Humblement, nous lui demandâmes de nous accorder un entretien et de nous communiquer sa doctrine, protestant que le désir de connaître les règles de la vie spirituelle faisait tout le sujet de notre visite. Sur quoi, il poussa un profond soupir : «Quel enseignement, dit-il, vous pourrais-je donner ? La faiblesse de l’âge, en me forçant de relâcher la rigueur d’autrefois, m’ôte en même temps la hardiesse de parler. Comment aurais-je la présomption d’enseigner ce que je ne fais pas moi-même, et d’instruire les autres à des pratiques où je me vois si peu exact et si tiède ? C’est pourquoi je n’ai point permis qu’aucun des jeunes solitaires demeurât avec moi jusqu’à l’âge où je suis, de peur que mon exemple n’eût pour effet de relâcher l’austérité d’autrui. La parole du maître n’a force et autorité, que si la vertu de ses actions l’imprime au coeur de celui qui écoute.» Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 4
Ces paroles nous donnèrent bien de la confusion. Nous reprîmes : «Il devrait pleinement suffire, en effet, à notre instruction de considérer le lieu où vous êtes, et la vie solitaire que vous menez encore à cet âge, alors que la plus robuste jeunesse la peut à peine supporter. Quand vous vous tairiez d’ailleurs, ces choses parlent assez d’elles-mêmes. Elles nous touchent profondément. Cependant, nous vous prions de rompre quelque peu votre silence. Veuillez être assez bon de nous dire ce qui est nécessaire pour que nous puissions, je ne dis pas imiter, mais admirer du moins comme elle le mérite, la vertu que nous voyons reluire en vous. Nous l’avouons, notre tiédeur, qui peut-être vous a été révélée, ne mérite pas la faveur que nous demandons. Mais vous la devez aux fatigues d’un si long voyage, qui, du monastère de Bethléem, où l’on ne fait qu’étudier le rudiment, nous a conduits jusqu’ici, pressés par le désir d’entendre vos leçons et l’amour de notre progrès.» Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 5
Un homme n’éteint en soi les flammes du vice que par peur de la géhenne ou l’espoir de la rétribution future. Cet autre se détourne avec horreur du mal et de l’impureté mêmes dans le sentiment de la divine charité. Il possède le bien de la pureté par le seul amour et désir de la chasteté. Ses yeux ne cherchent pas dans l’avenir la récompense promise, mais la conscience qu’il a du bien déjà présent lui est un profond délice. Il n’a jamais égard au châtiment, et n’agit que pour le bonheur qu’il trouve en la vertu. Entre les deux, la différence est grande. Le second, quand bien même il serait sans témoin, n’abusera pas de l’occasion, non plus qu’il ne laissera profaner son âme par les complaisances secrètes des pensées mauvaises. L’amour de la vertu a pénétré ses moelles; et loin qu’il donne accueil en son âme aux influences contraires, tout son être se soulève pour les rejeter. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 8
Considérez, au contraire, celui qui s’est mis au-dessus des attaques du vice et jouit désormais de la sécurité de la paix, entièrement transformé en l’amour de la vertu. Il demeurera constant dans le bien auquel il appartient sans partage, parce qu’il n’existe pas, à ses yeux, de plus sensible dommage qu’une atteinte portée à la chasteté intime de son âme. La pureté qu’il a présente fait son plus cher et plus précieux trésor, comme le plus grave des châtiments serait de voir les vertus malheureusement blessées, ou d’éprouver la souillure empoisonnée du vice. La présence des hommes et la retenue qu’elle commande n’ajouteront rien à sa modestie, la solitude ne lui ôtera rien. Partout et toujours, il porte avec soi l’arbitre suprême de ses actes et de ses pensées mêmes, sa conscience; et toute son étude n’est que de plaire à ce juge, qu’il sait que l’on ne peut circonvenir, ni tromper, ni éviter. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 8
C’est aussi bien la marque évidente d’une âme non purifiée encore de la lie des vices, que les fautes du prochain ne trouvent chez elle, au lieu de la miséricorde et de la compassion, que l’appréciation rigide d’un juge. Comment atteindre à la perfection du coeur, si l’on n’a ce qui consomme, au dire de l’Apôtre, la plénitude de la loi : «Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez la loi du Christ,» (Gal 6,2) si l’on ne possède cette vertu de charité qui «ne s’irrite, ni ne s’enfle, ni ne pense le mal, qui souffre tout, supporte tout» ? (1 Cor 13,4-7). Car «le juste a pitié des bêtes qui sont à lui, mais les entrailles des impies sont sans miséricorde.» (Pro 12,10). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 10
CHEREMON. — L’Écriture appelle notre liberté à différents degrés de perfection, selon l’état et la mesure de chaque âme en particulier. Aussi bien était-il impossible de proposer à tous uniformément la même couronne de sainteté, parce que tous non plus n’ont pas la même vertu, ni la même volonté, ni la même ferveur. La parole divine établit donc, pour ainsi dire, des degrés divers et diverses mesures dans la perfection. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 12
Vous le voyez donc, la perfection comporte différents degrés. D’un sommet, le Seigneur nous appelle à monter vers un sommet plus élevé. Celui qui s’est rendu bienheureux et parfait dans la crainte de Dieu, marchera, comme il est écrit, «de vertu en vertus», (Ps 83,8) et de perfection en perfection, c’est-à-dire qu’il s’élèvera, dans l’allégresse de son âme, de la crainte à l’espérance; puis, il entendra de nouveau l’appel divin l’inviter à un état plus saint encore, qui est l’amour. Celui qui se sera montre «serviteur fidèle et prudent», (Mt 24,45) passera au commerce intime de l’amitié et à l’adoption des fils. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 12
