Daniélou (PTM): Les trois voies

A primeira e a segunda edição tem alterações significativas…


Primeira edição

On sait comment l’antiquité chrétienne et païenne s’est complu dans les classifications des diverses étapes de l’ascension spirituelle. Entre toutes ces classifications, celle d’Origènerite de retenir notre attention, par l’influence qu’elle a exercée. Pour lui, la « philosophie » comprenait trois grandes étapes : la praktike theoria, physike theoria et theologia. Le terme de la première est l’apatheia, la parfaite pureté et charité par l’observation des commandements; celui de la seconde est « le bon usage de toutes choses au moyen d’une considération religieuse du monde et la persuasion de la vanité de tout le visible »; enfin la troisième a pour objet « la contemplation du divin [[K. Rahner, Le début d’une doctrine des cinq sens spirituels chez Origine, R. A. M., 1932, p. 131-132.]] ». C’est à lui aussi que se rattache la correspondance de ces trois voies avec les Livres de Salomon, les Proverbes correspondant à la praktike theoria, l’Ecclésiaste à la physike theoria et le Cantique des Cantiques à la theologia [[La division trinaire et son rapport avec les trois livres de Salomon se retrouvent chez Basile. C’est par lui sans doute que Grégoire l’a reçue. Voir Humbertclaude, Doctrine ascétique de St B., p. 86.]].

Nous ne trouvons pas chez Grégoire de Nysse de classifications aussi systématiques. Toutefois le rapprochement des divers passages où il distingue les étapes de la vie spirituelle nous permettra de préciser leur contenu. Dans le Commentaire sur les Psaumes, Grégoire divise la Vertu en trois parties : « l’éloignement du mal » (allotriosis tou kakou) en est, le commencement (arche) ; puis vient « la méditation » (melete) des choses élevées et divines; enfin la perfection consiste dans « la ressemblance avec Dieu » (homoiosis pros to theion) (XLIV, 436 A).

Un peu plus loin, nous retrouvons les deux premières étapes : « Dans les premiers Psaumes la béatitude consistait dans le renoncement au mal (to apostenai tou kakou); ici, ce qui est béatifié, c’est la connaissance du bien (to epignonai to agathon) » (XLIV, 552 G). Il est difficile de dire si nous sommes ici en présence des trois degrés d’Origène. Le mot de melete en effet est un de ceux qui caractérisent ailleurs chez Grégoire la première voie : il est appliqué au Livre des Proverbes dont la relation avec la praktike theoria est certaine (XLIV, 617 B-C, 960 A); nous le trouvons dans la Vie de Moïse à propos de l’épisode du Buisson Ardent, figure de l’illumination qui a lieu au début de la vie spirituelle : « Moïse s’applique, dans le recueillement (hesychia) à de hautes méditations (hypselais meletais) » (XLIV, 333 A).

D’autre part l’homoiosis pros to theion est une expression générale qui ne suffit pas à spécifier telle étape de la vie spirituelle, puisqu’elle en désigne l’objet global. Nous la retrouvons succédant à la séparation d’avec le mal dans d’autres passages. Le premier Psaume « conseille de renoncer au mal (apostenai tou kakou), de s’établir dans le bien et de s’assimiler à Dieu (homoioysthai to theo) autant qu’on le peut » (XLIV, 516 B). Tout ceci peut aussi bien désigner le terme de la première voie, qui est l’apatheia, que celui de toute la vie spirituelle. La « philosophie pratique», en effet, a pour objet la récupération de l’eikon, de « l’image divine », par l’apatheia et « l’assimilation à Dieu » a précisément pour but cette restauration. Nous voyons ailleurs Grégoire faire de cette homoiosis (XLVI, 244 C; XLIV, 273 D) l’essence du Christianisme. Elle ne spécifie donc pas un aspect particulier de la vie spirituelle.

Le plus intéressant pour nous est l’expression « séparation d’avec le mal ». Ici nous sommes certainement en présence du début de la vie spirituelle, et non seulement de la première étape, mais du commencement de la première étape. La melete et l’homoiosis, en effet, sont vraiment les moments successifs de cette première voie, la melete correspondant à la lutte contre les pathe, et l’homoiosis à l’apatheia qui est le terme de la praktike theoria. Nous serions donc en tout cela dans la « philosophie pratique ». Or il est intéressant d’observer que si nous trouvons des expressions diverses pour désigner ces développements ultérieurs, le début est toujours désigné par les mêmes termes : c’est tantôt « séparation d’avec le mal » (apostenai) ; tantôt « être étranger au mal » (allotriosis); tantôt « éloignement du mal » (anakoresis tou kakou) (XLIV, 485 B. Voir aussi 1273 A et Basile, XXXI, 217 C).

