II
Si maintenant nous serrons de plus près la question de savoir comment, sur le plan concret, l’opposition entre Mystères et christianisme s’est accomplie — et l’exposé en sera fait essentiellement à l’aide des principes déjà esquissés du troisième groupe — il est indispensable de jeter un coup d’œil général sur la nature et l’histoire des mystères antiques. Car ce n’est qu’en ayant solidement devant les yeux les nombreuses et différentes formes de cet ensemble que nous serons capables de le comparer avec l’essence, dont on peut tracer un aussi clair dessin, du Christianisme. Les « Mystères » sont quelque chose de tout différent dans le temps primitif eleusinien ou cabirien, et quelque chose de tout différent dans la période du nie siècle après J.-C. — la structure de base restant la même. Le Christianisme est, en dépit d’une structure de base qui, divinement, reste la même, par sa forme extérieure qui évolue, quelque chose de tout différent dans les simples rites de baptême des Actes des Apôtres et dans le riche et fastueux cérémonial du Pseudoaréopagite. Et ce fut pourtant le signe caractéristique de l’ancienne comparaison des Religions de mêler ce qui est primitif avec ce qui est évolué, de comparer ensemble les témoignages avec un art merveilleux de jonglerie, témoignages qui sont séparés par des siècles ou qui proviennent de sommets et de bas-fonds religieux qui ne se sont jamais touchés.
Aussi nous demanderons-nous tout d’abord quelle fut l’évolution historique des mystères afin de pouvoir mieux apprécier à quel moment de leur développement ils sont venus au contact du Christianisme.
Nous savons aujourd’hui, et justement par la part de recherches qui provient de l’Ethnologie1 que les mystères qui, dans la vie grecque, surgirent toujours plus puissants venant du plus profond de cette vie, sont un héritage religieux du « monde où entrèrent les Grecs » pour utiliser un mot de F. Kern2 : les sombres arrière-faix provenant des religions matriarcales préariennes transfigurés par l’esprit des Hellènes et cependant préhelléniques. Nous pouvons les saisir historiquement au moment où ils s’opposent à l’ « en-deçà » ionien de la religion homérique, qui produisit encore au ve siècle le brillant apollinien des figures marmoréennes grecques, mais qui n’offrait pas la possibilité de surmonter les « angoisses orphiques » oppressant, dans la nuit, l’homme religieux. Car « ce n’est pas en donnant une belle forme aux Dieux de la mort que l’on chasse leur énigme et leur oppression »3. Et plus dissolvante était l’influence de l’esprit de la comédie attique d’abord, et ensuite du rationalisme de la Stoa, sur la foi que l’on avait dans les Dieux venus du fond des âges, plus le citoyen grec des temps nouveaux s’enfuyait avec angoisse dans les domaines mystérieux des cultes à mystères. La religiosité devint plus chaude, mais aussi plus « surchauffée ». On reprend, pour exprimer ce qui est nouveau ce qui étal’, prétendu antique et primitif, on reprend Orphée et Pythagore. K. Latte a caractérisé ce changement qui porte le sentiment vital religieux du classique vers l’Hellénique par ces paroles : « Le nouveau rythme de vie provenant de la bruyante et tapageuse ascension de l’individu remplace l’effacement modeste dans les mots et les sentiments qui, jusqu’alors, avaient passé pour les signes distinctifs de l’homme cultivé. On recherche alors dans les Dieux mêmes, le baroque et le pathétique, au lieu du calme olympien de l’âge classique4. »
En même temps entrent à flot dans l’intérieur des murs de l’esprit grec, qui depuis Alexandre ont éclaté et sont tombés en morceaux, les cultes mystérieux orientaux non grecs. La pierre noire fétiche de la Magna Mater émigré de Pessinonte à Rome, elle est suivie de la douce Isis des Ptolémées et partout les pieuses femmes pleurent Adonis mort. C’est en vain que la prudente Grèce et la sévère Rome du temps de la République prennent des mesures de défense. Car tous ces cultes étrangers (que cependant nous ne pouvons pas mettre immédiatement sur le même pied que les mystères proprement dits) expriment mieux les besoins religieux de l’homme que le culte officiel des Dieux nationaux. Cumont a certainement raison lorsqu’il dit : « Même si le triomphe des cultes orientaux provoque quelquefois l’apparence d’un réveil de la barbarie primitive, ils représentent cependant en vérité un type plus évolué que la vieille religiosité nationale. Ils sont moins primitifs, moins simples, pourvus de plus d’organes que la vieille idolâtrie gréco-italique5. »
