Toute philosophie véritable est une vision de l’univers, et chaque philosophe digne de ce nom a la sienne que tout son effort est de communiquer à ses lecteurs ou à ses disciples. Voir en chaque système métaphysique, en même temps qu’une attitude devant la vie, un point de vue sur le fugace Cosmos, un essai plus ou moins heureux pour appréhender, pour « comprendre » dans une vision d’ensemble le plus possible du Tout, permet de se rendre compte, sans tomber forcément dans un pragmatisme étroit, que chacun de ces systèmes contradictoires et mille fois tour à tour réfutés n’est cependant pas entièrement faux. Chaque système est un aspect partiel de la vérité, une croyance, source de vie, qui n’est fausse que dans la mesure où l’on prétendrait voir en elle la Vérité définitive et absolue. Le revers d’une médaille ne contredit pas son avers, mais le complète. Le problème est, plutôt que de choisir entre les divers systèmes, de classer pour ainsi dire ces systèmes, de mettre entre eux l’harmonie, de les hiérarchiser et d’éliminer tout ce qui ne tendrait pas à exalter le bien, la beauté et la vie.
Peut-être est-il nécessaire qu’un penseur, frappé plus spécialement de tel ou tel aspect de la réalité, concentre son attention sur ce point, l’approfondisse au détriment de tout autre et, à force de creuser sa propre vérité, paraisse nier tout ce qui en diffère. A la création de ce poème, est peut-être utile un certain fanatisme. Mais nous saurons, à un certain degré, faire la synthèse de contradictions sans doute apparentes [[Sur ces questions, cf. Henri-Ed. Pirenne. Vérités subjectives, Gand, 1919, in-8.]]]].
Cette vision d’ensemble de l’univers, l’homme ordinaire, le penseur ordinaire – qui, par ailleurs, peuvent être hommes de génie – ne l’ont pas comme doit l’avoir le métaphysicien. Ils n’ont que des visions fragmentaires se reliant d’une façon qui n’a rien d’inéluctable ni d’organique et qui parfois même se contredisent. Celle du philosophe semble en général s’ordonner harmonieusement autour d’un petit nombre de centres, peut-être même autour d’un point de vue dominant qui éclaire tout le reste. Méthodiquement et prudemment le penseur s’efforcera de communiquer aux hommes les divers points de vue constituant la vision de l’univers qui s’est imposée à son esprit.
Joseph de Maistre a été l’un de ces Penseurs. Sa vision de l’univers se fait remarquer par sa force, sa profondeur, son ampleur et son unité. Aune conception traditionnelle, il a su donner un aspect étonnant d’originalité sans rien lui faire perdre de sa valeur éternelle. Pragmatiste avant la lettre, sans aucune des étroitesses du pragmatisme, il nous offre son système philosophique et religieux comme une vérité, source incomparable d’exaltation, de vie et de pensée féconde, par cela même qu’elle correspond aux tendances les plus profondes de l’être individuel et collectif.
C’est ce qui fait l’intérêt remarquable et la valeur de l’expérience religieuse de Maistre, son importance toujours actuelle, son mérite apologétique très original. C’est ce que nous voudrions essayer de montrer.
Vous êtes près de nous, Joseph de Maistre, par votre bonté autant que par votre insolence, par la dignité un peu guindée de votre allure et par la candide simplicité de votre cœur. Votre besoin d’absolu est peut-être ce qui vous fît une telle complète et complexe personnalité ; votre mépris pour la bêtise qui n’avait d’égal que votre indulgence hautaine a donné toute leur vie sympathique à vos délicieuses outrances, à l’admirable amertume de vos négations. Savoyard ! Nordique du Midi, votre esprit est placé au pôle septentrional et viril du fameux « génie latin » ! Provincial ! Non pas comme la vierge langoureuse qui, dans les nocturnes des petites villes, appuie à la fraîcheur des balcons bourgeois la fièvre inassouvie de ses bras tièdes. Vous étiez un homme, et fait pour toutes dominations. C’est votre cerveau qui se gonflait douloureusement comme un cœur trop plein et trop vide d’amour. Et le cœur lui-même n’était jamais sans inquiétude.
« Je me sens la tête, et quelquefois le cœur gonflés, mais je ne puis rien achever et pour ainsi dire rien entreprendre. Je trouve le soir que le devoir a pris tout mon temps : il faut s’endormir comme la veille sans avoir pu suivre aucune de mes vues… Le besoin de produire sans explosion possible ! Il y a de quoi crever. Jugez de la fermentation ! C’est tout juste la machine de Papin. Quelquefois, pour me tranquilliser, je pense (sincèrement, sur mon honneur !) que ces espèces d’inspirations qui m’agitent comme une pythonisse ne sont que des illusions, de sottes bouffées du pauvre orgueil humain, et que si j’avais toute ma liberté, il n’en résulterait à ma honte qu’un ridiculus mus. D’autres fois, j’ai beau m’exhorter aussi bien que je puis à la raison, à la modestie, à la tranquillité, une certaine force, un certain gaz indéfinissable m’enlèvent malgré moi comme un ballon. Je me perds dans les nues… je voudrais faire, je voudrais, je ne sais pas trop ce que je voudrais. Peut-être que les circonstances me feront vouloir, à la fin une seule chose. Tiraillé d’un côté par la philosophie et de l’autre par les lois, je crois que Je m’échapperai par la diagonale… » [[Lettre inédite publiée par Clément de Paillette (La politique de Joseph de Maistre, Paris, 1895, in-8), écrite de Chambéry, 24 juillet 1785, à son ami, le marquis de Barol. Cf. aussi la fameuse phrase sur « le poids écrasant de rien ». Dans le Journal inédit, à la date du 1er avril 1797, Lausanne, nous lisons cette phrase mélancolique : « Aujourd’hui j’ai 44 ans; j’ai beaucoup respiré, mais point du tout vécu, et pour moi tout est dit en ce monde. A vous, Monsieur Rodolphe (son fils aîné) ! » Maistre a réellement trouvé, dans la pensée et dans la religion, la grande consolation de sa vie.]]
Quel poète n’a pas ressenti ces angoisses délicieuses et désolantes, ces ardeurs qui fécondent et qui peuvent aussi consumer, ces enthousiasmes qui marquent le jeune homme du sceau des solitaires et des élus? Peut-on mieux exprimer l’état d’inspiration, le délire platonicien, avec ses audaces et ses doutes?
