de Dieu : il est normal qu’elles ne se contentent plus d’une religion de simple précepte et de pratique routinière. Le sentiment religieux, selon un mot de Suso, veut être vécu (Vita, C. LII.) ; il exige, pour persévérer, une nourriture substantielle qui lui est trop souvent refusée — qui sait à cet égard si, à toutes les époques, la libre pensée (on disait au moyen âge le libre esprit), n’est pas une solution de désespoir pour des croyants morts d’inanition ! La manne cependant existe ; ceux qui en ont la garde, n’ont qu’à « prendre » et « distribuer », pour que la religion vécue et sentie ne soit pas l’apanage des sectes.
On se souvient du vœu qu’exprimait frère Gérard : il était grand temps d’instruire le peuple, par une doctrine solide, pour enrayer les progrès de l’hérésie. Mais Ruysbroeck n’hésite pas à se servir d’un glaive à deux tranchants : en même temps qu’il s’attaque aux erreurs propagées par les sectes, il stigmatise la déchéance du clergé, la grande prévarication qui fut le cauchemar de tous les spirituels dans la période angoissée qui précéda la Réforme.
Les associations de béguines et de beghards, particulièrement prospères dans les Pays-Bas, passaient pour les foyers des hérésies. Effectivement ces pieux laïques, groupés par l’émulation d’une vie de prière et d’œuvres charitables, sans être liés par l’observance d’une règle monastique, étaient particulièrement accessibles aux doctrines pseudo-spirituelles que propageaient les sectes. L’autorité ecclésiastique ne paraît pas avoir usé à leur endroit d’une politique concertée. A des mesures de répression massive succèdent des périodes de tolérance. La curie fulmine les censures prononcées par le concile de Vienne, mais elle intervient à l’occasion pour modérer la sévérité d’un évêque et lui faire discerner le bon grain de l’ivraie (Cf. Delacroix, o. c., pp. 88-89). L’équivoque s’épaissit du fait de l’adhésion d’un bon nombre de beghards aux tiers-ordres, surtout à celui de saint François, de sorte que les ordres mendiants commis à la répression de l’hérésie, deviennent leurs protecteurs naturels (Ibid.).
Il n’est pas assuré que ceux des beghards qui donnaient dans l’erreur, aient professé un système de doctrines cohérentes. L’inspiration dominante est celle du Libre Esprit dont les sectateurs, traqués dans les pays du Rhin où Strasbourg et Cologne étaient leurs bastions, avaient reflué vers le Brabant et les Flandres. L’interrogatoire d’un beghard de Bruxelles, naguère découvert par Preger [[Cf. Beitraege zur Geschichte der relig. Bewegung in den Niederlanden in der zweiten Haelfte des 14. Jhts, Abh. d. barry. Akad. d. Wiss., Hist. Kl., XXI, I., Abt., Munchen, 1895, pp. 22-24.]], ferait croire que des éléments averroïstes [[Melline d’Asbeck, La mystique de Ruysbroeck l’Admirable, Paris, 1930, pp. 32-33.]] s’étaient amalgamés à un bloc de doctrines hétéroclites où les erreurs d’Amaury de Bène rejoignaient celles de Pelage avec, comme lien, un naturalisme ésotérique renouvelé des plus anciennes perversions du sentiment religieux.
Les pages que Ruysbroeck consacre, notamment dans Les Noces spirituelles et dans Les douze béguines à la réfutation des hérésies, sont parmi les documents les plus significatifs dont l’historien dispose sur ce sujet encore imparfaitement éclairci. S’il n’est pas prouvé que l’épisode centré sur le nom de Bloemardinne ait eu des répercussions notables dans l’œuvre spirituelle du. grand mystique brabançon, on y trouve du moins préfigurés deux des chefs principaux de son réquisitoire : l’esprit de liberté et la sublimation de l’amour charnel, où se résument les aberrations morales des pseudospirituels ; ils autorisent à penser que l’hérésie de la Bloemardinne et de ses sectateurs ne fut qu’une résurgence locale de celle du Libre Esprit.