Cependant — et c’est là une affirmation fondamentale à laquelle la science apporte de plus en plus de preuves — ce processus de la « mystérisation » de la religiosité hellène n’est au moment de l’avènement de l’ère chrétienne en aucune façon terminé, et il n’est même pas encore dans son plein cours. Ce que nous pouvons constater au ier siècle, c’est un état de choses que je voudrais désigner (par un mot qui n’est pas parfaitement formé, mais qui convient) par le mot « air à mystères ». Que l’on pense seulement à tous les systèmes de philosophie de cette époque, dérivant de Posidonius, et qui tous tendent à être des « Ersatz » de religion, consolation de la vie, assurance de l’au-delà, Théosophie et Théurgie néopythagoricienne, somnium Scipionis. Au contraire, à cette époque, l’influence des initiations aux mystères proprement dits est encore limitée à certains cercles et à des endroits choisis auxquels elles restent liées.
Il en est autrement à partir du deuxième siècle après J.-C. Comme la philosophie se résume toujours plus dans l’Hénothéisme à coloration néoplatonicienne, il se forme dans les sentiments et les tendances pieuses un état de choses que l’on a nommé avec bonheur « la Koiné dogmatique de la fin de l’antiquité » (K. Prümm, Das antike Heidentum, p. 306 sqq.) : c’est là ce panthéisme solaire dont nous avons appris l’histoire dans les exposés faits à l’Eranos de 1943, et la pièce maîtresse, encore, est l’ascension de l’âme qui cherche son salut par des chemins lunaires vers un au-delà bienheureux que l’on ne se représente plus alors comme l’Hadès souterrain, mais comme un « là-haut » du ciel astral. Et c’est cette attitude spirituelle qui maintenant s’empare de toutes les formes si diverses des fêtes des mystères jusqu’alors encore modestes, et pas seulement des ensembles orientaux à frénésie corybanthique (afin d’ennoblir leur caractère sauvage étranger à la Grèce par un symbolisme théosophique), mais même des sévères et saintes Eleusinies, pour y trouver ce que Cicéron cherchait en elles et qu’il exprima par un mot célèbre : « Dans ces initiations, nous connaissons les bases de la vie et nous n’apprenons pas seulement à vivre joyeux, mais aussi à mourir avec une meilleure espérance (De legibus II, 14, 36). » Mais on ne peut, si l’on observe plus précisément les choses, nier que dans ce processus de refonte, les différentes fêtes des mystères, pour autant que leur influence sur le peuple et sur l’ensemble de l’Empire ait pu augmenter, ont perdu leur nature originelle : dans les merveilleux produits composites qui s’en formèrent, chacun pouvait maintenant goûter aux mets mystérieux et pouvait y siroter ; il se produisit alors ce que Festugière a très bien nommé « mystères littéraires6 » ; des exemples portant une empreinte classique sont constitués par les collections d’écrits hermétiques, la liturgie dite de Mithra reconstituée par Dieterich, ou le « Chemin Royal » de Philon7. Tel se présente à nous ine siècle — et seulement alors — l’ensemble des mystères de l’antiquité récente : c’est là sa forme, telle que nous pouvons la reconstituer en nous aidant de la multiplicité des renseignements qui nous sont fournis par des documents antiques et chrétiens dont nous disposons maintenant (et non auparavant). Et celui qui entreprend la tâche subtile d’extraire, en jetant un regard en arrière, la nature primitive et fondamentale des mystères en l’extrayant de ces mystères universels ne doit pas se laisser induire en erreur par les mots que l’on peut trouver chez les auteurs, de Plutarque jusqu’à Jamblique.