Toute notre jeunesse et toute jeunesse d’homme fort de désirs et trop faible d’espoirs, hardi et fier de sa propre ferveur, enfiévré par sa solitude, ne gémit-elle pas dans ces mots ? Maistre fut un homme vivant, orgueilleux et humble, et non pas l’automate qu’on a voulu voir en lui. Sa situation et ses obligations qu’il remplissait avec conscience ne purent lui imposer le pli professionnel. Il n’était ni leur esclave ni leur dupe. « Je suis magistrat (pour mon malheur, il faut être juste) », écrivait-il à un ami [[Au baron Vignet des Etoles, de Lausanne, 9 décembre 1793. Il est tout à fait abusif de dire comme M. S. Rocheblave (Joseph de Maistre. L’homme. L’œuvre. Revue Bleue, 26 novembre et 2 décembre 1892) : « Magistrat jusqu’aux moelles, il est d’Etat beaucoup plus que d’Eglise. »]]. Il ne faut pas voir, dans l’antique solennité de ses manières, autre chose que ce qu’elle signifiait simplement; et même sa perruque poudrée, ne l’aimerons-nous pas, comme l’eût aimée Francis Jammes, même dans les parcs étroits et rocheux des châteaux alpestres où la vit Lamartine, sur nulle pelouse desquels ne dansaient au crépuscule un peu brumeux d’anciennes jeunes filles aux robes blanches ?…
Toute notre jeunesse, disions-nous, ne sympathisera-t-elle pas en effet avec la sienne qui survécut même à son âge mûr et que sut conserver la chaude candeur de son âme ? Celui qui ne pouvait, à la fin de sa vie, lire sans pleurer d’admiration tels psaumes ou tels chapitres de l’Evangile [[« Son cœur, qui n’avait jamais été ouvert qu’aux affections légitimes, n’avait rien perdu de la sensibilité du premier âge… Peu d’hommes ont porté plus loin l’amour et le support du prochain… Il était si facile de le tromper qu’on s’en faisait conscience. » Lettre de Constance de Maistre, au lendemain de la mort de son père. Cf. Latreille. Les derniers jours de Joseph de Maistre, racontés par sa fille, dans La Quinzaine, 16 juillet 1905.]] est bien le même qui à 25 ans s’enflammait, sans pourtant tomber dans l’idéologie rousseauiste, pour les « réformes » et les « idées nouvelles » [[Cf. Descostes : Joseph de Maislre avant la Révolution, t. I, passim.]], et qui disait : « La mission de la jeunesse est de faire le bien . » [[Cf. Mémoire sur la vénalité des Charges, publié par Clément de Paillette, op. cit. : « La vénalité rend un grand service à la chose publique en portant des jeunes gens dans toutes les places ; c’est une lourde erreur que celle qui accorde une confiance exclusive aux vieillards. Bien n’est inutile dans l’ordre général; la mission des vieillards est d’empêcher le mal; celle des jeunes gens est de faire le bien… La vieillesse ne commence rien; je vois des hommes que la fortune a portés à de grandes charges sur le déclin de l’âge, mais je les vois tous dévoués au mépris public. Je cherche des exceptions, je n’en trouve point. Combien d’exemples au contraire en faveur de la jeunesse!… Alexandre, Scipion, César, Pompée, Turenne, Condé, Frédéric, d’Aguessau, Chatham, Pitt. Popinien, le plus grand des jurisconsultes romains, a été assassiné à 25 ans. La vieillesse n’apprend rien, ne corrige rien et n’établit rien, « Vieillir n’est pas assagir », disait Charron… » Maistre, on le voit, comprend clairement le jeu d’équilibre peut-être nécessaire des forces progressistes et des forces conservatrices, de celles qui tirent en avant au risque d’aller trop loin dans la révolution, et de celles qui tirent en arriére au risque de s’enliser dans la réaction. Mais on voit aussi que ses sympathies profondes vont vers l’avenir bien plus que vers le passé.]] Parce que nous nous appuierons sur votre pensée, beau bloc résistant et poli, pour aller encore plus loin, parce que nous ne serons pas tout à fait vos disciples, ô Maître, nous vous aimerons davantage. Nous vous aimerons mieux que ceux qui croiront être vôtres parce qu’ils auront pris toutes faites certaines de vos formules bellement ordonnées, parce qu’ils auront admis certaines de vos conclusions, sans se donner la peine de les retrouver par leur propre effort, sans même se douter de ce qu’elles vous ont coûté de travaux et d’angoisses. Sans doute serait-il néfaste de prétendre tout recommencer dans chaque cerveau, et tout progrès n’est-il possible que si l’on profite de précédentes acquisitions. Mais il ne semble pas bon que le disciple ignore la douloureuse gestation de son maître, et ne soit même pas effleuré par les doutes qui font la faiblesse mais aussi la force et le triomphe du penseur héroïque. Il y a là toute une ascèse de la pensée, qui n’est pas moins importante pour la vie intellectuelle que celle de la sensibilité pour la simplification et le désencombrement de l’âme en route vers son Dieu. Les tourments de la dialectique, les pénibles efforts et les âpres joies de l’intuition, la délectation morose des doutes, sont les épines qui doivent mortifier le pèlerin de la Connaissance, et c’est parfois une sueur de sang qui doit féconder le terrain où germeront la Rose et l’arbre de la Croix. Laissant d’autres citer des phrases sans contexte pour affermir leur pensée ou pour aider au succès d’une action très terrestre, nous nous plaisons à trouver les émouvants indices de votre sincérité et vos féconds scrupules. [[Saint-Pétersbourg, 15 (27) mai 1805 : « Lorsque j’éprouve des tentations contre la foi je me recommande à tous les croyants, à tous les confesseurs, à tous les martyrs… » Cf. P. Boutin. Lettres inédites de Joseph de Maistre au cardinal de La Fare, évêque de Nancy (communiquées par M. Dangins de Montaigu) dans la Revue du Bas-Poitou , 1921, 1er trimestre, pages 1-15. – Cf. aussi, ibidem, lettre du 20 juillet (2 août) 1803) : « Il n’y a plus moyen de jeter l’ancre ni de se fier à une croyance, même à une espérance déterminée. Où sont les éléments d’une régénération ? Pour bâtir, il faut des pierres ; il n’y en a plus. » 11 ne s’agit ici que de politique. On voit combien le comte de Maistre partageait peu l’assurance de ses pseudo-disciples d’aujourd’hui. Il avoue dans les Soirées, 5e entretien, que dans ses « belles années », sa « jeune foi était alarmée par les raisons des savants ». « Je suis de ma nature un grand douteur, et nullement pointilleux », dit-il encore. Lettre à De Place, 9 août 1819, publiée dans la Revue Bleue, 23 mars 1912. « Non sum dignus ; toute confiance m’abandonne. » Lettre du 16 (28) oct. 1814. Ailleurs encore, il reproche à son intransigeant ami, Vignet des Etoles, de considérer comme des lépreux tous ceux qui ne partagent pas ses opinions ultraconservatrices. Lettre du 9 décembre 1793 ; CE. C, t. IX, p. 57-58.]]