Si l’interprétation des divisions que nous avons rencontrées jusqu’ici reste douteuse, il n’en est plus de même d’autres passages où elles se rapportent beaucoup plus clairement aux trois grandes voies distinguées déjà par Origène — nous dirons avec quelles nuances. Nous pourrons noter d’abord qu’au début du Commentaire sur le Cantique, Grégoire reprend la division origéniste des trois livres de Salomon d’après les trois âges de la vie spirituelle : les Proverbes correspondent à l’enfance, l’Ecclésiaste à la jeunesse, le Cantique à la maturité (XLIV, 768 A)[[Basile (In Prov., XXX, 412 sqq.) préfère : enfance, maturité, vieillesse.]]. La première voie consiste surtout à montrer le prix des biens spirituels de façon à en exciter le désir, la seconde à faire comprendre la vanité du monde; « et lorsque le cœur est purifié de toute attache au sensible, le Cantique introduit l’âme dans les sanctuaires divins (mystagogei entos ton theion adyton) où a lieu l’union (anakrasis) de l’âme humaine avec la divinité » (XLIV, 772 A).

Enfin le Commentaire sur les Psaumes présente une division en cinq voies, qui est commandée par les divisions en cinq parties du psautier. Mais cette division se ramène, comme l’a bien vu M. Humbertclaude (loc. cit., p. 90-91), à la division en trois voies. En effet, les deux premières parties comprennent l’apostasis ton enantion (XLIV, 452 A) et le désir des choses divines, qui sont deux divisions de la première voie ; la troisième partie est connaissance de la nature des êtres avec allusion à l’observatoire (453 B) qui, nous le verrons, est un thème caractéristique de la deuxième voie ; la quatrième partie se rattache encore à la deuxième voie par le thème de la dépréciation du sensible associé à l’image de l’aile, figure de l’ascension de l’âme (465 D); par ailleurs le ravissement de Paul au troisième ciel (456 B) se rattache d’ordinaire à la troisième voie ; elle marque donc un stade intermédiaire. Quant à la cinquième partie, elle est présentée surtout comme eukaristia action de grâces (468 B), mais c’est bien le thème de l’union avec Dieu, caractéristique de la troisième voie. Ainsi disons que la suite des Psaumes marque bien les étapes de la vie spirituelle et correspond en gros aux trois étapes, mais sans que Grégoire, aussi peu systématique que possible et si différent en .cela d’un Évagre, se soit beaucoup soucié de classification précise.

Ici le sens propre de chacune des voies est clairement marqué. Il est intéressant de noter que Grégoire définit davantage la première par la manifestation des biens divins que par la purification. Nous retrouverons ailleurs ce point de vue très caractéristique. La première voie est katharsis, purification, mais elle est aussi photismos, illumination. Et nous aurons à remarquer que ce sont précisément là les deux aspects du baptême, ce qui nous amènera à des conclusions importantes relativement au rapport des sacrements et des degrés de la vie spirituelle. La seconde voie reste, comme chez Origène, définie par la dépréciation des valeurs mondaines. Quant à la troisième nous pouvons noter d’une part l’emploi du vocabulaire mystérique (mystagogein, adyta) pour la caractériser, et d’autre part sa spécification par 1′ « union »(anakrasis) et non par la theoria. C’est là, en effet, le grand fait de la mystique grégorienne — et qui l’oppose à celle d’Origène et d’Evagre.

Nous retrouvons cette division reprise plus loin par Grégoire dans son Commentaire et dans des textes d’une importance décisive pour notre objet. Ils se trouvent dans la XIe Homélie sur le Cantique : « La manifestation de Dieu s’est faite d’abord à Moïse dans la lumière (dia photos); ensuite il a parlé avec lui par la Nuée (dia nepheles) ; enfin, devenu plus parfait, Moïse contemple Dieu dans la ténèbre (en gnopho) » (XLIV, 1000 C). Nous trouvons ici résumées les étapes de la Vie de Moïse, telles que Grégoire nous les expose par ailleurs dans le traité qui porte ce nom. Ce texte fait ainsi l’unité entre les étapes du Cantique et celle de la Vie de Moïse; il nous permet de passer d’un système de symboles à l’autre. A cet égard il est central. C’est pourquoi les divisions qu’il contient sont celles que nous avons retenues pour désigner les différentes parties de ce travail.

Or voici comment Grégoire commente ce texte : « Le passage de la ténèbre (skotos) à la lumière est la première séparation (anakoresis) d’avec les idées fausses et erronées sur Dieu. L’intelligence plus attentive (prosekestera) des choses cachées, conduisant l’âme par les choses visibles à la réalité invisible, est comme une nuée (nephele) qui obscurcit tout le sensible et accoutume l’âme à la contemplation de ce qui est caché. Enfin l’âme qui a cheminé par ces voies vers les choses d’en-haut, ayant quitté les choses terrestres, autant qu’il est possible à la nature, humaine, pénètre dans les sanctuaires de la théognosie (entos ton adyton tes theognosias), environnée de toutes parts par la ténèbre (gnophos) divine » (XLIV, 1000 C-D). Ce texte est important à bien des points de vue. Il nous explique d’abord — et c’est là son sens obvie — pourquoi la vie spirituelle va de la lumière à la ténèbre. Elle est d’abord lumière par opposition à la ténèbre (skotos) du péché et de l’erreur. Mais cette lumière n’est elle-même que ténèbre (gnophos) en comparaison de la réalité divine surlumineuse. Cette doctrine se retrouve également dans la Vie de Moïse (XLIV, 376 D).