Cet ensemble des mystères récents, nous pouvons encore plus précisément le caractériser — car c’est à lui que le Christianisme aura à s’opposer. Nous tenterons d’esquisser ses traits principaux communs à toutes les formes partielles.
Une chose est demeurée, dans tous les mystères, qui provient de leur période primitive : ce sont des cultes d’une religion de la Mère dans lesquels la femme divine et son compagnon-homme forment le point central8. Un usage qui primitivement se rapportait aux plantes se poétise en une légende cultuelle, et cette dernière se poétise elle-même en un rite de mystère dont la célébration permet aux initiés de participer à la force de la divinité. Primitivement, ces mystères sont uniquement des cultes de la végétation, des rites de fécondité, et la grande Mère est la personnification de la force naturelle qui coule toujours nouvelle et qui donne naissance à tout. Mais c’est justement en cela que se trouve ce qu’il y a de particulier, ce qu’il y a de « mystique » dans les mystères : dans la naissance et la mort annuelles de la nature, dans la croissance, la procréation et la mort de l’être qui vit, l’homme des mystères aperçoit un arrière-fond, et le « Symbole » du devenir naturel n’est pour lui que la moitié du symbolon : la seconde moitié qui s’y rattache se dresse dans l’au-delà, par delà la mort. Il est établi que, de bonne heure, aux rites mystiques de ces cultes de végétation, des espoirs d’au-delà se sont rattachés, et que les Dieux de la croissance sont aussi la plupart du temps les Dieux des Morts. C’est ainsi que le mystère primitif devient, après avoir été purifié par l’esprit grec, un secret pur et simple de l’énigmatique vie, une consécration de la chaîne des ancêtres qui produit constamment une vie nouvelle (C. G. Jung l’a nommée « l’Apocatastase de la vie ancestrale »), une consécration de la puissance raciale procréatrice de l’avenir, consécration qui est aperçue et vécue sous la forme du simple symbole de la nature qui meurt et se réveille à la vie. Tout ce qui vit coule du sein maternel de la terre, tout y revient, et le tombeau est une matrice où se reforme une vie nouvelle : « Apanta tiktei chton palin te lambanei », tel est un beau fragment d’Euripide. Et au travers de tous les mystères se murmure le vieux balbutiement de prière qui s’adresse à la terre nourricière et qu’Eschyle a conservé dans les Choéphores (890 sq) : « Ma ga, ma ga, boan phoberon apotrepe »9. C’est ainsi que le plus profond de ces mystères réside totalement dans le cercle ininterrompu de la vie de la nature : c’est le « mystère naturel » dont nous avons déjà entendu parler dans d’autres exposés.