Non ; vous n’étiez pas le champion littéraire fanatisé de « l’ordre » tel que vous le vîtes vous-même régner longtemps « à Varsovie » [[Maistre s’est indigné de la tyrannie russe en Pologne, des violations de la soi-disant Charte constitutionnelle accordée à ce pays (cf. par exemple Lettre du 18 (30) avril 1815, QE. C, t. XIII, p. 322), et surtout du partage de la Pologne (CE. C, t. XI, p. 176, p. 305, etc.).]]. Le « royaume de l’ordre » était pour vous le royaume même de Dieu, et vous aimiez trop les mots qui expriment l’essence de la beauté parfaite [[Mundus, Cosmos, cf. le commentaire de ce mot dans les Soirées, 2e entretien.]] pour souiller cette idée de la laideur d’aucun excès. Vous saviez que l’injustice, moralement et étymologiquement pour ainsi dire, est le pire des désordres; c’est pourquoi vous voyiez dans le christianisme le seul vrai garant de la liberté dans l’harmonie, car la politique des hommes livrés à eux-mêmes n’est qu’un « amas de noirceurs et d’iniquités » [[Lettre du 27 avril (9 mai) 1812.]]. Vous ne méconnaissiez pas le rôle sacré que peut» avoir à remplir la force, mais vous saviez quelle était la force la plus haute. Plus que par aucun des prestiges de votre style, nous sommes ému de vous voir prendre un jour dans l’inculte Sardaigne la défense d’un malheureux, condamné par les hommes, et davantage encore, de vous voir, vingt ans après, à l’autre bout de l’Europe, éprouver comme des remords de n’avoir pas réussi à éviter un faux pas à la justice terrestre [[Cf. le récit de cette affaire dans G. Mandoul (Joseph de Maistre et la politique de la Maison de Savoie, p. 38) qui a retrouvé dans la Bibliothèque civ. de Turin une émouvante lettre adressée à ce sujet par Maistre au roi, le 16 juillet 1802, de Cagliari, où il demande la grâce de Pala condamné sans preuves suffisantes et, dans les Archives d’Etat, une autre lettre du 27 juin 6 juillet) 1807 au chevalier Rossi. « Dites moi si cela ne vous empêche pas de dormir. Pour moi, je vous l’avoue, à 800 lieues de distance j’en suis souvent troublé quand je me rappelle cette monstrueuse procédure. J’en veux mortellement à la Sardaigne parce qu’elle m’a fait connaître le remords ou du moins quelque chose qui y ressemble fort… Je m’accuse, moi, de n’avoir pas cassé lesiiitres. Je crains d’être taché de sang et cette idée me persécute sans cesse. Jamais je ne serai complètement tranquille sur ce point. » Tel est l’homme que Stendhal, qui semble ne pas même l’avoir lu, croit pouvoir se permettre de surnommer « l’ami du bourreau ». Si Maistre a jugé, avec pour ainsi dire tous ses contemporains, que la peine de mort ne pouvait être complètement abolie, c’est qu’il avait une conception tragique de la vie et du monde, et ne se faisait guère d’illusion sur la bonté des hommes. Il estimait en outre avec Platon que l’expiation est un bien pour le coupable lui-même. Mais il était loin, comme on le voit, de l’aire bon marché de la vie humaine et des formes de la justice, contrairement semble-t-il, à un certain nombre de gens du XXe siècle qui, depuis la guerre surtout peut-être, paraissent incapables de comprendre qu’une société peut, suivant l’expression employée ( à tort ou à raison dans cette circonstance fameuse) par Péguy, être en état de péché mortel, si elle accepte qu’un homme soit condamné sans preuves absolues, même s’il est « peu intéressant », comme disent ceux qui s’en lavent les mains et se croient innocents du sang répandu.]].
Nous sommes heureux de ne trouver en vous aucune trace de pharisaïsme. Votre conscience fut assez lucide pour discerner tous les monstres sans nom qui se disputent le cœur d’un homme, pour contempler froidement le grouillement immonde qui souille le fond de notre âme. « J’ignore, disiez-vous, ce que c’est que l’âme d’un coquin, mais je crois savoir ce que c’est que l’âme d’un honnête homme, et c’est à faire frémir. »
Issu d’une race vigoureuse, vous prenez la vie au sérieux, et au-dessus de tout la vie intérieure. Vos scrupules sont une preuve de la sincérité de votre foi. Vous n’envisagiez pas à la légère et sans tremblement le problème pathétique du salut. Vous ne pensiez point vous être acquitté de tous vos devoirs, les gestes extérieurs accomplis ; et vous saviez que l’Absolu seul peut purifier et combler le vide effrayant du cœur humain. La plupart de nos prétendues vertus, vous ne l’ignoriez pas, sont les fruits de l’impuissance, du respect humain et du manque d’occasion. [[« Je ne vois jamais mourir nos vénérables prêtres sans être tenté de désespérer de la canaille mondaine, et quorum pars magna fui. » Lettre au P. Rozaven, Saint-Pétersbourg, 6 (18) avril 1817, OE. C, t. XIV, p. 86. « Otons de nos misérables vertus ce que nous devons au tempérament, à l’honneur, à l’opinion, à l’orgueil, à l’impuissance et aux circonstances, que nous restera-t-il ?… Jamais je ne médite cet effroyable sujet sans être tenté de me jeter à terre comme un coupable qui demande grâce; sans accepter d’avance tous les maux qui pourraient tomber sur ma tête, comme une légère compensation de la dette immense que j’ai contractée envers l’éternelle justice. Cependant vous ne sauriez croire combien de gens dans ma vie m’ont dit que j’étais un fort honnête homme. » Soirées, 3e entretien. « Si quelque Cabinet paraît, à telle ou telle époque, plus juste qu’un autre, c’est que des circonstances connues ou inconnues l’empêchent d’agir. Il est juste comme l’eunuque est chaste. »]]
Aucun pharisaïsme, en vérité, nul respect pour la soi-disant morale « bourgeoise », et un certain mépris pour les conventions mondaines [[Parlant d’une ambassadrice qui incarnait la « morgue autrichienne » dans toute sa pompe, Maistre plaisante : « Elle a fait un grand travail intérieur pour savoir combien elle doit s’incliner sur sa chaise, lorsque le ministre de Sardaigne entre. L’angle me paraît de deux degrés et demi, plus ou moins; si jamais il se fixe, j’avertirai… » On constate même une certaine timidité de manières chez cet homme d’études, capable de travailler vingt heures par jour, et qui prenait souvent ses repas assis dans un fauteuil tournant de son bureau à sa table, pour moins perdre de temps. « J’ai toujours vu, dit-il, qu’en abordant les hommes en place, je les crains. Je demeure en observation. De peur de dire ce qu’il ne faut pas, je ne dis pas ce qu’il faut, et ma gêne gêne les autres. Mais ensuite je m’apprivoise et j’apprivoise. » Lettre du 28 mai (9 juin) 1803. Arch. di Stato de Turin, citée par Mandoul, op. cit., p. 15. On voit l’absence complète de « bluff » chez cet homme modeste qui écrit ainsi de soi-même à la chancellerie dont il était le représentant. Cette timidité n’empêchait pas d’ailleurs Maistre de parler franchement et parfois rudement aux grands de la terre. Il disait volontiers toute sa pensée, parfois même sur un ton tranchant,et au mépris de toutes les superstitions mondaines. – Ailleurs il parle de son « irrésolution naturelle » (OE.C. t. VIII, p. 452), de son goût pour la contemplation plus que pour l’action (Lettre à sa fille Constance, Turin, 21 février 1820, OE.C, t. XIV, p. 206).]]. « Quelle effrayante recherche que celle qui aurait pour objet le petit nombre de nos vertus ! Il faudrait commencer par en sonder les bases. Quel abîme ne découvrirait-on pas entre la morale humaine et la morale véritable ! Nos actions apparaîtraient bien plutôt déterminées par les préjugés que par les considérations de l’ordre général fondé sur la volonté divine. Une action nous révolte bien moins parce qu’elle est mauvaise que parce qu’elle est honteuse. Que deux hommes du peuple se battent armés chacun de son couteau, ce sont deux coquins : allongez seulement les armes et attachez au crime une idée de noblesse et d’indépendance, ce sera l’action d’un gentilhomme ; et le souverain vaincu par le préjugé ne pourra s’empêcher d’honorer lui-même le crime commis contre lui-même, c’est-à-dire la rébellion ajoutée au meurtre. L’épouse criminelle parle tranquillement de Y infamie d’une infortunée que la misère conduit à une faiblesse visible et, du haut d’un balcon doré, l’adroit dilapidateur du trésor public voit marcher au gibet le malheureux serviteur qui a volé un écu à son maître… Si nous daignons nous abstenir de voler et de tuer, c’est que nous n’en avons nulle envie : car cela ne se fait pas. » [[Soirées, 3e entr. Cf. aussi Considérations, chap. II « Nos idées sur le bien et le mal sont trop souvent altérées par nos préjugés, etc.. »]]
Nul respect humain n’arrêtait la franchise de votre caractère ni l’intégrité de votre pensée. Vous avez su dire au tzar Alexandre, arbitre de l’Europe, les paroles qui devaient être dites. Vous avez même rêvé de parler à Napoléon encore vainqueur (Cf. les lettres des mois de septembre, octobre et décembre 1807; OE.C, t. X.). -Quel eût pu être ce tête-à-tête formidable ? Quels mots aviez-vous préparés pour convaincre le Soldat têtu, l’Empereur ivre de sa force ? Quels arguments, quelles séductions pour détourner les pas déjà précipités de son destin ?