Mais en dehors de cela, notre passage nous donne de précieuses indications sur les différentes voies. La première présente l’aspect lumineux que nous notions tout à l’heure. Il se retrouvera dans la vie de Moïse, où l’épisode du Buisson Ardent sera au cœur de cette voie. C’est d’ailleurs de lui que lui viendra son nom. Et il expliquera que dans le Commentaire sur les Proverbes, qui correspond à la praktike et que Grégoire a inséré au début du Commentaire sur le Cantique, ce soit la manifestation des biens divins qui soit au premier plan. Mais la première voie est aussi anakoresis, « séparation » et nous retrouvons là l’idée et même le mot (XLIV, 485 B) du Commentaire sur les Psaumes. Toutefois celle-ci est présentée ici plutôt sur le plan intellectuel que sur le plan moral. Mais pour Grégoire ce sont là deux démarches parallèles : la perfection consiste dans l’union de l’eusebia, qui est la rectitude de la foi, et de l’apatheia qui est la pureté de la vie (XLIV, 1041 A).

La seconde voie est présentée comme une montée de l’esprit à travers l’échelle des êtres (dia phainomenon), qui consiste dans un dégagement du sensible et dans une accoutumance aux réalités invisibles. Grégoire exprime cela par la métaphore de « l’obscurcissement ». La « nuée » (nephele) signifie cette demi-obscurité. Elle convient bien de symbole à cette voie[[Chez le Pseudo-Benys, la nephele correspond à la « théologie symbolique », c’est-à-dire la connaissance de Dieu, dia phainomenon : c’est notre seconde voie.]]. Nous n’oublierons pas que d’autre part elle est la figure de l’Esprit-Saint (XLIV, 361 B) et par là, sur un autre registre, rattache la seconde voie, non plus au baptême, comme la première, ni à l’Eucharistie, comme la troisième, mais à la confirmation. Nous voyons ici — nous y reviendrons — le principe du parallélisme des trois voies avec les sacrements essentiels qui sera l’armature du Traité de la Vie en Jésus de Nicolas Cabasilas dix siècles plus tard. Mais cet aspect sacramentel n’est pas indiqué dans notre passage. Notons que l’idée de la dépréciation du monde visible fera le fond du Commentaire sur l’Ecclésiaste.

Enfin nous retrouvons ici, pour la troisième voie, le vocabulaire mystérique que nous avons déjà rencontré plus haut (adyta). Les caractères en sont très bien marqués : elle est en dehors de tout le monde sensible (exo ton phainomenon), car elle a pour objet l’invisible (to aoraton). C’est cette transcendance qu’exprime la métaphore de la ténèbre (gnophos) que nous lui voyons ici appliquée et sur laquelle nous reviendrons longuement. Nous pouvons noter toutefois ici que la troisième voie est désignée comme étant une 0swpia et non une theoria. C’est qu’en réalité la dualité de points de vue que nous notions plus haut pour la première voie, l’aspect intellectuel et l’aspect moral, subsiste dans la vie mystique., Et dans tout ce passage, Grégoire présente plutôt l’aspect connaissance. La première voie est « séparation de l’erreur »; la troisième « contemplation de l’invisible ».

Nous disions tout à l’heure que ce passage avait l’intérêt de nous fournir les équivalences des symboles de l’Exode et du Cantique des Cantiques. Grégoire lui-même fait la transposition et reprend avec les images du Cantique la division en trois voies qu’il vient de présenter avec celles de l’Exode : a Après que l’âme s’est éloignée (apostesasa) de son attachement au mal, elle a désiré approcher sa bouche de la source de la lumière (te pege tou photos) par le baiser mystique (mystikou philematos) : ceci lui rend sa beauté. Alors, ayant parcouru (diadramousa) tout le visible (to phainomenon) et l’ayant traversé comme la colombe, elle commence par se reposer à l’ombre (te skia) du pommier — le pommier remplace la nuée pour désigner ce qui obscurcit — et maintenant elle est enveloppée de la nuit divine (theias nyktos) dans laquelle l’époux s’approche, mais n’apparaît pas » (XLIV, 1001 B).

Le parallélisme de ce passage avec le précédent est frappant et nous fournit nombre de recoupements ou d’équivalences intéressants. Nous retrouvons pour la première voie la double idée de la « séparation » et de « l’illumination ». Elles se trouvent exprimées par des mots analogues. Nous avons déjà rencontré apostenai et phos. Ici il s’agit de la séparation d’avec le mal, ce qui montre bien l’équivalence de celle-ci avec la séparation d’avec l’erreur. D’ailleurs notre texte lui-même parle de « l’âme qui a lavé par l’eau la noirceur de l’ignorance (tes agnoias) » (XLIV, 1001 B). Nous voyons apparaître aussi clairement la relation dé cette voie avec le baptême, suggérée par le triple symbolisme de « la source de la lumière », de « l’eau » qui lave l’erreur et du « baiser mystique » où le mot mystikou peut aussi bien se traduire par sacramentel[[Voir de Lubac, Corpus mysticum, p. 45 sqq.]]. Enfin la première voie a pour terme la restauration de la beauté, c’est-à-dire l’apatheia.