A cela se rattache une seconde particularité des mystères. Ils sont une religion de sentiment. Ils ne s’adressent pas à l’esprit pensant ou même chercheur de l’homme pieux, ils ne sont ni une doctrine ni un « Dogme », et la légende cultuelle aux variations à mille replis est sans intérêt pour l’acte pieux. Hepding l’a bien montré en ce qui concerne le mystère d’Attis. Ce culte de mystère est « libre de tout dogmatisme » dit-il (et la même chose vaut pour presque tous les autres cultes antiques), « il consiste, en son essence, plutôt dans l’accomplissement de rites déterminés transmis par la tradition. Ceux-ci constituent ce qui est solide, ce qui reste ; celui qui honore les Dieux en accomplissant exactement ces prescriptions rituelles, celui-là est eusebes selon la conception des Anciens »10. Par là l’usage des mystères s’adresse essentiellement au sentiment d’obscure religiosité, et même dans certaines formes aux nerfs des initiés. « Tous les mystères ont en commun un rituel qui s’adresse au sentiment à l’aide de puissants moyens externes, à l’aide d’influences lumineuses et musicales criardes qui élèvent les événements élémentaires au rang de copie de secrets supra-sensibles. La présence de la divinité devient par là pour les fidèles une expérience plus immédiate que dans les cultes qui ont perdu leur couleur… tout y est dirigé vers l’obtention, par la force, du recueillement intérieur, auquel la rapidité de la vie ne laisse sans cela aucune place… c’est ainsi que s’explique la préférence accordée aux cultes extatiques devant l’ivresse effrénée desquels l’âme hellène n’avait jamais éprouvé que de l’effroi11 ». Il est certes justifié (et dans le cours de nos réunions, le Professeur Kerényi y a finement appelé mon attention) que nous portions sur de telles descriptions des rites excitants des mystères de prudents jugements. Car nous sommes, dans ce domaine, bien trop influencés par des relations antiques qui, sans aucun doute, sont certainement des récits littéraires et rentrent bien plutôt dans la catégorie des « mystères littéraires ». L’exemple classique est le récit d’Apulée concernant la consécration à Isis. Et il faut citer ici encore la célèbre description que donne Plutarque de l’impression que lui fit une initiation à des mystères : « Tout d’abord l’on va sans savoir et on erre çà et là péniblement, on fait certains parcours sans but et dangereux, dans l’obscurité. Puis, avant l’initiation même, toutes les terreurs, tous les frissons et les tremblements d’effroi, le silence, et l’étonnement angoissé. Là-dessus, éclate une merveilleuse lumière, des contrées et des prairies accueillantes nous reçoivent, et, se présentent à nous des voix et des danses et la magnificence des chants sacrés12. » Mais malgré toute notre prudence, nous pouvons dire : le culte des mystères était entièrement une religiosité de sentiment. « Les participants des mystères ne doivent rien apprendre, mais éprouver quelque chose et recevoir de cette façon une formation à l’excellence13 », dit un fragment d’Aristote : on mathein, alla pathein, tel est le but de l’initiation. Un troisième et dernier caractère distinctif ne sera mentionné ici que rapidement, et cela vaut en particulier pour les mystères tels qu’ils se présentent dans leur étape finale, dans leur accumulation et leur décadence. Je voudrais nommer l’état d’esprit des croyants de la récente antiquité, état d’esprit dont les mystères tiraient leur force vitale si tenace, une « incertitude nerveuse du salut », l’oscillation de la force vitale dans l’agonie d’une religion qui est en train de mourir. Dans la lassitude de la décadence, les mystères attirent à eux tout ce qui leur est amené de l’extérieur — même ce qu’il y a de Chrétien. Et en même temps se produit ce fait étrange que leurs éléments décomposés et en voie de mourir sont repris dans un sang nouveau, et continuent à couler dans de nouvelles veines, à Byzance et chez les Arabes — et aussi dans le Christianisme. Mais à cet état de choses correspond l’attitude de l’âme des croyants : fciï désir extraordinairement accru de salut, et une philosophie sublimement lasse et fatiguée du monde et une confuse multiplicité de mystères qui promettent le salut. Sur l’autel de marbre qu’en 376 après Jésus-Christ le Romain Sextilius Agesilaus