Le Codex 172 de la Bibliothèque municipale de Charleville nous offre le plus ancien et le meilleur manuscrit du traité De la nature du corps et de l’âme. Ce grand recueil in-folio, sur vélin, qui remonte au XIIIe siècle, provient de l’abbaye de Signy et renferme les opuscules suivants :
1° Liber de Corpore et Sanguine Domini (c’est le traité de Guillaume Sur le Sacrement de l’autel. Le début manque cependant);
2° Liber sancti Bernardi Clarævallis abbatis de diligendo Deo;
3° Ejusdem sancti Bernardi liber de præcepto et dispensatione;
4° Domni Willelmi, abbatis sancti Theodorici, libri duo de natura corporis et animaæ, sub nomine Theophili, id est Deum diligentis, descripti. Theophilus Johanni salutem, etc..
Un manuscrit du XVe, provenant de Clairvaux (actuellement Troyes 1262), in-4o, sur papier, présente le même opuscule, à la suite d’un Tractatus de signis et moribus naturalibus hominis, a Philippo ex arabico in latinum translatus, et sous le même titre. Seule diffère l’orthographe du nom de l’auteur, écrit ici Vuillelmi.
L’édition de Bertrand TISSIER, au tome IV de la Bibliothèque cistercienne, faite vraisemblablement d’après le texte de Charleville, témoigne de beaucoup de soin. La patrologie de Migne l’a reproduite, d’une manière très défectueuse, malheureusement. Les fautes d impression abondent, les coquilles ne se comptent pas : mortuum, pour motuum; versibilis pour versabilis; valentia pour volentia; contractum pour contactum; legitur pour tegitur; figurant pour figuram; electa pour erecta; assimilons pour assimulans; magnis pour inanis; Naïm pour Naïd, etc., etc.. La ponctuation surtout laisse beaucoup à désirer. Elle est en dépit du bons sens et semble faite à chaque instant pour dérouter le lecteur.
Ces déficiences matérielles sont d’autant plus regrettables que, par lui-même, le texte latin du traité est suffisamment difficile a entendre. Nous avons eu l’occasion de signaler en passant cette rugosité de forme qui rend l’ouvrage extérieurement peu sympathique. Il sera bon de revenir sur le fait et de présenter la question avec un peu plus dé détails.
1. — Du point de vue philologique et grammatical, ce qui frappe au premier coup d’œil, c’est l’allure presque insolite d un latin semi-barbare, dont une foule de locutions et de particularités trahissent assez l’origine. Les idiotismes ne peuvent manquer non plus que les néologismes, dans un ouvrage aux trois quarts traduit du grec et qui, de plus, est moins une traduction qu’une simple transposition en terminologie latine du texte original. Quelques exemples.
Dans le livre sur le corps : épar (hepar); splen (splen); cholera (cholera); flegma (phlegma); melancholia (melancholia); crystalleidos (chrystallo eidos); phantasia phantasia); evagaidos (evages); eucrasia (eukraisa); eucraticus (eukratos); mesaraïcus (mesaraikos) et autres termes de médecine.
Dans le livre sur l’âme : hymen (hymen); organum = instumentum (organon); plectrum (plektron); character (charakter); analogia (analogia); principatum (to hegemonikon) , pour désigner l’âme ou la quintessence de l’âme; physicus (physikos), pour naturalis; absonus (aphthognos) = sans aucun son, muet; inactuosus (anenergetos), au sens passif = dont on ne se sert plus; peritus existens (hempeiros on); chaiacterizare (charakterizein) ; instar (diken) avec le génitif; et ces locutions typiques de la manière de Scot Erigène : principale exemplum (arketypon) ; societas (koinonia) ; animus (nous) ; natura intellectualis (noete physis).
Le corps est tantôt appelé organum anima, organum corporis, ou simplement organum. Dieu est dit auctor natura, auctor omnipotente natura, omnipotens natura (Erigène, dans son littéralisme, avait traduit potens omnium natura, he dynasteuouse ton panton physis), supereminens natura, optimus artifex, universitatis rex, principale exemplum, principale. Le mot natura (physis) est d’ailleurs employé sans parcimonie, tantôt absolument, pour désigner effectivement la nature, tantôt accolé à quelque substantif ou adjectif : imaginis natura (= imago) ; natura corporis (= corpus) ; intellectualis natura (= intellectus); divina incom-prehensibilitatis natura, etc.
