CHAPITRE I
La mystique peut être envisagée sous deux rapports ; car, d’un côté, elle a ses racines dans la nature même de l’homme, et de l’autre côté elle s’étend dans une région bien supérieure à la nature. C’est sous ce dernier rapport qu’elle tient à la religion, et qu’elle reçoit de celle-ci son caractère et sa forme. La mystique est donc éminemment chrétienne, et la doctrine du christianisme doit avoir sur son développement une influence profonde. Le but du christianisme n’est-il pas d’ailleurs de reproduire, jusqu’à un certain point, dans chaque homme en particulier, ce qui s’est accompli dans la personne de Jésus-Christ, notre modèle. Marie l’avait conçu dans un céleste ravissement; et déjà, bien des siècles avant sa naissance, les prophètes, emportés dans une divine extase, avaient annoncé sa venue et contemplé d’avance les traits principaux de sa vie. Uni personnellement à la divinité, son esprit voyait les choses d’une vue toute mystique ; car il n’avait pas besoin comme nous de remonter des effets aux causes, ou des conséquences à leurs principes; mais il embrassait par un simple regard le passé, le présent et l’avenir, et l’histoire tout entière était présente à sa pensée. Son action était mystique aussi; et la nature, reconnaissant en lui son maître, lui était soumise et lui obéissait avec docilité. C’est ainsi que nous le voyons marcher sur les flots, calmer les tempêtes par sa parole, multiplier les pains et les poissons, changer l’eau en vin, se rendre invisible, et échapper de cette manière à ceux qui le cherchaient, guérir les infirmités et les maladies, et t aller attaquer la mort jusque dans son empire. Cette vertu divine, dont les saintes émanations guérissaient ceux qui approchaient de lui, il ne l’emporta point en remontant au ciel ; mais il la laissa sur la terre à son Église, et en fit le prix et la récompense d’une vie surnaturelle et céleste. C’est donc lui qui a fondé la mystique chrétienne, et qui nous en a offert dans sa vie le modèle le plus parfait. Il a voulu après sa mort parcourir lui-même toutes les régions du inonde invisible, afin d’éclairer de sa lumière ces sombres domaines, et de permettre à l’homme de marcher d’un pas sûr à travers ces sentiers ténébreux. Les limbes, où les patriarches attendaient sa venue; l’enfer, où avaient été précipités les esprits rebelles et orgueilleux qui n’étaient pas restés dans la vérité ; et le ciel, avec les chœurs qui composent son admirable hiérarchie, ont vu tour à tour apparaître le Christ, vainqueur de la mort, du péché et de l’enfer.
C’est au jour de la Pentecôte, lorsqu’il envoya le Saint-Esprit à ses apôtres, qu’il leur communiqua la vertu divine et mystique qui résidait en lui. Et déjà l’apôtre saint Paul, dans sa première Épitre aux Corinthiens, énumérait tous les dons merveilleux qui composent ce précieux trésor que le Sauveur a confié à son Église. Ces dons sont de deux sortes : les uns ont pour but la sanctification de celui qui les reçoit, les autres l’éducation et l’utilité du prochain. Les premiers forment la mystique ésotérique ou intérieure, et les autres produisent la mystique exotérique, qui n’est ordinairement que le résultat et la manifestation de la première. Le prophète Joël avait prédit aux Juifs que leurs fils et leurs filles prophétiseraient ; que les jeunes gens auraient des visions, et les vieillards des songes merveilleux. Cette prophétie s’est accomplie dans l’Église dès le commencement; et les Actes des Apôtres nous rapportent déjà les visions et les songes surnaturels des premiers disciples du Sauveur. C’est dans une vision que saint Pierre apprend qu’il ne doit plus différer d’admettre les gentils dans l’Église. C’est dans une vision que les mystères de l’avenir sont révélés à saint Jean. Saint Paul est ravi jusqu’au troisième ciel, et il ne peut dire si c’est avec son corps ou sans lui. Saint Irénée, dans son second livre des Hérésies, chap. 57, affirme que, de son temps, il y avait dans l’Église des fidèles qui contemplaient l’avenir et qui avaient des visions. Saint Justin, dans son Apologie, oppose aux païens, comme une preuve de la divinité du christianisme, le don de prophétie que l’Église avait reçu, héritant ainsi de la puissance de leurs oracles et de leurs sibylles. Origène, dans son premier livre contre Celse, assure qu’un grand nombre de païens s’étaient faits chrétiens par suite des visions qu’ils avaient eues, et que l’Esprit-Saint avait tout à coup changé leurs dispositions, de sorte qu’instruits et fortifiés par ces visions, soit dans le sommeil, soit pendant la veille, ils ne craignaient pas de mourir pour une doctrine dont ils avaient eu horreur jusque-là. Il affirme avoir vu lui-même beaucoup de cas de ce genre, et il prend Dieu à témoin que ce qu’il dit est vrai. Saint Justin raconte de lui la même chose dans son Dialogue avec Tryphon ; et saint Grégoire de Nysse en dit autant de saint Grégoire le Thaumaturge.
