Dans l’Orient chrétien, la conception prévalente de l’homme est fondée sur la notion de participation à Dieu. L’homme n’a pas été créé en tant qu’être autonome, qui se suffirait à lui-même ; sa nature profonde n’est véritablement elle-même que dans la mesure où elle existe « en Dieu », ou « en grâce ». La grâce est donc ce qui procure à l’homme son développement « naturel ». Cette notion fondamentale nous fait comprendre pourquoi, chez les auteurs byzantins, les termes de « nature » et de « grâce » ont un sens très différent de celui qu’il a pris en Occident : loin d’être opposées l’une à l’autre, la « nature » et la « grâce » expriment une vie dynamique et une relation nécessaire entre Dieu et l’homme, qui sont différents par leur nature, mais qui sont en communion l’un avec l’autre au moyen de l’énergie de Dieu ou grâce. D’autre part, l’homme est le centre de la création, un « microcosme », et sa libre détermination de soi définit la destinée ultime de l’univers.
1. L’homme et Dieu
D’après saint Maxime le Confesseur, en créant l’homme, Dieu lui a « communiqué » (ekoinopoièsen) quatre de ses propriétés : l’être, l’éternité, la bonté et la sagesse1. De ces propriétés divines, les deux premières, l’être et l’éternité, appartiennent à l’essence même de l’homme ; les deux autres sont offertes à sa faculté de vouloir.
Dans la tradition patristique, l’idée que le privilège de l’homme par rapport aux autres créatures est sa participation à Dieu est exprimée de diverses manières, mais de façon très cohérente. Saint Irénée avait déjà écrit que l’homme était composé de trois éléments : le corps, l’âme et le Saint-Esprit2. Les notions néoplatoniciennes utilisées par les Pères de Cappadoce leur firent concevoir un « afflux » (aporros) d’Esprit Saint dans l’homme3. Dans son traité De la Création de l’Homme, saint Grégoire de Nysse, en parlant de l’homme avant la chute, lui attribue « la béatitude de l’immortalité », « la justice », « la pureté » ; « Dieu est amour, écrit-il, et source d’amour : le Créateur de notre nature nous a aussi doués du caractère d’amour… Si l’amour est absent, tous les éléments de l’image sont déformés »4. Lorsque Jean Daniélou commente ce passage, il se réfère en fait à l’ensemble de la pensée patristique grecque. Selon lui, Grégoire « met sur le même plan des réalités que notre théologie occidentale distingue. Nous y trouvons à la fois des traits qui caractérisent l’Esprit comme tel : la raison ou la liberté ; d’autres qui se rapportent à la participation à la vie divine, que nous appelons la grâce, comme l’apatheia ou la charité ; d’autres enfin concernent la participation finale, comme l’incorruptibilité ou la béatitude. Pour Grégoire ces distinctions n’existent pas »5. Ainsi, l’aspect le plus important de l’anthropologie des Pères grecs, qui sera reconnu par les théologiens byzantins tout au long du Moyen Age, est la conception selon laquelle l’homme n’est pas un être autonome mais que son humanité vraie n’est réalisée que lorsqu’il vit « en Dieu » et possède des qualités divines. Pour exprimer cette idée, des auteurs différents utilisent des termes variés, origénistes, néo-platoniciens ou bibliques, mais il y a entre eux un consensus sur cette ouverture essentielle de l’homme, qui n’a pas place dans les catégories occidentales de « nature » et de « grâce ».
Comme nous l’avons vu avec le passage de saint Maxime cité en début de paragraphe, la participation « naturelle » de l’homme à Dieu n’est pas une donnée statique ; c’est un appel, et il incombe à l’homme de croître dans la vie divine. Celle-ci est un don, mais aussi une tâche qui doit être accomplie par un effort libre. Cette polarité entre le « don » et la « tâche » est souvent exprimée dans les termes d’une distinction entre le concept de l’ « image » et celui de la « ressemblance ». En grec, la notion d’homoiosis, qui correspond à la « ressemblance » dans Gen 1, 26, suggère l’idée d’une progression dynamique (a assimilation ») et implique la liberté humaine. Selon une expression de saint Grégoire Palamas, avant la chute Adam possédait « l’ancienne dignité d’homme libre »6. Ainsi, une des catégories occidentales les plus lourdes de conséquences, à savoir l’opposition entre liberté et grâce, est absente de la tradition byzantine : dans l’homme, la présence de qualités divines, d’une « grâce » qui fait partie de sa nature et qui le fait pleinement homme, ne détruit pas sa liberté, mais lui permet de devenir pleinement lui-même par son propre effort ; elle assure au contraire la coopération ou synergie entre la volonté divine et le choix humain, rendant possible la progression « de la gloire à la gloire » et l’assimilation de l’homme à la dignité divine pour laquelle il fut créé.
