La religion juive s’est perpétuée par des pratiques concrètes plutôt qu’au moyen d’une doctrine religieuse établie. Cette prééminence sociale des rites sur les représentations, sans cesse réaffirmée, n’entrava nullement, comme un cliché largement répandu le laisse croire, des élaborations intellectuelles nombreuses, fécondes et d’une ample portée historique. Si les systèmes de pensée qui se formèrent à partir d’elles ne se fixèrent jamais sous la forme de doctrines théologiques telles qu’on les rencontre dans le christianisme et l’islam, c’est peut-être parce que ces systèmes devaient nécessairement accorder une place essentielle aux pratiques religieuses, qu’ils devaient en traiter sous peine de nullité, et cette position critique de la question des rites tendit à relativiser, de façon quasi mécanique, toute autre considération. Mais cette relativisation des croyances par rapport aux pratiques fit de celles-ci un enjeu idéologique capital. À côté des discussions juridiques se développa un discours spirituel nourri par une réflexion approfondie sur les normes cultuelles. Ces dernières furent la matière et le ferment de spéculations riches, étendues et variées. Le domaine du rite fut un extraordinaire laboratoire d’idées. Il joua un rôle heuristique de premier plan et fut à l’origine d’une immense littérature religieuse. Ceux qui tentaient de découvrir la signification des rites, étaient aussi ceux qui en avaient une expérience pratique quotidienne. Comme ce n’était pas la foi qui sauvait mais les oeuvres, il fallait comprendre pourquoi et comment celles-ci, et chacune d’entre elles pour sa propre part, pouvaient apporter le salut. La question préjudicielle de leur efficacité ne pouvait se poser, ou quand elle fut posée, elle déclencha une grave crise qui mit en péril l’équilibre de la société juive et provoqua de gigantesques polémiques1. Une fois admis le postulat de leur efficacité, il restait à établir sa nature et ses formes. Un travail systématique fut entrepris dans ce sens par un courant de pensée appelé cabale, qui, parti du sud de la France à la fin du XIIe siècle et sur la base de traditions anciennes, plaça dès le début la question des commandements religieux au centre de ses préoccupations. Une immense littérature s’accumula au fil des siècles et porte le témoignage d’une activité intellectuelle à la fois centrée sur la signification et la fonction des rites et amenée, par la considération de ce problème, à réviser constamment les systèmes de pensée qu’elle élaborait. Question vitale pour une religion comme le judaïsme, la nature de l’efficacité des observances avec ses multiples champs d’application trouva dans les développements de la cabale des réponses qui n’étaient plus seulement ponctuelles, mais participaient de plein droit à une structure doctrinale qui concevait les pratiques religieuses comme une partie essentielle de sa propre substance et non comme de simples appendices offrant quelques débouchés concrets à ses spéculations. Composantes structurelles et structurantes d’un discours spirituel qui se voulait total et s’identifiait avec la religion juive dans tous ses aspects, les « raisons des commandements » concernaient aussi bien l’eschatologie céleste de l’âme, ses migrations terrestres, l’imitation de Dieu et des symboles divins, l’union de l’individu et de la société à la divinité, l’exaucement des prières, le respect des lois de la création et de l’ordre cosmique, la sauvegarde de la forme humaine créée à l’image de Dieu et sa reproduction à travers les générations, la protection contre les forces du mal et leur élimination, et enfin et surtout l’action sur la divinité même.
Je fais allusion aux polémiques déclenchées dans le sud de la France et en Espagne par la publication de l’ouvrage philosophique de Maïmonide, Le Guide des Égarés. ↩