Aedesius élève à la Mère et à son compagnon Attis, cet homme pieux énumère les mystères auxque’s il est initié et qui lui confèrent « une éternelle renaissance » : « pater patrum dei Solis invicti Mithrse, hierofanta Hecatarum, dei Liberi archibucolus, taurobolio criobolioque in seternum renatus14. » Et la noble Romaine Paulina était selon l’inscription portée sur son tombeau : « sacrata apud Eleusinam deo Baccho Cereri et Corse, sacrata apud Lsernam deo Libero et Cereri et Corse, sacrata apud AEgynam deabus, taurobolita ; Isiaca, hierophantria dese Hecatse15. » C’est véritablement la fin. Aussi ne devons-nous jamais nous contenter de considérer les mystères mais aussi la corruption des mystères, si nous voulons juger si et comment tout cela a exercé une influence sur le Christianisme. A ce regard rapide sur les variations historiques et les caractères typiques des mystères, on devrait maintenant mettre en parallèle un aperçu semblable sur la nature et les variations du Christianisme durant la même période. Car, pour autant qu’il soit vrai que, dans les cinq premiers siècles, l’enseignement et la vie du Christianisme sont maintenus par les barrières de la tradition des apôtres en une stricte unité, autant est-il exact que dans la même période se produisit une variation considérable quant à la forme visible de l’Église dans l’expression de sa doctrine et dans son rite et quant à son idéal de vie spirituelle. Une comparaison entre les mystères et le Christianisme doit donc avoir constamment devant les yeux les périodes de cette évolution de l’Église. La Théologie de saint Paul, celle d’Origène, et celle de saint Augustin : quel monde de variations dans la vivante unité d’une vérité qui demeure identique ! Le primitif repas du Seigneur des chrétiens de Corinthe et le mystère du rite byzantin caché par l’iconostase dorée : quelle variation dans l’unité vivante de la même foi ! C’est ici qu’il convient de distinguer et de séparer avec soin, de laisser pour ainsi dire les siècles à leur place. On ne peut, pour prendre un exemple, présenter le prétendu caractère de mystère qu’aurait l’imitation de la naissance et de la résurrection du Christ qui s’accomplit dans le baptême, ainsi que Paul l’enseigne dans l’Épître aux Romains, en utilisant un mot de Cyrille de Jérusalem et on ne peut renvoyer le Pseudoaréopagite avec sa langue de mystère de la fin de la Grèce à l’Aréopage de saint Paul. Et l’on s’en tiendra aux césures bien établies du développement de l’ancien Christianisme : la période primitive (Ier, IIe siècle) sera distinguée de la période de formation de la théologie et du rite (IIIe siècle), et là-dessus se construit, du point de vue organique, la forme définitive de l’Église telle que l’Antiquité était appelée à la lui donner (IVe et Ve siècle).
Mais à cela correspondent alors les trois périodes des mystères de l’antiquité récente, et c’est seulement maintenant que nous sommes susceptibles d’envisager les rapprochements et les repoussées également contrapunctiques entre les deux grandeurs religieuses que nous avons à comparer.
Le Christianisme primitif, formé avant tout par la théologie paulinienne, se voit placé dans un monde que nous avons trouvé traversé par le souffle de « l’air des mystères ». C’est donc une chimère que de vouloir découvrir contre quel mystère saint Paul a écrit dans sa Lettre aux Colossiens, ou quel mystère pourrait être la source définitive des enseignements de la Lettre aux Romains ou de la première Lettre de saint Pierre. Écoutons encore une fois le circonspect C. Clemen sur ces questions, les plus importantes qui se posent dans ce complexe de rapports entre les mystères et le Christianisme : « Le Christianisme se distingue des religions de mystères par son caractère historique et par l’importance toute différente que l’on y donne à l’apparition et à la mort du Sauveur chrétien… et ainsi, l’on peut dire avec Heinrici : « Si l’on s’interroge sur le caractère d’ensemble du Christianisme primitif celui-ci pourrait être aussi bien nommé une religion anti-mystère qu’une religion de mystère16. » On ne pourra cependant méconnaître chez saint Paul, ou aussi encore chez saint Ignace ou dans d’autres écrits chrétiens une concession et une adaptation à une espèce de langue de mystère quelque peu voilée.