La seconde voie nous offre aussi des indications précieuses. Elle consiste essentiellement dans une traversée (diadramousa, diaptasa) par laquelle l’âme passe du monde visible (phainomenon) au monde invisible. C’est le domaine de la course (eudromon, diadramousa) ou du vol (diaptasa). Nous rencontrerons toutes ces images pour caractériser précisément la seconde voie. Nous retrouvons l’obscurcissement du monde visible, mais il est ici rapporté non à la nuée, mais au pommier (to melon). Celui-ci est une figure du Verbe (XLIV, 844 A-C). Enfin l’âme est assimilée à la colombe et au cheval. La première comparaison se retrouve souvent chez Grégoire (XLVI, 365 C). Elle évoque à la fois la légèreté de l’âme dégagée de la vie sensible par l’apatheia et que rien ne retarde dans son ascension (to takos), mais aussi la grâce de l’Esprit-Saint. Or nous avons déjà vu dans le passage précédent la relation de la nuée à l’Esprit-Saint. Nous avons ici la même équivalence avec la Confirmation, sacrement de l’Esprit-Saint. Quant au cheval, il évoque un tout autre contexte, celui du mythe du Phèdre et de l’attelage ailé qui emporte l’âme vers « la voûte qui est au-dessus du ciel ». Nous verrons l’usage que Grégoire fait de ce symbolisme pour la seconde voie.

Enfin réapparaissent pour la vie mystique les expressions mystériques. Grégoire écrit : « Que signifie l’initiation (mystagogia) de l’âme par cette nuit ? (tes nyktos) » (XLIV, 1001 C).

Surtout elle a comme caractère essentiel d’être le domaine de la nuit divine (theia nux) qui est l’équivalent de la ténèbre du Sinaï. Enfin nous avons un trait nouveau, dont l’importance s’avérera très grande dans l’étude de la vie mystique; c’est la distinction du phainetai et du paraginetai. Dieu n’apparaît jamais (ou phainetai), il ne se manifeste pas comme une chose, dont la phantasia, l’entendement, puisse prendre possession (katalambanein), mais il est comme une personne, c’est-à-dire comme une présence. Et toute la vie mystique est là, dans cette idée d’une nuit des sens et des concepts dans laquelle la présence de Dieu se fait de plus en plus proche (paraginetai). Nous sommes au delà de la connaissance naturelle (exo ton phainomenon, ou phainetai), dans une relation de personne à personne entre l’âme et Dieu.

Un dernier passage du Commentaire sur le Cantique nous intéresse, relativement aux trois voies. Nous y voyons Grégoire les mettre en relation avec trois dispositions différentes, la crainte, l’espérance et l’amour [[Cette division vient de St Basile, Gr. Règles, XXX, 896 B, comme le remarque Dorothée, P. G., LXXXVIII, 1785 B. Le premier terme est tantôt la crainte, tantôt la foi, mais chez Basile les deux expressions s’équivalent. Voir Humbertclaude, loc. cit., p. 87.]] ; ces trois degrés sont exposés dans le même contexte où Grégoire parle des trois livres de Salomon, ce qui nous assure de leur relation aux trois voies : « Chez certains le salut est opéré par la crainte; d’autres participent à la vertu non par amour, mais dans l’attente des récompenses; mais celui qui s’est élevé à la perfection rejette la crainte, dédaigne les récompenses et aime (agapa) de tout son cœur. C’est ce salut par l’amour (di agapos) que nous expose le Cantique » (XLIV, 765 B) [[Même point de vue dans XLIV, 429 C-D; XLIV, 1112 A-D.]]. Ce passage est surtout intéressant par la relation expresse mise entre la troisième voie et l’agape. Pour Clément[[E. de Raye, Clément d’Alexandrie, p. 281 sqq.]] ou Origène[[Rahner, op. cit., p. 127.]], l’agape rentrait avec l’apatheia dans les vertus de la première voie, la praktike. Nous voyons à cela quelle profonde subversion Grégoire fait subir au système origéniste. A la succession praxis, theoria, il substitue un parallélisme : les trois voies présentent chacune un aspect « pratique » et un aspect « contemplatif ». Et plus encore, dans la troisième voie, c’est l’aspect « pratique », l’agape, qui est l’essentiel.