Nous ne pourrons jamais imaginer ce que vous espériez pouvoir dire au Corse usurpateur, aveugle instrument des volontés providentielles. Pas même à votre roi vous n’avez déclaré votre secret. En vérité, n’étiez-vous pas digne de vous mesurer avec César? Comme lui vous saviez que la nature de la volonté est de ne point avoir de limites, comme lui vous regardiez droit devant vous et vous marchiez intrépidement. « Il n’y a point de philosophie, disiez-vous, sans l’art de mépriser des objections » (Soirées, 5e entr.), voulant signifier non pas que réflexion et sens critique sont négligeables, mais que la vérité est une chose qui se conquiert par le courage, par la vertu et par l’effort.
Vous saviez aussi que lorsqu’un arbre incline vers la terre, il ne suffit pas de le redresser, mais qu’il faut encore le ployer en sens contraire [[Amica Collatio. Un écrit inédit de J. de Maistre, publié dans les Etudes, oct. 1797. « J’ai exagéré, dit-il ailleurs, comme saint Augustin exagéra contre les Pélasgiens, ceci soit dit sans comparaison. Il faut de l’impertinence dans les ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts… mais je consens bien à surprendre mais non à choquer. » Lettres inédites de J. de M. publiées par J. Latreille, Revue Bleue, mars 1912.]]. Vous n’hésitiez pas devant les conséquences les plus dures de votre dialectique et n’aviez pas peur de risquer parler dans un désert silencieux ou dans le désert hurlant des foules hostiles. Vous alliez toujours jusqu’au bout de votre pensée. Vous étiez toujours sincère avec vous-même. Par ce courage intellectuel il vous a été donné d’éveiller presque à son insu tout un siècle. En vérité vous étiez bien du temps de Bonaparte et digne de vous mesurer avec lui. Qui sait si le discours que vous eussiez tenu, les yeux dans les yeux, à l’Aventurier génial n’eût pas quelque peu modifié l’aventure de l’Europe ? Le César de l’esprit eût peut-être un instant dominé le Maître de l’action.
Nous croyons qu’on ne peut bien comprendre Joseph de Maistre si l’on n’insiste pas sur le caractère très original de son orthodoxie catholique et sur la mysticité profonde de sa pensée. A vrai dire, la sincérité et la profondeur de ses convictions religieuses semblent avoir été parfois mises en doute. On a souvent voulu voir en lui un homme politique appuyant sur le christianisme son système social. On aurait fait ainsi de lui le prototype d’actuels politiciens qui nous conseillent d’être « catholiques parce que Français », et qui mettent la religion au service de la politique, non seulement parce qu’ « il faut une religion pour le peuple », mais aussi parce que la tradition romaine leur semble un des meilleurs points d’appui de leur système très terrestre. Mais tout au contraire, Joseph de Maistre, s’il insista en effet justement sur les services réciproques que peuvent se rendre l’Etat et l’Eglise, le Trône et l’Autel, et sur la valeur sociale des croyances, bien loin d’utiliser la religion au bénéfice de sa doctrine politique, subordonna toujours celle-ci à celle-là.
Dans un éreintement fameux [[Edmond Schérer. Mélanges de critique religieuse, Paris, 1860, in-8, n» VIII (1853), p. 263-296.]], souvent démarqué depuis, Edmond Schérer, le fanatique prédécesseur au Temps de M. Paul Souday, déclare tout bonnement en parlant de Maistre, que « sa religion est un système politique, et rien de plus ». Faguet [[Emile Faguet. Politiques et moralistes dn XIX siècle.]], suivant en cela M. Michel Revon [[Michel Revon. Joseph de Maistre. Nouvelle Revue, t. LXXIX, déc. 1892.]], s’attache à prouver que Maistre est plus homme d’Etat que croyant. Quand on conviendra que Maistre était vraiment un croyant, on dira alors qu’il était plus catholique que chrétien, ou plus romain que catholique. Si Lamartine [[Lamartine. Les confidences, Paris, 1887, in-12, p. 417-419. Le portrait est d’ailleurs plein d’injustices et d’inexactitudes. Lamartine dit par exemple que Maistre, cette « âme brute », ce « Bossuet alpestre », à « grandes proportions » mais à peine « dégrossi», intelligence vaste mais peu policée, « avait lu très peu » ! Remarquons à ce propos l’injustice des adversaires de Maistre. En ce qui concerne Voltaire, le spectacle est même amusant : « Il lisait beaucoup Voltaire », dit M. Revon qui reproche à Maistre de l’avoir plagié à rebours. « Cet ennemi de Voltaire ne l’a pas lu », dit par contre Schérer. Lamartine est encore plus sévère et injuste pour Maistre dans son Cours de Littérature. Il déclare lui préférer son frère Xavier, à la cause de la « sensibilité » de ce dernier, « car, dit-il, il n’y a de grand dans le talent que l’émotion. Gloire aux larmes ! » Rien ne pouvait en effet différer plus de ce romantisme sentimental et exaspéré que le réalisme mystique et viril de Joseph de Maistre (Cours familier de littérature, II, 222 ; III, 445; VII, 393-472 ; VIII, 6-80; X, 224; XX, 5; XXVI, 19]].]] reconnaît que « sa foi à laquelle il donnait trop souvent le vêtement du sophisme et l’attitude du paradoxe qui défie la raison, était sincère, sublime, féconde dans sa vie », s’il estime que « toute sa philosophie n’était que la théorie de ses instincts religieux », et que « les passions saintes de son esprit étaient passées chez lui à l’état de foi », il donne un sens péjoratif à cette définition d’ailleurs peu claire, et ajoute : « Il s’était fait les dogmes de ses préventions : c’était là toute sa philosophie. » Si Sainte-Beuve, dans une étude magistrale, malgré quelques partis-pris [[Sainte-Beuve. Lundis, XV, p. 78.]], trouve chez Maistre un sens non seulement religieux mais mystique, parce qu’il cherche le miracle et veut expliquer les événements d’ici-bas par l’au-delà, il ne serait pas loin de lui reprocher, comme on l’a fait depuis [[Rocheblave. Joseph de Maistre. L’homme. L’Oeuvre (Revue Bleue, 26nov.-3 déc. 1892). Fragments d’une étude couronnée par l’Académie française qui avait mis ce sujet en concours. Cf. aussi M. Henri Baudrillard Publicités modernes, 1863, in-16, p. 129-174, qui juge l’influence maistrienne somme toute plutôt néfaste sur la direction prise par le catholicisme.]], d’être plus biblique qu’évangélique. Un mot de Mme Swetchine pourrait il est vrai, isolé du contexte, venir à l’encontre de notre thèse. Elle parle de « son coeur plus honnête et plus droit que naturellement pieux » [[Comte de Falloux. Madame Swetchine, I, 400.]]. Voici le passage intégral : « La foi était tellement devenue la propre nature de son esprit que hors d’elle il ne pouvait consciencieusement admettre qu’ignorance, limites étroites, mauvais vouloir ou mystérieux châtiment. L’idée en lui réglait tout et soumettait son coeur plus honnête et plus droit que naturellement pieux. » Mme Swetchine veut donc dire que Maistre était tellement convaincu de sa religion, qu’il avait de sa religion une conception si large, si haute, si lumineuse et en voyait si bien les avantages, qu’il ne comprenait pas la négation obstinée. Il faut penser ici beaucoup moins à je ne sais quel Torquemada fantaisiste, qu’à Pascal lui-même dont nous savons qu’il mettait dans la discussion tant de flamme que l’impossibilité de convaincre ses auditeurs lui donnait une crise nerveuse. Enfin Mme Swetchine veut dire que la piété de Maistre n’avait rien de commun avec la vague religiosité romantique à la mode de son temps. Un viril pessimisme l’empêchait de mettre de côté les aspects austères et terribles de la réalité. Peut-être même son génie de styliste poussa-t-il parfois trop loin la réaction contre la religion sentimentale et doucereuse. Peut-être trouvait-il dans cette violence qu’il faisait à soi-même et à ses contemporains une jouissance âpre et bizarre. Ce n’est pas pour le seul amour des cloches, de la liturgie et des arts religieux que Maistre se dit chrétien, lui qui avoue que certaine musique d’église l’ « assassinait ». Maistre est un mystique de l’esprit.