Tout autres sont les choses dans la deuxième période. Le me siècle n’est pas seulement le temps de la « mystérisation » exagérée de toute la pensée de l’antiquité récente et le temps de l’incorporation des mystères dans la théosophie et la mystique néoplatonicienne ; dans la même période la théologie et le culte de l’Église prennent des formes solidement établies. C’est ici (et seulement ici) que se place l’explication directe entre les mystères et le Christianisme. Les Apologistes, et, renchérissant sur tous, Tertullien, combattent les mystères comme des « singeries diaboliques » de la vérité chrétienne ; ceux qui combattent la Gnose, qui se multiplie abondamment, découvrent comment les Théurges des nouvelles doctrines mêlent le point de vue chrétien avec les mythes et les rites des mystères ; les théologiens, et avant tout Clément d’Alexandrie, commencent à montrer à l’homme grec le mystère du Logos, en des images qui leur sont familières. Et c’est par leur langue théologique que le Christianisme grec a reçu pour toujours sa forme. — G. Anrich17, il y a cinquante ans déjà, a présenté avec prudence et érudition ce processus qui commence lentement à partir d’Alexandrie, et il a montré comment une certaine terminologie de mystère s’introduisit dans les usages linguistiques de l’Église ; et les nouvelles recherches sur l’histoire des mots mysterion et sacramentum18 permettent de reconnaître encore plus clairement comment, dans cette période, aussi bien en raison d’une apologétique de défense qu’en raison aussi d’une adaptation qui se cherche dans la langue théologique et dans la conformation du culte, maintes pensées et maint vocable des mystères se sont introduits dans le Christianisme.
Encore une fois, tout autre se présente la question du rapport entre les mystères et le Christianisme à la fin de la religion antique, et dans la période où les mystères universalistes se décomposent. Ils ne sont plus alors, malgré la réaction de l’Empereur Julien, un adversaire vivant, même si on renouvelle encore alors dans certains cercles (car c’est en des cercles secrets qui se distinguent par leur caractère aristocratique que se retire, de façon étrange, à la fin, le culte des mystères) une néoplatonicienne opposition au Christ, au sens de Porphyre, ou si l’on prise, à Alexandrie, l’œuvre littéraire de Julien comme une « citadelle hellénique contre la majesté du Christ19 ». A cet adversaire mourant répond cependant du côté du Christianisme vainqueur une terminologie que l’on oserait presque dire maniérée, dans laquelle indiscutablement une quantité d’expressions, une discipline secrète et maints actes liturgiques sont repris en compte. Que l’on pense seulement à l’exemple le plus classique, au Pseudoaréopagite avec son mode de parler si important pour l’avenir byzantin. Mais, déjà avant lui, nous entendons saint Jean Chrysostome parler des «mystères effroyables et qui nous glacent » et dans le changement si important des formes liturgiques que nous pouvons découvrir dans les Constitutions Apostoliques ou chez saint Basile, on peut saisir comment l’Hellénisme s’oriente lentement vers le Byzantinisme — et c’est justement dans ce processus que passent aussi en possession chrétienne les derniers héritages usés provenant du trésor des mystères, afin de recevoir là, dans un tout autre sens, un éclat nouveau.
Cette triple division dans le devenir et la rencontre des deux grandeurs à comparer doit donc conduire à les distinguer prudemment l’une de l’autre, ainsi que les différentes couches d’écriture d’un palimpseste. C’est seulement ensuite que nous pouvons indiquer et apprécier la différence et la ressemblance entre les mystères et le Christianisme. La tâche suivante nous incombe maintenant : nous nous efforcerons de montrer que le Christianisme, dans son essence révélée par Dieu dans le Christ n’a, ni dans son apparition, ni dans son développement, quelque chose d’important à faire avec le monde des mystères antiques — nous indiquerons ainsi avec une clarté aiguë les différences qui les séparent. Mais nous aurons aussi à montrer ensuite, comment depuis le me siècle l’Église antique vient à la rencontre du Grec « heureux des mystères » pour lui expliquer ses propres mystères dans les mots et les images depuis longtemps familiers. Clément d’Alexandrie est son coryphée ; dans le célèbre chapitre consacré aux mystères dans son Protreptikos, il s’adresse ainsi à l’homme hellénique : « Viens, égaré, sans t’appuyer sur le Thyrse, sans être couronné de lierre. Jette le bandeau de front, jette la peau de cerf, dégrise-toi. Je veux te montrer le Logos et les mystères du Logos et je veux te les expliquer dans les images qui te sont familières. C’est ici qu’est la montagne aimée de Dieu, qui n’est plus comme le Cithéron une place de spectacle pour tragédies, mais qui est consacrée aux drames de la vérité… Oh ! comme véritablement saints sont ces mystères, comme est brillante cette lumière ! Je deviens consacré puisque je suis initié aux mystères. C’est le Seigneur qui découvre les signes sacrés, car c’est lui-même qui est l’hiérophante. Et c’est avec les Anges que tu danseras un jour la danse autour du Dieu incréé, impérissable, et véritablement unique — et le Logos de Dieu mêle sa voix dans nos chants de louange (Protreptique XII, 119, 1-120, 2).