Il nous reste maintenant à faire la contre-épreuve de ces classifications et à vérifier si nous les retrouvons effectivement dans les traités de Grégoire. La question est claire pour les Commentaires des livres de Salomon : le Commentaire sur l’Ecclésiaste porte sur la seconde voie, le Commentaire sur le Cantique sur la,troisième. Les Commentaires sur les Psaumes présentent une classification plus incertaine, ce qui donnerait à croire qu’ils correspondent à une époque de la vie de Grégoire où sa pensée n’avait pas encore tout son développement. Reste la Vie de Moïse. C’est à l’Exode que Grégoire emprunte dans le Commentaire sur le Cantique les grands symboles des trois voies. Or ce commentaire sur l’Exode, qu’est la Vie de Moïse, nous permet-il de les retrouver ? Il faut reconnaître que si les grandes lignes apparaissent, nous ne sommes pas en présence de divisions à caractère bien déterminé. Ceci d’ailleurs ne sera pas pour nous étonner. Grégoire n’est pas l’homme des divisions rigides. Et sa composition, conformément à l’esthétique de son temps, ne présente aucun souci de systématisation.

Cependant bien des traits viennent confirmer ce que nous avons vu jusqu’ici. Le début de la vie spirituelle présente le double aspect de « séparation » et d’ « illumination ». Ainsi le lien établi entre « le dépouillement des chaussures de peau », figure des « opinions erronées », et l’illumination de l’âme par le Buisson ardent, c’est-à-dire le Verbe Incarné, nous rappelle ce que nous avons vu plus haut. La traversée du désert, sous la conduite de la nuée, nous met dans la seconde voie; elle a en effet pour objet de désaffectionner l’âme des choses terrestres (les nourritures égyptiennes) et de l’accoutumer à exercer la vie de foi. Enfin au terme de l’ascension du Sinaï, l’entrée dans la ténèbre nous amène à la vie mystique. Mais si ces grands sommets se dégagent, les passages de l’un à l’autre sont mal définis, encombrés de développements parasites qui nous obligeront à une discrimination minutieuse.

Tels sont les principaux textes dont nous pouvons faire état pour esquisser les étapes de la vie spirituelle selon notre auteur. Cette étude était utile au seuil de ce chapitre, pour établir les perspectives dans lesquelles nous allons nous mouvoir. Nous avons vu les trois grandes voies qui correspondront aux grandes divisions de notre étude. Nous avons à l’intérieur de la première voie, distingué à nouveau comme trois étapes : l’entrée dans la vie spirituelle, qui est à la fois renoncement au mal, à l’erreur et au monde et illumination par le Verbe; le progrès dans cette voie qui consiste essentiellement dans la katharsis, la « purification » des passions ; son terme enfin, qui présente déjà une perfection, mais une perfection relative et qui est l’apatheia, la paix et la liberté spirituelle recouvrées.

Nous allons aborder maintenant la première étape de cette première voie. Nous sommes conscient ainsi d’être fidèle à la mentalité même de Grégoire. La vie spirituelle se présente à lui sous la forme de sommets successifs d’où chaque fois se découvrent des perspectives nouvelles. Ce renouvellement perpétuel des horizons découverts enlève ce que la reprise perpétuelle de l’ascension pourrait avoir de monotone. Notre plan suivra cette méthode et essaiera de l’épouser aussi exactement que possible. Chaque voie pourra nous paraître un tout achevé. L’apatheia est une perfection en son ordre, la theoria dans le sien, et pourtant arrivés à ces sommets, des horizons nouveaux se découvriront à nous, des domaines nouveaux qui présentent aussi leurs sommets. Et notre voyage s’achèvera ainsi non dans l’accession à un sommet définitif, mais au contraire dans la découverte émerveillée que les pays découverts ne sont jamais que des promesses de pays plus beaux.

Segunda edição

On sait comment l’antiquité chrétienne et païenne s’est complu dans les classifications des diverses étapes de l’ascension spirituelle. Entre toutes ces classifications, celle d’Origène dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques mérite de retenir notre attention, [18] par l’influence qu’elle a exercée sur notre auteur. Pour lui, la « philosophie » comprenait trois grandes étapes : l’ethike, la physike et la theorike. Le terme de la première est l’apatheia, « la parfaite pureté et charité par l’observation des commandements »; celui de la seconde est « le bon usage de toutes choses au moyen d’une considération religieuse du monde et la persuasion de la vanité de tout le visible » ; enfin la troisième a pour objet « la contemplation du divin ». C’est à lui aussi que se rattache la correspondance de ces trois voies avec les Livres de Salomon, les Proverbes correspondant à l’ethike, l’Ecclésiaste à la physike et le Cantique des Cantiques à la theorike. Au début du Commentaire sur le Cantique, Grégoire reprend la division origéniste des trois livres de Salomon d’après les trois âges de la vie spirituelle : les Proverbes correspondent à l’enfance, l’Ecclésiaste à la jeunesse, le Cantique à la maturité (XLIV, 768 A). La première voie consiste surtout à montrer le prix des biens spirituels de façon à en exciter le désir, la seconde à faire comprendre la vanité du monde; « et lorsque le cœur est purifié de toute attache au sensible, le Cantique introduit l’âme dans les sanctuaires divins ([citação em grego]) où a lieu l’union (anakrasis) de l’âme humaine avec la divinité » (XLIV, 772 A).