Il est une manière d’entendre l’esprit de liberté qui se tient dans la ligne d’une ferme orthodoxie chrétienne : ubi spiritus Domini, ibi libertas (II. Cor., III, 17). La déviation s’accuse avec la présomption de secouer pour autant toute règle, toute contrainte ou assujettissement. Les « faux prophètes », que dépiste Ruysbroeck, se tenaient pour dégagés des préceptes,et observances institués par l’Eglise. Ils s’abstenaient de louer Dieu et de le prier. Ils ne célébraient pas les fêtes. Ils ne se considéraient pas liés par la loi du jeûne. D’autre part ils visaient à s’affranchir de toute obligation sociale, notamment de la nécessité du travail, pour se tenir dans un état de disponibilité où ils voyaient la réalisation effective de la liberté. Evoquer une pensée, « une image », former même un désir, eût porté préjudice au repos intérieur dont ils ne voulaient se départir. Réduits à un état de pure passivité ils s’imaginaient de simples instruments entre les mains de la divinité, « à l’instar de l’outil qui de lui-même reste inactif dans l’attente du moment où son maître voudra travailler » (Cf. Infra, p. 340). Il ne pouvait être question pour eux de s’exercer à la pratique de la vertu : ils se croyaient élevés à un état de perfection où l’âme est incapable d’acquérir quelque mérite ; de ce chef ils pouvaient se dire impeccables et se livrer sans scrupules ni remords à tous leurs instincts. Pour l’âme en effet qui a détruit en soi toute volonté propre, l’illusion est proche de ne plus se croire mue que par des impulsions divines : résister à l’inclination de la nature serait faire obstacle à la liberté intérieure, répudier un état d’innocence, acquise ou retrouvée, pour lequel il peut paraître que la loi n’a pas été portée. Dans cette assurance une Bloemardinne trouve à l’amour le moins équivoque des justifications séraphiques. La même tendance incitera Gerson à dénoncer comme « une forfaiture intolérable » l’aberration qui consiste à faire des complaisances de la chair « chose divine et sacrée et a adourer » [[Le traictié Maistre Jehan Gerson contre le Roumant de la rose, texte publié par E. Langlois dans Romania, 1918, p. 32.]]. Au principe de telles déviations morales Ruysbroeck décèle un fond de croyances panthéistes, au moins implicites, sur lesquelles il se montre parfaitement renseigné — il n’est pas inutile de le relever puisque le grief a été retourné contre ses propres écrits : « (Les pseudo-spirituels) prétendent être l’essence divine, au-dessus de la distinction des trois personnes, et ils se disent établis dans un tel repos qu’ils ne sont même pour ainsi dire plus ; car l’essence divine n’opère pas… Il en est qui osent dire que lorsqu’ils mourront ils seront cette même substance qu’ils étaient auparavant, de même que l’eau d’une source puisée dans un vase, puis de nouveau jetée dans la source, redevient ce qu’elle était d’abord. » (Les douze béguines, c. xix).
Il a pu sembler que Ruysbroeck établissait une distinction entre différents courants de doctrines [[Cf. Wautier d’Aygalliers, o. c, p. 145.]]. Les différences qu’il note, rapportées à une suite d’erreurs contre les trois personnes divines, paraissent répondre surtout à un artifice de composition. On discerne mieux dans son exposé des hérésies deux directions principales, l’une quiétiste, l’autre panthéiste, lesquelles ne divergent d’ailleurs que pour se rejoindre ensuite et se renforcer mutuellement. Une démarcation plus nettement tranchée, bien que secondaire, s’établit dans les Noces entre ceux des hérétiques qui croient à la possibilité du mérite et ceux qui la nient (V. infra, p. 343) : dans l’état actuel des connaissances relatives aux hérésies médiévales, on ne voit pas si des sectes diverses se séparaient sur ce point de doctrine ou s’il ne fit l’objet que de controverses de moindre portée. De toute façon il convient d’observer que les propositions censurées forment moins un système de thèses arrêtées qu’un amas de doctrines résiduelles, amalgamées au hasard des influences locales, dans un milieu « provincial » éloigné des centres où s’affrontaient les idées.
Les doctrines spirituelles, développées dans les écrits qui s’échelonnent du Royaume des Amants aux Douze béguines, redressent l’erreur sous ses aspects multiformes sans rebuter les âmes intérieures qui se sentent pressées de vivre selon les plus hautes exigences de la vie en Dieu. C’est sur ce terrain qu’il y avait lieu d’innover. Une simple catéchèse doctrinale ne pouvait atteindre son objectif : il importait d’exposer la doctrine en la repensant par le dedans. Si Ruysbroeck ne l’a pas découverte par lui-même, comme Pascal enfant les théorèmes d’Euclide, du moins s’est-il trouvé dans des conditions idéales pour élaborer une construction vraiment neuve : la diffusion des hérésies, l’oubli des notions élémentaires jusque dans le clergé, le mettaient dans la position des docteurs de l’âge patristique auxquels ses panégyristes l’ont comparé.