Cf. à ce sujet avant tout : E. de Jong, Das antike Mysterienwesen in religionsgeschichtlicher, ethnologischer und psychologischer Beleu-chtung (2e éd.) Leide, 1919. — K. Prümm : Materialnachweise zur völkerkundlichen Beleuchtung des Antikenmysterienwesens : Anthro-pos 28 (1933) p. 759 sqq. — Das antike Heidentum, p. 219. ↩
F. Kern : Die Welt, worein die Griechen traten : Anthropos 24 (1929). M. P. Nilsson, The Minoan-Mycenean Religion and its survival in Greek Religion, Lund-Oxford 1927. — K. Prümm : Neue Wege einer Ursprungsdeutung antiker Mysterien : Zeitschr. f. kath. Théologie 57 (1933) p. 89 sqq. — K. Prümm : An Quellen griechischen Glaubens : Biblica II (1930) p. 266 sqq. ↩
K. Prümm : Das antike Heidentum, p. 300, Rem. I. — Cf. à ce sujet : U. von Wilamowitz : Der Glaube der Hellenen II, Berlin 1932, p. 260. ↩
K. Latte ; Religiöse Stromungen in der Fruhzeit des Hellenismus Die Antike 1 (1925) p. 153 sqq. ↩
F. Cumont : Die orientalischen Religionen im römischen Heidentum (3e éd.) Berlin-Leipzig 1931 p. 24. ↩
A. J. Festugière : L’idéal religieux des Grecs et l’Évangile, Paris 1933, p. 116 ss. ↩
J. Pascher : Der Königsweg zur Wiedergeburt und Vergottung bei Philon von Alexandreia, Paderborn 1931. ↩
Cf. à ce sujet K. Prümm : Der christliche Glaube und die altheid-nische Welt I, p. 290 sqq. : die Vorstufe griechischer mütterlicher Gottgestalten. — K. Prümm : Die Endgestalt des orientalischen Vegetationsheros in der hellenistisch-römischen Zeit : Zeitschr. f. kath. Théologie 58 (1934) 463. ↩
Les deux citations dans Dieterich, Mutter Erde (2e éd.) Leipzig 1913, p. 37 et sqq. ↩
H. Hepding, Attis. Seine Mythen und sein Kult, Giessen 1903, p. 98. ↩
K. Latte, Religiöse Strömungen, p. 154 sq. ↩
Stobaios, Flor. IV 107 (cf. Turchi, Fontes historiae mysteriorum aevi hellenistici, Rome 1923, n° 118. ↩
Conservé par Synesios, Dion c. 7. ↩
Corpus Inscriptionum Latinarum VI, 510 — H. Hepding, Attis p. 89. ↩
Corpus VI, 1779, u. 205. — Autres témoignages de cette accumulation des consécrations mystérieuses chez G. Anrich, Das antike Mysterienwesen, p. 55. ↩
G. Clemen : Der Einfluss der Mysterienreligionen auf das atteste Ghristentum, Giessen 1913, p. 81 sqq. ↩
Das antike Mysterienwesen p. 130-154. ↩
Cf. ci-dessus Rem. 1 p. 30. Et, à ce sujet aussi, H. von Soden, Mysterion und Sacramentum in den ersten zwei Jahrhunderten der Kirche : Zeitschr. f. d. neutest.Wissenschaft 12 (1911) p. 188-227. ↩
Cyrille d’Alexandrie, Contra Julianum, Discours préliminaire à l’Empereur Théodose. ↩