Sa pratique religieuse ne fait plus aujourd’hui aucun doute [[Cf. G. Goyau. Op. cit.]]. Son Journal inédit nous révèle même ses communions [[Journal inédit, 13 juillet 1794, 17 mai 1798, 13 janvier 1799. Certaines croix indiquant selon toute probabilité des communions se trouvent aussi aux dates suivantes : 17 avril 1808 (Pâques), 14 mars 1809, 28 mars 1809 (Pâques), 9 (21) janvier 1810, 17 (29) avril 1810 (Pâques), 5 (17) juin 1810 (Pentecôte), 1 (13) juin 1811 (Fête-Dieu). Cf. aussi Corr. dipl., éd. Blanc, II, 358.]]. Elève des Jésuites, il avait été tout jeune inscrit dans la Congrégation de l’Assomption, dite des Nobles ou des Messieurs [[Supprimée en 1771 après la bulle de Clément XIV dissolvant la Compagnie de Jésus. Cf. Fr. Descostes. Op. cil., ch. IV.]], puis à quinze ans dans la Confrérie des Pénitents Noirs qui processionnaient quatre fois par an, pieds nus, la tête sous de sombres cagoules, et dont la fonction essentielle plutôt austère était d’assister les condamnés à,mort pendant la nuit qui précédait l’exécution [[Ibid., et lettre du 9 février 1820 à l’abbé Rey. OE. C, t. XIV, p. 202. M. Descostes pense que ces veillées tragiques ont influencé le fameux morceau des Soirées sur le bourreau. Mais M. Vermale a établi que les exécutions capitales étaient fort rares à Chambéry à cette époque (une par an en moyenne). Pour ne pas interpréter abusivement ces pages célèbres, il faut se rapporter à un passage moins connu où Maistre exprime sa satisfaction que les lois et pratiques de la justice savoyarde fussent moins cruelles que celles de la justice française.]]. En 1793, « les fibres de son coeur ne furent pas assez robustes pour supporter » le spectacle de la persécution religieuse dans sa ville natale : églises fermées ou souillées, prêtres chassés, la Marseillaise chantée pendant l’Elévation [[Lettre du 24 septembre (8 octobre) 1814. L. Mandoul. Joseph de Maistre et la, politique de la Maison de Savoie, Paris, 1900, in-8, p. 10.]]. Il préféra de nouveau s’exiler [[« Je partis et je fis mai, dit-il ; il fallait bêcher mon jardin et attendre la résurrection. » Il est curieux de constater ici une idée analogue à celle que M. Barrés expose dans Au service de l’Allemagne, au sujet des Alsaciens-Lorrains demeurés dans leur pays sous la domination allemande.]].
A Genève, puis à Lausanne (depuis la fin de mars 1793), Maistre est comme le centre d’un petit groupe de savoyards émigrés, prêtres et évêques réfractaires pour la plupart, dont la piété était exaltée par le malheur [[Cf. lettre du 29 avril 1793 ; et Masse. Histoire de l’annexion de la Savoie à la France, Grenoble, 1891-1895, 3 vol. in-8, t. II, p. 162, ainsi que les ouvrages de Mandoul, Méric, Martin et Fleury ; et celui de F. Vermale. Notes sur Joseph de Maistre inconnu, ch. IV.]]. Ces fréquentations et celle des Jésuites en Russie eurent même sur le développement de sa pensée religieuse une certaine influence. A Saint-Pétersbourg, son prosélytisme discret mais ardent [[Sa première « conversion » fut celle de son frère. Lettres de Xavier de Maistre, publiées par M. Klein, dans le Correspondant, déc. 1902 (Lettre du 15 nov. 1919). Cf. A. Berthier. Xavier de Maistre, Paris et Lyon, 1920, in-8, p. 24 et suiv., et Descostes. J. de M. avant la Révolution, II, p. 319-321.]], son zèle de « missionnaire mondain » finirent par lui valoir la défaveur du tzar Alexandre qui l’avait longtemps apprécié et personnellement protégé, mais qui, dans les derniers temps du séjour de Maistre, traversait une crise marquée d’anticatholicisme, après avoir au contraire penché, semble-t-il, un certain temps vers Rome, comme son père Paul Ier [[Cf. à ce sujet Falloux. Madame Swetchine; P.Pierling La Russie et le Saint-Siège, Paris, 1912, t. V ; P. Gagarin. Religion et moeurs des Russes : anecdoctes recueillies par le comte Joseph de Maistre et le P. Grivel,S. J., Paris, 1879; P. Kozaven. L’Eglise russe et l’Eglise catholique, éd. Gagarin, Paris, 1876 ; P. Pierling. Alexandre Ier est-il mort catholique; G. Goyau. La pensée religieuse de Joseph de Maistre (Bévue des Deux-Mondes, 1er avril 1921, p. 606 et suivantes) ; et les lettres de Maistre lui-même, CE. C, t. XVIII, p. 282, 294, 384,444.]]. Très répandu dans la haute société russe, aimant discuter métaphysique non seulement avec le mystique sénateur Tamara (le Sénateur des Soirées), mais aussi avec de grandes dames spirituelles (ce qui montre bien que ses fameuses sorties contre les bas bleus dans sa délicieuse correspondance avec sa fille Constance sont d’un philosophe et d’un homme de bon sens et non pas d’un bonhomme Chrysale), telles que la comtesse d’Edling, née Stourdza, la princesse Gagarine,les princesses Alexis et Michel Galitzine, la belle amirale Tchitchagoff, Mme Swetchine, la comtesse Tolstoï, il prêchait et dirigeait moralement une très élégante et aristocratique a paroisse » où la vie mondaine n’étouffait pas toujours la vie intérieure, comme le prouvent l’émouvant journal et les angoisses religieuses de la plus célèbre de ses « paroissiennes», Mme Swetchine, qui abjura le 27 octobre (8 novembre) 1815, grâce en grande partie aux efforts du « comte de Maistre, grand semeur de catholicisme en Russie ».
L’emprise progressive de cette âme d’élite sur une autre âme d’élite serait intéressante à étudier. Nous en voyons les étapes essentielles dans le Journal de Mme Swetchine, où l’on peut retrouver les principes et l’ordonnance même de l’apologétique de son ami [[Mme Swetchine. Journal de sa conversion. Méditations et prières, publié par le comte de Falloux, Paris, 1861, in-8, p. 10 et suiv.]].