Il est intéressant de noter que Grégoire définit davantage la première voie par la manifestation des biens divins que par la purification. Nous retrouverons ailleurs ce point de vue très caractéristique. La première voie est katharsis, purification, mais elle est aussi photismos, illumination. Et nous aurons à remarquer que ce sont précisément là les deux aspects du baptême, ce qui nous amènera à des conclusions importantes relativement au rapport des sacrements et des degrés de la vie spirituelle. La seconde voie reste, comme chez Origène, définie par la dépréciation des valeurs mondaines. Quant à la troisième nous pouvons noter d’une part l’emploi du vocabulaire mystérique (mystagogein, adyta) pour la caractériser, et d’autre part sa spécification par l’ « union » (anakrasis) et non par la theoria. C’est là, en effet, le grand fait de la mystique grégorienne — et qui l’oppose à celle d’Origène et d’Evagre.

Nous retrouvons cette division reprise plus loin par Grégoire dans son Commentaire et dans des textes d’une importance décisive pour notre objet. Ils se trouvent dans la XIe Homélie sur le Cantique : « La manifestation de Dieu s’est faite d’abord à Moïse dans la lumière (dia photos); ensuite il a parlé avec lui par la Nuée (dia nepheles); enfin, devenu plus parfait, Moïse contemple Dieu dans la ténèbre (en gnopho) » (XLIV, 1000 C). Nous trouvons ici résumées les étapes de la vie de Moïse, telles que Grégoire nous les expose par ailleurs dans le traité qui porte ce nom. Ce texte fait ainsi l’unité entre les étapes du Commentaire sur le Cantique et celles de la Vie de Moïse; il nous permet de passer d’un système de symboles à l’autre. A cet égard il est central. C’est pourquoi les divisions qu’il contient sont celles que nous avons retenues pour désigner les différentes parties de ce travail.

Or voici comment Grégoire commente ce texte : « Le passage de la ténèbre (skotos) à la lumière est la première séparation (anachoresis) d’avec les idées fausses et erronées sur Dieu. L’intelligence plus attentive (prosechestera) des choses cachées, conduisant l’âme par les choses visibles à la réalité invisible, est comme une nuée (nephele) qui obscurcit tout le sensible et accoutume l’âme à la contemplation de ce qui est caché. Enfin l’âme qui a cheminé par ces voies vers les choses d’en-haut, ayant quitté les choses terrestres, autant qu’il est possible à la nature humaine, pénètre dans les sanctuaires de la théognosie ([citação em grego]), environnée de toutes parts par la ténèbre (gnophos) divine » (XLIV, 1000 C-D). Ce texte est important à bien des points de vue. Il nous explique d’abord — et c’est là son sens obvie — pourquoi la vie spirituelle va de la lumière à la ténèbre. Elle est d’abord lumière par opposition à la ténèbre (skotos) du péché et de l’erreur. Mais cette lumière n’est elle-même que ténèbre (gnophos) en comparaison de la réalité divine surlumineuse. Cette doctrine se retrouve également dans la Vie de Moïse (XLIV, 376 D).

Mais en dehors de cela, notre passage nous donne de précieuses indications sur les différentes voies. La première présente l’aspect lumineux que nous notions tout à l’heure. Il se retrouvera dans la Vie de Moïse, où l’épisode du Buisson Ardent sera au cœur de cette voie. C’est d’ailleurs de lui que lui viendra son nom. Et il expliquera que dans le Commentaire sur les Proverbes, qui correspond à l’ethike et que Grégoire a inséré au début du Commentaire sur le Cantique, ce soit la manifestation des biens divins qui soit au premier plan. Mais la première voie est aussi anachoresis, « séparation ». Nous retrouvons l’idée et même le mot (XLIV, 485 A) dans le Commentaire sur les Psaumes. Toutefois celle-ci est présentée ici plutôt sur le plan intellectuel que sur le plan moral. Mais pour Grégoire ce sont là deux démarches parallèles : la perfection consiste dans l’union de l’eusebeia, qui est la rectitude de la foi, et de l’apatheia qui est la pureté de la vie (XLIV, 1041 C-D).

La seconde voie est présentée comme une montée de l’esprit à travers l’échelle des êtres (dia phainomenon), qui consiste dans un dégagement du sensible et dans une accoutumance aux réalités invisibles. Grégoire exprime cela par la métaphore de « l’obscurcissement ». La « nuée » (nephele) signifie cette demi-osbcurité. Elle convient bien de symbole à cette voie. Nous n’oublierons pas que d’autre part elle est la figure de l’Esprit-Saint (XLIV, 361 B) et par là, sur un autre registre, rattache la seconde voie, non plus au baptême, comme la première, ni à l’Eucharistie, comme la troisième, mais à la confirmation. Nous voyons ici — nous y reviendrons — le principe du parallélisme des trois voies avec les sacrements essentiels qui sera l’armature du Traité de la Vie en Jésus, de Nicolas Cabasilas dix siècles plus tard. Mais cet aspect sacramentel n’est pas indiqué dans notre passage. Notons que l’idée de la dépréciation du monde visible fera le fond du Commentaire sur l’Ecclésiaste.