Mais, pendant que l’Esprit de Dieu versait ainsi abondamment les rayons de sa lumière et de sa chaleur sur sa jeune fiancée, l’Église, l’esprit de la nature, au milieu de ce printemps surnaturel, semblait aussi se réveiller de son sommeil; et nous voyons déjà se produire en divers lieux, et particulièrement chez les Gnostiques, cette mystique naturelle qui avait été familière aux païens. Déjà Tertullien, devenu montaniste, et parlant au nom de ces hérétiques, dit : « Dieu a daigné nous favoriser lui-même du don des prophètes; car nous avons parmi nous une « sœur qui reçoit des révélations. C’est ordinairement le « dimanche, pendant le service divin, qu’elle tombe en extase. Elle entre alors dans un commerce intime et familier avec les anges et les esprits, et quelquefois même avec Dieu. Elle scrute les cœurs; elle guérit les malades. La matière de ses visions lui est fournie par la lecture des livres saints, par le chant des hymnes, par les prédications et les exhortations, et par les prières que l’on récite pour les fidèles. Un jour, pendant qu’elle était en extase, on parla de l’àme dans rassemblée; je ne me rappelle plus exactement ce que l’on avait dit. Le service divin une fois fini, elle laissa la foule s’écouler, ce qu’elle fait toutes les fois qu’elle veut nous communiquer ce qu’elle a vu dans son extase, parce qu’on peut alors soumettre le tout à un examen sérieux et attentif. Elle nous raconta donc qu’elle avait vu sous une forme corporelle une âme qui lui avait paru être un esprit. Elle n’était pas privée de toute forme; mais il semblait qu’on pût la saisir ou la toucher. Elle était tendre, radieuse ; elle avait comme la couleur de l’air, et pour tout le reste elle ressemblait à une forme humaine. » La sévérité excessive de la secte de Montait pouvait rendre moins dangereuses pour ses adeptes ces sortes de visions. Mais lorsque nous voyons ces mêmes phénomènes se reproduire et dans Simon le Magicien avec son Hélène, et dans Marcion, qui avait aussi amené à Rome avec lui une clairvoyante, afin de gagner les âmes simples, et dans Apelle avec sa Philomène, et dans beaucoup d’autres sectaires, il est impossible de douter que déjà, à cette époque, l’on n’ait connu tous les degrés et toutes les formes de l’illusion ou de la supercherie. Il est probable que c’est à des visions de ce genre que nous devons une grande partie des écrits apocryphes qui parurent à cette époque, tels que l’Apocalypse de Cérinthe, celle de saint Pierre, celle de saint Paul, de saint Thomas, les révélations de saint Etienne et d’autres semblables, que le pape Gélase énumère dans sa bulle de condamnation. Mais, de même que l’erreur rend malgré elle témoignage à la vérité, ainsi cette fausse mystique confirme la mystique véritable et divine, dont elle est la contre-partie.