Notons l’emploi du réfléchi pour remplacer l’adjectif possessif à la troisième personne : sccundum sui naturam; l’abondance des mots composés (superrationalis, inintelligibilis, superexcellere, etc.) et enfin la fréquence des participes employés soit comme déterminatifs, soit comme attributs1. En revanche, dans la syntaxe, les héllénismes sont rares.
Plus que le vocabulaire, la construction générale des phrases, l’allure gauche des périodes frappe et déçoit le lecteur. Erigène, ne l’oublions pas, s’est appliqué au mot à mot, et, par un vrai tour de force, il réussit à parler latin en laissant à ses périodes une structure éminemment grecque2. Cela ne va pas, on le conçoit, sans nuire à la clarté de la pensée. Il s’en faut que les nuances, rendues par les flexions grecques (génitif, accusatif), trouvent leurs équivalents dans les flexions latines correspondantes, et le génie du latin se prête mal à l’emploi répété des participes! Les particules de liaison qui, dans le grec, font l’harmonie et l’équilibre du style, sont ici hors de propos et brouillent le fil du discours. Les igitur, les enim, les idcirco, et surtout les nam… Vero (men… de) ne se comptent pas. Ces charnières, inutiles la plupart du temps, fatiguent le lecteur, quand elles ne le déroutent pas tout à fait3.
2. — Nous arrivons à une autre cause qui rend la lecture du traité laborieuse ou peu agréable : le manque de suite dans les idées, disons plutôt, l’absence de liaison bien marquée, de ben logique apparent, — une allure libre et dégagée qui donne parfois l’impression d’une course à l’aventure. L’auteur, semble-t-il, accumule constatations et réflexions sans suivre un plan déterminé. Ni chapitres, ni paragraphes. A peine quelques alinéas, et encore bien artificiels!
Un coup d’œil sur le plan analyco-synthétique que nous donnons un peu plus loin, fera revenir sans doute sur cette impression première. En réalité, nous avons fait quelque peu violence à la pensée de Guillaume. Il n’est pas sûr que ce dernier approuverait sans réserves nos divisions et subdivisions. Elles serviront le lecteur; mais celui-ci doit d’abord se faire une idée de la manière de penser et d’écrire, propre à Guillaume de Saint-Thierry et à nombre d’anciens auteurs.
Pour bien comprendre un traité dans le genre de celui qui nous occupe, si faut se le représenter comme une espèce de symphonie, où la pensée se développe, par crescendo successifs, orchestrant un thème unique, jusqu’à l’andante et le finale qui, très simplement d ailleurs, tire les conclusions de l’ensemble. Le thème du livre sur l’âme, par exemple, c’est l’idée d’image divine. L’homme est à l’image de Dieu : comment, par quoi et pourquoi? Partant du corps, de l’agencement merveilleux de ses organes, de sa noblesse et de sa beauté, Guillaume s’élève jusqu’à l’âme, jusqu’à l’esprit, dont il souligne avec force, comme on plaque quelques beaux accords, les divers modes de ressemblance avec la transcendance divine. Depuis cette simple analogie qu’est l’ubiquité de l’âme, présente au corps comme Dieu l’est au monde, jusqu à l’empreinte de la Trinité, qui nous assure une vie divine, le crescendo est évident, mais il n’apparaît qu’après coup. Nous montons un escalier, nous ne suivons pas une pente uniforme et bien tracée. De-ci de-là, sur une marche, les stations se font plus longues. Un palier, et Guillaume, ouvrant rapidement quelque fenêtre, fait plonger notre regard sur de nouvelles perspectives. A peine d’ailleurs avons-nous le temps de nous reconnaître, que le palier suivant est là… C’est ainsi que nous avançons, par associations d’idées plus que par liaison des idées. D’où raccourcis et digressions, bien faits pour nous dérouter. L’essentiel est de ne pas perdre de vue l’idée centrale, le thème principal, autour duquel tout s’orchestre. L’harmonie de l’ensemble se révèle alors4.