Enfin nous retrouvons ici, pour la troisième voie, le vocabulaire mystérique que nous avons déjà rencontré plus haut (adyta). Les caractères en sont très bien marqués : elle est en dehors de tout le monde sensible (exo ton phainomenon), car elle a pour objet l’invisible (to aoraton). C’est cette transcendance qu’exprime la métaphore de la ténèbre (gnophos) que nous lui voyons ici appliquée et sur laquelle nous reviendrons longuement. Nous pouvons noter toutefois ici que la troisième voie est désignée comme étant une theoria et non une anakrasis. C’est qu’en réalité la dualité de points de vue que nous notions plus haut pour la première voie, l’aspect intellectuel et l’aspect moral, subsiste dans la vie mystique. Et dans tout ce passage, Grégoire présente plutôt l’aspect connaissance. La première voie est « séparation de l’erreur »; la troisième « contemplation de l’invisible ».

Nous disions tout à l’heure que ce passage avait l’intérêt de nous fournir les équivalences des symboles de l’Exode et du Cantique des Cantiques. Grégoire lui-même fait la transposition et reprend avec les images du Cantique la division en trois voies qu’il vient de présenter avec celles de l’Exode : « Après que l’âme s’est éloignée (apostesasa) de son attachement au mal, elle a désiré approcher sa bouche de la source de la lumière (te pege tou photos) par le baiser mystique (mystikou philematos) : ceci lui rend sa beauté. Alors, ayant parcouru (diadramousa) tout le visible (to phainomenon) et l’ayant traversé comme la colombe, elle commence par se reposer à l’ombre (te skia) du pommier — le pommier remplace la nuée pour désigner ce qui obscurcit — et maintenant elle est enveloppée de la nuit divine (theias nyktos) dans laquelle l’époux s’approche, mais n’apparaît pas » (XLIV, 1001 B).

Le parallélisme de ce passage avec le précédent est frappant et nous fournit nombre de recoupements ou d’équivalences intéressants. Nous retrouvons pour la première voie la double idée de la « séparation » et de « l’illumination ». Elles se trouvent exprimées par des mots analogues. Nous rencontrons ailleurs le terme apostenai. Ici il s’agit de la séparation d’avec le mal, ce qui montre bien l’équivalence de celle-ci avec la séparation d’avec l’erreur. D’ailleurs notre texte lui-même parle de « l’âme qui a lavé par l’eau la noirceur de l’ignorance (tes agnoias) » (XLIV, ιοοι B). Nous voyons apparaître aussi clairement la relation de cette voie avec le baptême, suggérée par le triple symbolisme de « la source de la lumière », de « l’eau » qui lave l’erreur et du « baiser mystique » où le mot mystikou peut aussi bien se traduire par sacramentel. Enfin la première voie a pour terme la restauration de la beauté, c’est-à-dire l’apatheia.

La seconde voie nous offre aussi des indications précieuses. Elle consiste essentiellement dans une traversée (diadramousa, diaptasa) par laquelle l’âme passe du monde visible (phainomenon) au monde invisible. C’est le domaine de la course (eudromon, diadramousa) ou du vol (diaptasa), Nous rencontrerons toutes ces images pour caractériser précisément la seconde voie. Nous retrouvons l’obscurcissement du monde visible, mais il est ici rapporté non à la nuée, mais au pommier (to melon). Celui-ci est une figure du Verbe (XLIV, 844 A-C). Enfin l’âme est assimilée à la colombe et au cheval. La première comparaison se retrouve souvent chez Grégoire (XLVI, 365 C). Elle évoque à la fois la légèreté de l’âme dégagée de la vie sensible par l’apatheia et que rien ne retarde dans son ascension (to tachos), mais aussi la grâce de l’Esprit-Saint. Or nous avons déjà vu dans le passage précédent la relation de la nuée à l’Esprit-Saint. Nous avons ici la même équivalence avec la Confirmation, sacrement de l’Esprit-Saint. Quant au cheval, il évoque un tout autre contexte, celui du mythe du Phèdre et de l’attelage ailé qui emporte l’âme vers « la voûte qui est au-dessus du ciel ». Nous verrons l’usage que Grégoire fait de ce symbolisme pour la seconde voie.

Enfin réapparaissent pour la vie mystique les expressions mystériques. Grégoire écrit : « Que signifie l’initiation (mystagogia) de l’âme par cette nuit? (tes nyktos)» (XLIV, 1001 C). Surtout elle a comme caractère essentiel d’être le domaine de la nuit divine (theia nyx) qui est l’équivalent de la ténèbre du Sinaï. Enfin nous avons un trait nouveau, dont l’importance s’avérera très grande dans l’étude de la vie mystique; c’est la distinction du phainetai et du paraginetai. Dieu n’apparaît jamais (ou phainetai), il ne se manifeste pas comme une chose, dont la phantasia, l’entendement, puisse prendre possession (katalambanein), mais il est comme une personne, c’est-à-dire comme une présence. Et toute la vie mystique est là, dans cette idée d’une nuit des sens et des concepts dans laquelle la présence de Dieu se fait de plus en plus proche (paraginetai). Nous sommes au delà de la connaissance naturelle (exo ton phainomenon, ou phainetai), dans une relation de personne à personne entre l’âme et Dieu.