Maistre ne brusquait aucunement sa catéchumène. Voici d’ailleurs une preuve de sa tolérance pratique que les outrances et les paradoxes « insolents » des Lettres sur l’Inquisition espagnole, oeuvre de « contre-attaque », ne doivent pas faire méconnaître. Il publia vers 1802 une Lettre à une dame protestante sur la maxime qu’un honnête homme ne change jamais de religion [[C’était l’opinion du tzar Alexandre qui le lui dit en propres termes. CE. C, t. XIII, p. 282.]] et une Lettre à une dame russe [[La comtesse Tolstoï.]] sur la nature et les effets du schisme sur l’unité catholique, qui, jointes à deux lettres du P. Rozaven [[Rozaven. Op. cit.]], formèrent un opuscule manuscrit, sorte de bréviaire à l’usage des convertis pétersbourgeois [[Œuvres complètes, t. VIII, 129-157.]]. La conclusion de chacune de ces lettres est qu’il faut éviter des éclats inutiles et dangereux, les partis extrêmes qui peuvent tout compromettre et heurter témérairement l’opinion. Il y a, dit-il, entre les devoirs, » une certaine subordination qui peut varier avec les circonstances. S’il est ordonné de braver la persécution, il est défendu de la provoquer ». Si l’on ne doit pas tout à l’autorité politique, on lui doit pourtant quelque chose : le prophète Elysée n’a-t-il pas implicitement permis à Naaman, général syrien, converti par lui au vrai Dieu, d’entrer avec le roi son maître dans le temple de l’idole et même de s’incliner en même temps que lui ?
En vérité la foi était devenue chez Joseph de Maistre une seconde nature, ou plutôt elle s’était superposée en la transfigurant à sa nature propre. « L’homme ne vaut que parce qu’il croit, disait-il [[Lettre à la comtesse d’Edling, née de Stourdza. CE. C, t. XIV, p. 276.]]. Ce n’est pas qu’il faille croire à des sornettes, mais toujours vaudrait-il mieux croire trop que ne croire rien. »
Telle est en effet la thèse d’un passage bien connu des Soirées [[Xeme entr.]], exprimant l’idée que la superstition n’est « ni l’erreur ni le fanatisme », mais, comme l’indique l’étymologie elle-même, « quelque chose qui est par-delà la croyance légitime » et sur laquelle il n’y a pas de quoi crier haro, car ce qui suffit ne suffit pas : « jamais nous ne sommes sûrs de nos qualités morales que lorsque nous avons su leur donner un peu d’exaltation ». Et voici une raison encore plus audacieuse et originale, impliquant la constatation d’un certain relativisme dans la croyance populaire : « Je ne crois pas qu’un homme, et moins encore une nation, puisse croire précisément ce qu’il faut. Toujours il y aura du plus ou du moins. » C’est-à-dire que la superstition est en quelque sorte un « ouvrage avancé » de la religion vraie. Enfin, un argument sentimental et psychologique : « La raison est bonne sans doute, mais il s’en faut que tout doive se régler par la raison. » D’une jeune fille qui se lèvera dans le froid de la nuit pour embrasser le portrait de son père exposé aux dangers de la guerre, ou de sa soeur trop raisonnable qui lui fera observer le peu de soulagement que des épanchements aussi subjectifs apportent aux souffrances de l’absent, laquelle préférez-vous comme épouse ? La logicienne ou la superstitieuse ?
Maistre prend d’ailleurs le mot superstition non dans le sens théologique ordinaire [[Comme il est pris, péjorativement, dans le Mémoire inédit au duc de Brunswick.]], mais comme exprimant un excès de ferveur bien plutôt qu’une perversion blâmable ou niaise du sens religieux. De tels abus nous ne trouvons pas trace dans les écrits de Maistre. Ce qu’il veut surtout dire, c’est que la foi a par elle-même une valeur individuelle et sociale, que les vérités dites scientifiques sont vraies d’une façon toute relative et parfois éphémère, mais qu’elles ont rarement beaucoup d’importance pour notre vie morale, que par conséquent il vaut mieux croire quelque chose qui n’est pas tout à fait vrai que de ne rien croire du tout, pourvu que cette croyance ait une force moralisatrice. Il est faux d’ailleurs, selon lui, que la superstition ainsi entendue exerce une mauvaise influence sur le développement intellectuel, et affaiblisse en général les esprits. « Voici la vérité, dit-il; elle rend les esprits faibles plus faibles, et les esprits forts plus forts. »[[Mélanges A (inédit), Saint-Pétersbourg, 6 (18) mars 1805, p. 214, v. Il objecte précisément à Maurice, auteur d’une Histoire de l’Indoustan, que c’est à des idées mystiques préconçues, notamment sur les nombres pythagoriciens, que Kepler dut ses admirables découvertes. Les registres manuscrits de Maistre donnent d’ailleurs en cette matière d’intéressantes précisions. Nous lisons par exemple (Mélanges B, 29 juillet J79S, p. 504) : «… Il valait autant laisser subsister le système de la superstition nationale puisque la philosophie ne sait nous donner ainsi qu’elle qu’un certain nombre de vérités gâtées par un mélange lamentable d’ignorance et d’erreur… Mais il y a plus. Il est facile de prouver qu’un système quelconque de superstition est plus réprimant et contient plus de vérités qu’un système quelconque de philosophie qui n’a nulle prise sur l’homme. Quant à la vérité, je ne sais de quel côté est l’avantage. Un poète me dit que Sysiphe roule une pierre, etc… Cela est faux; d’accord. Mais d’abord il n’y a pas de mal que je le croie. En second lieu, ce fait particulier couvre une vérité très grande et très importante. Mais quand un philosophe ramasse toutes les forces de son esprit pour me dire magistralement : Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil (Sen.), c’est bien lui qui est dans l’erreur, et le poète est le véritable docteur. » Et ailleurs (Mélanges B, 18 juillet 1798, p. 563): «L’examen que la philosophie a fait subir à la superstition de chaque pays n’a jamais conduit à rien de bon, parce qu’elle n’a jamais rien mis à la place. Tous les hommes véritablement grands appartiennent aux siècles de la superstition. On abuse étrangement du mot de vérité. Il faut s’entendre. C’est une belle chose que de découvrir une vérité, c’est-à-dire d’apprendre aux hommes ce qu’ils ne savaient pas. Mais les détromper de ce qu’ils croyaient vrai, ce peut être un très petit mérite ; ce peut être même un assassinat. Les philosophes me disent qu’ils m’ont appris lu vérité. Je vous demande bien pardon. Je ne tiens aucun dogme de vous. Si tous vos efforts aboutissent à effacer mon catéchisme, Polius me occidistis amici. » Puis, à propos du siècle de Socrate et de la décadence romaine [Ibid., 25 juillet 1793, p. 564): «La philosophie assista comme on sait à l’agonie de la République et lui porta les derniers coups. »
Nous croyons utile de citer in extenso ces réflexions non seulement parce qu’elles sont inédites, mais aussi parce qu’elles précisent d’une manière intéressante la genèse des textes déjà connus. On saisit sur le vif la tendance pour ainsi dire pragmatiste avec laquelle Maistre étudiait «l’expérience religieuse». Pour insister sur la valeur pratique de toute croyance, il n’en proclamait pas moins, comme nous le verrons d’ailleurs plus loin, la transcendance de la vraie religion, de la religion par excellence. Le passage suivant (tiré lui aussi des Mélanges B, p. 558) est significatif : «La superstition est l’excès de la religion. C’est tout ce qu’on peut dire déraisonnable. Il ne faut point croire que la religion soit une chose et que la superstition en soit une autre, c’est une grande question de savoir si la seconde n’est point un avant-poste nécessaire de la première. Où Robertson a-t-il pris que la religion soit une production de la science et de la civilisation? C’est précisément le contraire. C’est toujours dans les grandes époques de la civilisation qu,e les peuples cessent d’être religieux. La science nie bien la superstition mais elle ne met rien à la place. 11 semblerait à entendre Robertson que toutes les nations, dans leur enfance, aient été livrées à la superstition et que toutes, en s’éclairant, aient eu une vraie religion. Rien n’est plus faux dans tous les sens. J’aurais voulu demander au Dr Robertson ce qu’il pensait du christianisme qui certes n’est pas né de la science… Comme tout l’esprit des Grecs du siècle de Périclès ne put faire du paganisme quelque chose de raisonnable, toute la barbarie de nos ancêtres dans le moyen âge n’empêcha point qu’ils n’eussent une religion vraie. »
On ne saurait mieux affirmer la nécessité de la révélation chrétienne. Si tous les « dogmes nationaux » sont utiles socialement, seuls les dogmes catholiques sont réellement vrais et purement bons. II faut, pour bien comprendre ces passages, se rapporter à ce que nous disons plus loin de la Tradition universelle (ci-dessous IIeme partie, ch. I), et des rapports du christianisme et du paganisme (IVeme partie, ch. I). On verra alors comment Maistre pourrait dire comme Baudelaire (Mon coeur mis à nu): La superstition est le réservoir de toutes les vérités.]]