La conception de l’homme en tant qu’être « ouvert » qui possède naturellement en lui une « étincelle » divine et qui est orienté de façon dynamique vers Dieu, a des implications directes pour la théorie de la connaissance, en particulier celle de Dieu. La scolastique occidentale considère qu’elle est fondée sur des prémices révélées, à savoir les Ecritures ou le magistère de l’Eglise, qui servent de base à l’activité de l’intellect naturel, conformément aux principes de la logique aristotélicienne. Cette conception de la théologie, qui présuppose l’autonomie de l’esprit humain dans sa définition des vérités chrétiennes sur la base d’une révélation, a été le thème initial de la controverse qui opposa Barlaam le Calabrais à Grégoire Palamas, au XIVeme siècle. D’après Barlaam, l’esprit humain naturel ne peut jamais atteindre la vérité divine elle-même, il ne peut que tirer des conclusions de prémices révélées. Lorsque celles-ci affirment de façon spécifique une proposition donnée, un raisonnement intellectuel logique peut amener à des conclusions « apodictiques », c’est-à-dire à des vérités intellectuellement évidentes.
D’autre part, si on ne peut fonder une affirmation théologique sur des prémices révélées, on ne peut pas non plus la considérer comme « démontrée », mais seulement comme « dialectiquement possible ». Pour s’opposer aux idées de Barlaam, Palamas développa une conception expérientielle de la connaissance de Dieu, fondée sur l’idée que Dieu n’est pas connu à travers un processus de pensée purement intellectuel, mais que l’homme, lorsqu’il est en communion avec Dieu, c’est-à-dire restauré dans son état naturel, peut et même doit jouir d’une connaissance et d’une expérience directes de son Créateur. Celles-ci sont possibles parce que l’homme, qui n’est pas un être autonome mais une image de Dieu « ouverte vers le haut », possède naturellement la propriété de se transcender et d’atteindre le divin. Cette propriété n’est pas simplement intellectuelle, elle implique une purification de l’être entier, un détachement ascétique et une évolution éthique : « Il est impossible de posséder Dieu en soi-même, écrit Palamas, ou d’avoir l’expérience de Dieu dans la pureté, ou d’être uni à la lumière sans mélange, à moins de se purifier soi-même par la vertu, de sortir de soi-même ou plutôt de s’élever au-dessus de soi. »7
De toute évidence, cette conception palamite de la connaissance rejoint celle de Grégoire de Nysse sur « le sens du cœur » ou « les yeux de l’âme »8 ainsi que l’identification établie par Maxime entre connaissance de Dieu et déification. Pour toute la tradition patristique et byzantine, la connaissance de Dieu implique une participation à Dieu, c’est-à-dire non pas simplement une connaissance intellectuelle, mais un état de tout être humain qui est transformé par la grâce et qui coopère librement avec elle par les efforts conjugués de la volonté et de l’intelligence. Dans la tradition monastique de Macaire, qui est reflétée, entre autres, dans les écrits de saint Syméon le Nouveau Théologien, cette notion de participation est inséparable de celles de liberté et de conscience : un vrai chrétien connaît Dieu par une expérience libre et consciente. Celle-ci représente l’état de l’homme avant la chute, celui que Dieu avait prévu pour lui et que Jésus Christ a restauré : l’amitié avec Dieu.
Maxime le Confesseur, De Char., III, 25 ; PG 90, 1024BC. ↩
Irénée, Adv. Haer., 5, 61 ↩
Grégoire de Nazianze, Carm. ; PG 37, 452 ↩
Grégoire de Nysse, De opif. hom., 5 ; PG 44, 137C ↩
Jean Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Paris, 1944, p. 54 ↩
Grégoire Palamas, Triades, I, 1, 9 ; éd. J. Meyendorff (Louvain, 1959), p. 27. ↩
Ibid., éd. Meyendorff, p. 203 ↩
Cf. Jean Daniélou, Platonisme et théologie mystique, pp. 240-241 ↩