Un dernier passage du Commentaire sur le Cantique nous intéresse, relativement aux trois voies. Nous y voyons Grégoire les mettre en relation avec trois dispositions différentes, la crainte, l’espérance et l’amour; ces trois degrés sont exposés dans le même contexte où Grégoire parle des trois livres de Salomon, ce qui nous assure de leur relation aux trois voies : « Chez certains le salut est opéré par la crainte; d’autres participent à la vertu non par amour, mais dans l’attente des récompenses; mais celui qui s’est élevé à la perfection rejette la crainte, dédaigne les récompenses et aime (agapa) de tout son cœur. C’est ce salut par l’amour (di agapes) que nous expose le Cantique » (XLIV, 765 B). Ce passage est surtout intéressant par la relation expresse mise entre la troisième voie et l’agape. Pour Evagre au contraire, l’agape rentrait avec l’apatheia dans les vertus de la première voie, la praktike. A la succession praxis-theoria, Grégoire substitue un parallélisme : les trois voies présentent chacune un aspect « pratique » et un aspect « contemplatif ». Et plus encore, dans la troisième voie, c’est l’aspect « pratique », l’agape, qui est l’essentiel.

Il nous reste maintenant à faire la contre-épreuve de ces classifications et à vérifier si nous les retrouvons effectivement dans les traités de Grégoire. La question est claire pour les Commentaires des livres de Salomon : le Commentaire sur l’Ecclésiaste porte sur la seconde voie, le Commentaire sur le Cantique sur la troisième. Les Commentaires sur les Psaumes présentent une classification plus incertaine, ce qui donnerait à croire qu’ils correspondent à une époque de la vie de Grégoire où sa pensée n’avait pas encore tout son développement. Reste la Vie de Moïse. C’est à l’Exode que Grégoire emprunte dans le Commentaire sur le Cantique les grands symboles des trois voies. Or ce commentaire sur l’Exode, qu’est la Vie de Moïse, nous permet-il de les retrouver? Il faut reconnaître que si les grandes lignes apparaissent, nous ne sommes pas en présence de divisions à caractère bien déterminé. Ceci d’ailleurs ne sera pas pour nous étonner. Grégoire n’est pas l’homme des divisions rigides. Et sa composition, conformément à l’esthétique de son temps, ne présente aucun souci de systématisation.

Cependant bien des traits viennent confirmer ce que nous avons vu jusqu’ici. Le début de la vie spirituelle présente le double aspect de « séparation » et d’« illumination ». Ainsi le lien établi entre « le dépouillement des chaussures dé peau », figure des « opinions erronées », et l’illumination de l’âme par le Buisson ardent, c’est-à-dire le Verbe Incarné, nous rappelle ce que nous avons vu plus haut. La traversée du désert, sous la conduite de la nuée, nous met dans la seconde voie; elle a en effet pour objet de désaffectionner l’âme des choses terrestres (les nourritures égyptiennes) et de l’accoutumer à exercer la vie de foi. Enfin au terme de l’ascension du Sinaï, l’entrée dans la ténèbre nous amène à la vie mystique. Mais si ces grands sommets se dégagent, les passages de l’un à l’autre sont mal définis, encombrés de développements parasites qui nous obligeront à une discrimination minutieuse.

Tels sont les principaux textes dont nous pouvons faire état pour esquisser les étapes de la vie spirituelle selon notre auteur. Cette étude était utile au seuil de ce chapitre, pour établir les perspectives dans lesquelles nous allons nous mouvoir. Nous avons vu les trois grandes voies qui correspondront aux grandes divisions de notre étude. Nous avons à l’intérieur de la première voie, distingué à nouveau comme trois étapes : l’entrée dans la vie spirituelle, qui est à la fois renoncement au mal, à l’erreur et au monde et illumination par le Verbe; le progrès dans cette voie qui consiste essentiellement dans la katharsis, la « purification » des passions; son terme enfin, qui présente déjà une perfection, mais une perfection relative et qui est l’apatheia, la paix et la liberté spirituelle recouvrées.

Nous allons aborder maintenant la première étape de cette première voie. Nous sommes conscient ainsi d’être fidèle à la mentalité même de Grégoire. La vie spirituelle se présente à lui sous la forme de sommets successifs d’où chaque fois se découvrent des perspectives nouvelles. Ce renouvellement perpétuel des horizons découverts enlève ce que la reprise perpétuelle de l’ascension pourrait avoir de monotone. Notre plan suivra cette méthode et essaiera de l’épouser aussi exactement que possible. Chaque voie pourra nous paraître un tout achevé. L’apatheia est une perfection en son ordre, la theoria dans le sien, et pourtant arrivés à ces sommets, des horizons nouveaux se découvriront à nous, des domaines nouveaux qui présentent aussi leurs sommets. Et notre voyage s’achèvera ainsi non dans l’accession à un sommet définitif, mais au contraire dans la découverte émerveillée que les pays découverts ne sont jamais que des promesses de pays plus beaux.