Ce que nous trouvons par contre dans ses écrits, c’est la marque d’une conviction profonde s’enracinant au plus intime de l’être. On ne peut voir ni un politicien clérical personnellement sceptique, ni un esprit obscurantiste, rétrograde et superstitieux en celui qui, reprochant à l’Eglise orthodoxe russe [[Cf. le jugement porté par Harnack dans L’essence du christianisme, trad. franc., p. 232.]] de se figer dans des rites extérieurs, de mettre tout dans la forme et dans l’immutabilité « des dogmes écrits, des formules nationales, des vêtements, des mitres, des crosses, des génuflexions, des inclinations, des signes de croix, etc. » [[Du Pape, livre IV, chap. IV. Dans la Lettre sur l’état du christianisme en Europe, 1er mai 1819, CE. C, t. VIII, p. 185-519, Maistre dit que la vraie religion ne doit pas confondre le cadre extérieur et la vie intérieure et n’a pas besoin de la force temporelle, comme l’immuable orthodoxie russe.]], donne cette belle définition : « J’appelle puissance de la religion celle qui change et exalte le coeur de l’homme. » [[Du Pape, livre III, chap. VI.]]
Faut-il supposer à telle ou telle époque de la vie de Maistre une conversion à proprement parler ? La chose ne peut se déduire rigoureusement du texte suivant, car on ne voit pas d’une façon sûre s’il parle de lui-même et quel sens exact il faut donner à ses mots : « La conversion, écrit-il à Mme Swetchine, est une illumination soudaine, comme dit Bossuet. Nous avons une foule d’exemples de ce genre même dans les hommes supérieurs les plus capables de raisonner. Le dernier est celui de Werner qui se vit frappé d’un coup de catholicisme en voyant sortir le Saint-Sacrement de l’église de Saint-Etienne. Le pendant exact est dans ma mémoire depuis longtemps ; mais, quoi qu’il en puisse être et, soit que l’heureux changement s’opère subitement ou par secousse, toujours il commence par le coeur, où le syllogisme est étranger… et jusqu’à ce que l’orgueil soit complètement détrôné, il n’y a rien de fait. » [[Lettre du 31 juillet (12 août) 1815, CE. C, t. XIII, p. 121-125.]] Quoi qu’il en soit, ce passage ne montre-t-il pas un sens très exact, très vécu de la croyance, une expérience des mystérieux procédés de la grâce observés de très près ?
Est-ce d’autre part très sérieusement qu’il aurait même songé à entrer dans les ordres [[Lettres du 2 (14) avril 1816, et du 26 janv. 1818, OE. G., t. XIII, p. 317 et XIV, p. 124.]], si sa femme ne s’y était opposée et s’il n’avait pas été retenu par la pensée de ses deux filles. Il fit en tout cas plusieurs fois part de ce projet à ses amis. Les contingences de toutes sortes l’empêchaient certes de s’y arrêter. Il semble d’ailleurs que ce voeu, cette sorte de soupir, fut l’aspiration profonde et vague à la fois d’un cérébral lassé du fardeau des obligations sociales et qui se rend compte des avantages de l’existence monastique pour la vie intérieure et le travail intellectuel. « Malheur à l’homme du monde ! s’écrie-t-il. Il n’y a… que vingt-quatre heures dans un jour. Là-dessus sommeil, repas, visites actives et très passives, bavardages inévitables, correspondances terribles, affaires, etc.. » Quel est l’homme d’études qui n’a pas poussé la même plainte ? Et pourtant Chambéry, Turin ou même Saint-Pétersbourg n’étaient point alors les villes monstres que sont devenues les capitales et les grandes cités modernes, véritables usines à fabriquer des fous.
Les derniers jours de Maistre furent particulièrement édifiants [[Cf. Latreille. Les derniers jours de Joseph de Maistre, racontés par sa fille Constance de Maistre (La Quinzaine, 16 juillet 1905) ; G. Goyau, article cité, p. 621-624 ; Etudes, 20 nov. 1920 ; Revue Universelle, lévrier 1921 (article du comte Rodolphe de Maistre).]]. Il avait communié pour la fête de Noël, et était tombé bientôt après gravement malade. Le 29 janvier, il communie de nouveau; car, dit sa fille, « il devait y avoir conformité entre ses paroles et ses actions, et l’on doit confesser de coeur ce que l’on a confessé de bouche ». Il pensait d’ailleurs depuis plusieurs jours à recevoir les derniers sacrements, mais craignait d’inquiéter trop tôt son entourage [[C’est donc en « interprétant » quelque peu les textes que M. Ch. Blanc a pu insinuer dans sa publication de la Correspondance diplomatique, en 1878, que Maistre n’avait pas reçu les derniers sacrements. Les registres de l’église paroissiale de Saint-Charles-de-Turin, indiquent formellement le contraire. La preuve est donc surabondante, et point ne sera besoin d’invoquer l’argument naïvement pieux formulé par le R. P. Grossi, supérieur de la résidence des Jésuites de Turin, dite des Saints-Martyrs, dans son rapport sur l’exhumation du corps de Maistre transporté d’Alterzzano aux souterrains des Jésuites de Turin : « … Du cercueil sortait une odeur qui n’était nullement désagréable, ce qui donnait à penser dans quelle excellente région devait demeurer l’âme vivante ».]]. On lui lisait l’Imitation et la Bible, dont il ne pouvait entendre certains passages « sans pleurer d’admiration ». Ce jour-là, il se fit lire le IVe chapitre de saint Jean (celui de la Samaritaine), le psaume 28 dans lequel David célèbre la puissance du Dieu qui foudroie les cèdres du Liban et donne la force et la paix à son peuple, et enfin le Ier chapitre du livre IV de Y Imitation, sur les bienfaits de l’Eucharistie, fontaine surabondante, feu ardent qui ne s’éteint jamais.
Il serait inutile d’insister davantage. La sincérité profonde du christianisme de Maistre ne saurait être mise en doute. Le point de vue qui fait de lui un monarchiste uniquement soucieux d’appuyer le trône sur l’autel, un politicien utilisant la religion dans l’intérêt de la société telle qu’il la conçoit, « restauration de la vieille bâtisse royale où une niche à chien de garde serait offerte à Notre-Seigneur Jésus-Christ » [[Léon Bloy. Méditations d’un solitaire en 1916, p. 241.]], est décidément insoutenable. On ne peut même pas considérer, malgré son légitimisme, qu’il ait voulu, comme dit encore Léon Bloy de certains catholiques modernes, « conjoindre le cadavre du passé avec la charogne du temps présent ». Il avait l’esprit toujours au contraire tourné vers l’avenir dont il attendait une ineffable et toute surnaturelle transformation.