Nous n’avons rien négligé, dans la présente traduction, pour faciliter au lecteur l’intelligence de l’opuscule et lui permettre de saisir, avec l’unité du morceau, les nuances parfois subtiles et plus encore le processus ascendant de la pensée. Les divisions introduites, toutes scolastiques qu’elles puissent paraître, n’enlèvent rien cependant au caractère du traité. Elles en soulignent l’allure montante, le plan dégagé, mais précis, la logique sans contrainte. L’analyse n a été tentée qu’en fonction de la synthèse.
Bien entendu, nous avons cherché à être clair avant tout. Nous n’avons pas hésité, chaque fois que la chose s’est révélée nécessaire ou même simplement utile, à paraphraser très légèrement sans jamais aller jusqu’au commentaire. La méthode s’imposait, vu la nature du travail — traduction d’une traduction —, et l’abondance des raccourcis, sous-entendus, etc. Pour la première partie du De anima, tirée de De hominis opificio, nous nous sommes souvent reporté au texte grec original, davantage au texte latin d’Erigène (manuscrit de Bamberg) utilisé par Guillaume.
Des notes au bas des pages — un peu plus longues, un peu plus nombreuses que nous ne l’aurions voulu —, des notes prolixes à la fin du volume, achèveront, nous l’espérons, d’initier le lecteur à la pensée de Guillaume.
Plan analyco-synthétique
Prologue.
Premier livre : De la nature du corps.
1° Les éléments et les humeurs;
2° Forces vives et esprits vitaux;
3° Les organes des sens.
Livre second : De la nature de l’âme.
Première partie
L’existence de l’ame démontrée par l’éminente dignité de l’homme et sa supériorité sur le reste’des créatures.
I. L’homme, animal raisonnable.
1° Le corps et la vie; 2° L’âme et la vie.
II. L’homme, image du Créateur.
1° Grandeur et dignité de l’homme; 2° Misère et faiblesse de l’homme. Conclusion synthèse.
Deuxième partie De la nature de l’ame.
I. Des diverses facultés de l’âme.
1° Des puissances et des passions; 2° Des sens de l’âme.
II. De l’essence de l’âme.
1° L’âme, proche de Dieu par sa nature; 2° L’âme, image de la Trinité.
Troisième partie De la fin de l’âme.
I. Ses degrés d’activité.
II. Ascension ou déchéance.
C’est là surtout que le littéralisme d’Erigène s’avère le plus décevant. Nous donnerons quelques exemples au cours de notre traduction. ↩
Ce n’est pas là un trait de génie! Érigène ne possédait pas une connaissance suffisante du grec pour pouvoir taire autre chose que transposer en termes latins, fût-ce au détriment de la syntaxe, les constructions helléniques qu’il avait sous les yeux. « On peut s’étonner, à première vue, écrit D. M. Cappuyns, op. cil., p. 140, qu’en règle générale Jean Scot réussisse à saisir convenablement la tournure et le sens de la phrase grecque. Mais si l’on y regarde avec soin, il faut reconnaître que ce résultat est trop souvent le fruit, tourmenté ou même fortuit, d’une certaine gaucherie tâtonnante. Jean Scot démêle malaisément l’organisation syntaxique du discours qu’il traduit; et il éprouve une peine sensible à adapter ce qu’il croit être le contenu aux exigences du latin. » ↩
Les livres du Nouveau Testament, traduits du grec, présentent la même particularité, avec cette différence que les particules sont rendues de façon moins uniforme et plus rationnelle. ↩
On n’oubliera pas non plus le but essentiellement pratique de l’auteur tel que nous l’avons exposé plus haut et dans notre Introduction, p. 11. Pas un instant Guillaume ne songe à nous offrir un traité spéculatif sur l’âme humaine. Il ne vise ni à démontrer son existence, ni à prouver la spiritualité de son essence, mais seulement à nous rappeler, à propos de cette existence et à l’entour de cette essence, que l’âme est à l’image de Dieu, qu’elle est faite par conséquent pour vivre de la vie de Dieu, pour Le connaître, L’aimer, se reposer dès ici-bas dans le souvenir amoureux de Dieu. La conclusion de tout le traité (ascension ou déchéance) est lumineuse à ce sujet. ↩