Est-ce à dire qu’il faille voir en Maistre, comme le dit Georges Brandès dans un sens évidemment péjoratif, « un colonel de zouaves pontificaux dans la littérature » [[G. Brandès. Die Hauptstroemmingen der Litteratur des XIXe phrunderts ; Band 3, p. 12.]]? Nous avons dit au contraire que sa piété réelle était éclairée, virile, exempte de superstition et de puérile fadeur [[Autant que celle de son frère Xavier qui, après sa « conversion » déclare certaines formules telles que : « Mon doux Jésus ! Mon aimable Sauveur ! » bonnes peut-être pour les âmes très simples, mais fort peu de son goût. Lettre pub. par Klein. Correspondant, déc. 1909, p. 1107.]]. Maistre adore Dieu « en esprit et en vérité ». Rigoureusement orthodoxe, il admet les indulgences, le culte des saints et celui de Marie, les reliques [[Bordas-Desmoulins qui croyait avoir trouvé le point de jonction entre le cartésianisme et le catholicisme, le lui reproche sévèrement. Cf. Ferraz. La philosophie française au XIXeme siècle, Le traditionnalisme, Paris, in-8e ; cf. aussi Gh.de Rémusat. Le traditionnalisme : Bonald et Maistre (Revue des Deux-Mondes, juin 1857). Maistre renvoie un jour à la marquise de Barol une petite croix venant des Lieux-Saints. Il lui dit: « Le bois qui la forme a crû dans cette même terre qui produisit celui du berceau et de la croix du Sauveur. » Lettre du 8 décembre 1818, pub. par Clément de Paillette. La politique de Joseph de Maistre, p. 89.]], mais il est hostile à toute déviation et à tout abus.
Aussi ne faut-il pas s’étonner de le voir s’indigner souvent contre la dégénérescence de la foi véritable, faisant parfois penser aux futures invectives d’un Léon Bloy contre les catholiques modernes. Il constate que certains pays (comme l’Autriche), ont laissé pourrir la vérité. « Le catholicisme me fait honte ! » s’écrie-t-il [[Lettre à Bonald, 25 mars 1820, OE. C, t. XIV, p. 214.]].
Ce qu’il vit en Russie lui fut à cet égard [[Le triste tableau que Maistre trace de la religion russe n’est pas exagéré. Cf. Paul Milioukof. La crise russe, Paris, 1907, in-8, chap. III. Maistre ne voyait de salut que dans l’union avec Rome. Gomme nombre de Russes contemporains, il estimait aussi déjà qu’un clergé instruit comme le clergé catholique pourrait non seulement christianiser vraiment un pays encore à demi païen, mais lui fournir un cadre social, capable de le diriger, sans lui faire perdre l’équilibre, dans la voie du progrès.]], bien souvent un sujet de scandale. Il ne cesse pas de s’indigner du manque de véritable sens religieux dans ce pays, de l’ignorance et de l’immoralité des papes, de la dégénérescence du dogme, de la prédominance de la lettre sur l’esprit du côté superficiel, trop uniquement formaliste d’un culte point assez pur et de plus en plus privé de vie. A plusieurs reprises il s’indigne de voir l’armée privée de messe le jour de Pâques, parce qu’il y a exercice et parade [[Lettre au comte de Vallaise, du 18 (30) avril 1816, OEuvres complètes, XIII, p. 322 : « L’Empereur a fait manquer la messe le jour de Pâques à 40.000 chrétiens russes ou catholiques pour une parade. C’est un commentaire sur la convention chrétienne de Paris ! » (Allusion au préambule mystique de la Sainte-Alliance.]]), ou bien, par contre, traînée « à la communion ivre et non à jeun, parce qu’on s’aperçoit un jour que c’est le règlement ».
Il s’étonne de la légèreté des confessions, de la facilité avec laquelle est accordée l’absolution à des pénitents évidemment peu contrits. Il prenait en effet les sacrements au sérieux, et en comprenait tout le sens profond et la métaphysique valeur. « Les sacrements, écrit-il [[Lettre à une dame russe, OE. C, t. VIII, p. 206.]], étant la vie du christianisme et le lien sensible des deux mondes, partout où l’exercice de ces pratiques sacrées ne sera pas accompagné d’un enseignement pur, indépendant et vigoureux, il entraînera d’horribles abus, qui produiront à leur tour une véritable dégradation morale. » Car « il vaut mieux nier les mystères qu’en abuser ». Cela lui était une raison de plus de prédire le triste avenir de l’orthodoxie russe.
Il ne sépare pas davantage le culte chrétien de la charité chrétienne. La religion à ses yeux est avant tout une loi d’amour, et sa fin dernière est de restaurer l’unité première, la solidarité mystérieuse des âmes détruite par le péché. Il revient souvent sur cette idée. Il est donc particulièrement choqué en Russie, de constater la « brutalité » des nobles à l’égard de leurs moujiks, et celle des maîtres vis-à-vis de leurs domestiques, dont certain rapporte-t-il avec horreur, meurent parfois sous les coups [[P. Gagarin. Op. cit., passim.]].
Il n’y a de religion véritable à ses yeux que celle qui « purifie et exalte » l’homme. Il n’admettra jamais que « l’extérieur de la religion [soit]] pris pour la religion » [[Lettre sur l’état du christianisme en Europe, Paris, 1er mai 1819, OE. G., t. VIII, p. 500. Cf. aussi Du Pape, et passim.]].
Ce qui a pu faire croire au manque de véritable esprit .religieux et chrétien chez Maistre, c’est que cet écrivain qui entendait ne point répéter seulement ce qui avait déjà été dit, renouvela les sujets traités par lui grâce aux idées neuves qu’il y a introduites et aux points de vue originaux desquels il les a étudiés. [[On verra les objections faites par certains théologiens au livre Du Pape, cf. F. Paulhan. La. Philosophie de Joseph de Maistre, p. 23 ; et Jean Bonnet. La Renaissance catholique au début du XIXe siècle, page 49 : « Bientôt, écrivait Maistre à ce propos, nous combattrons pour ce qui n’est plus ; et si Rome condamnait mon ouvrage, je n’en serais point surpris. » « A Rome on n’a pas compris cet ouvrage au premier coup d’oeil ; mais la seconde lecture m’a été tout à fait favorable. Ils sont fort ébahis de ce nouveau système et ont peine à comprendre comment on peut proposer de nouvelles vues sur le Pape ; cependant il faut en venir là. » Lettres à M. G. de Place du 9 août 1819 et du 11 décembre 1820 publiées dans la Revue Bleue, 23 mars 1912.]]
Il s’est trouvé que Maistre a été conduit à insister particulièrement sur la valeur sociale des religions (mais il a réservé la valeur transcendentale de la sienne), qu’il a tiré beaucoup de ses arguments d’analogies observées entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel (sans jamais les confondre), et qu’il a pris ses exemples dans l’histoire, dans la société, la nature (sans que ce positivisme légitime lui fît nier, bien au contraire, la réalité d’un ordre métaphysique dont l’étude expérimentale du monde était à ses yeux une des meilleures, – du moins une des meilleures de notre temps, – confirmations). Contrairement à un trop grand nombre de théologiens et à la plupart des penseurs qui le précédèrent, Maistre avait le sens historique. Mais il tenait l’histoire pour le texte où il déchiffrait les volontés de la Providence, pour la réalisation dans le Temps des intentions de l’Eternel. Il contemplait le monde visible, mais pour y admirer la manifestation de l’Invisible. Il scrutait la relativité de la nature pour s’élever, autant qu’il lui était possible, par la voie royale des correspondances, de l’intuition et de « la connaissance du troisième genre », jusqu’à l’intelligence ambitionnée de l’Absolu.