Écoutez encore le bienheureux Apôtre. Il a dépassé jadis, par la vertu de la charité divine, ce degré de la crainte servile. Et maintenant, il proclame, avec une sorte de mépris pour cette vertu inférieure, qu’il a été enrichi de dons plus magnifiques : «Ce n’est pas un esprit de crainte que Dieu nous a donné, mais un Esprit de force, d’amour et de modération.» (2 Tim 1,7). Puis, il exhorte ceux qui brûlent pour le Père céleste de la dilection parfaite, et que l’adoption divine d’esclaves a rendus fils : «Vous n’avez pas reçu un Esprit de servitude, pour être encore dans la crainte; mais vous avez reçu un Esprit d’adoption, en qui nous crions : Abba ! Père !» (Rom 8,15). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 13
C’est aussi de la crainte d’amour que parle le prophète, lorsqu’il décrit l’Esprit septiforme qui devait descendre sur l’Homme-Dieu en vertu de l’Incarnation : «Sur lui, dit-il, reposera l’Esprit du Seigneur : Esprit de sagesse et d’intelligence, Esprit de conseil et de force, Esprit de science et de piété,» (Is 11,2) puis, à la fin, comme le couronnement de tous ces dons : «Et l’Esprit de crainte du Seigneur le remplira.» (Ibid. 3). Sur quoi, il importe avant tout de bien considérer qu’il ne dit pas : «L’Esprit de crainte reposera sur lui,» comme il avait fait pour les autres, dons, mais : «L’Esprit de crainte le remplira.» Cet Esprit s’épanche, en effet, avec une telle abondance, que, lorsqu’il s’est emparé d’une âme, il la possède tout entière. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 13
GERMAIN. — Vous nous avez entretenus de la charité parfaite; nous voudrions maintenant vous interroger librement sur la chasteté consommée. Car nous ne doutons pas que ces hauteurs sublimes d’amour, par où l’on s’élève, ainsi que vous l’avez montré jusqu’à présent, à l’image et ressemblance divine, ne puissent en aucune façon exister sans la perfection de la chasteté. Mais cette vertu peut-elle être si constante, que l’intégrité de notre coeur n’ait jamais à souffrir des séductions de la concupiscence ? Vivant dans la chair, pouvons-nous rester si éloignés des passions charnelles, que nous n’en ressentions jamais les atteintes ? Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 14
Celui qui parvient à se fonder dans cette foi, se gardera d’un sentiment d’orgueil qui lui persuaderait la confiance en sa propre vertu. Il ne se laissera pas davantage amollir, après une longue immunité, par une sécurité agréable, mais trompeuse. Il sait que l’humiliation ne tarderait pas, si Dieu retirait un instant sa protection. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 4
De la nécessité de cette continuelle vigilance voulez-vous une preuve manifeste, qui vous fasse voir du même coup comment les combats de la chair, pour contraires et dangereux qu’ils nous paraissent, concourent à notre bien : considérez, je vous prie, ceux qu’un défaut de nature en exempte. Qu’est-ce qui les rend surtout lâches et tièdes à la poursuite de la vertu ? N’est-ce point qu’ils se croient sans péril de voir leur chasteté ternie ? Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 5
Ce n’est pas à la gauche de ses saints que le Seigneur se tient toujours, parce que le saint n’a rien en soi qui gauchisse, mais à leur droite. Les pécheurs et les impies, eux, ne le voient pas : ils n’ont point cette droite où le Seigneur se tient, et ne peuvent dire avec le prophète : «Mes yeux sont tournés constamment vers le Seigneur, car c’est lui qui dégagera mes pieds du lacet.» (Ps 24,15). De telles paroles ne sont vraies que dans la bouche de celui qui considère toutes les choses de ce monde comme pernicieuses ou superflues, comme inférieures du moins à la vertu consommée, et dirige tous ses regards, son étude et ses soins à la garde de son coeur, vers la chasteté très pure. L’esprit se lime, pour ainsi dire, à ces exercices; il se polit à mesure qu’il progresse. La sainteté parfaite de l’âme et du corps est au bout de la carrière. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 5
Mais, lorsque le Seigneur, imposant silence aux guerres, l’aura délivré de tous les emportements de la chair, il parviendra à un merveilleux état de pureté. La confusion s’évanouira, qui lui donnait de l’horreur pour lui-même, je veux dire pour sa chair, durant qu’il en était combattu; et il commencera d’y prendre ses délices comme dans une demeure très pure. «Le mal ne viendra pas jusqu’à lui; nul fléau n’approchera de sa tente.» (Ps 90,10). Par la vertu de patience se trouvera rempli l’oracle prophétique : le mérite de sa mansuétude lui aura donné la terre en héritage, et plus encore, «il goûtera les délices d’une paix débordante.» (Ps 36,11). Tandis qu’il n’y a point de paix débordante pour l’âme où survit l’inquiétude du combat. Car remarquez qu’il n’est pas dit : Ils goûteront les délices de la paix; mais «d’une paix débordante». Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 6
Il est prouvé par ailleurs de la façon la plus certaine que celle-ci nous trahit, même durant la veille. Un vice qui n’est contenu qu’avec peine, accordera bien quelque trêve, jamais la sécurité ni le repos parfaits qui succèdent au labeur. Si, au contraire, il est vaincu complètement par une vertu qui s’insinue jusque dans les profondeurs de l’être, il se tient dorénavant tranquille, sans donner le moindre soupçon de révolte, et laisse son vainqueur jouir d’une paix constante et assurée. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 10
Heure bénie, où la chair cesse de convoiter contre l’esprit, pour consentir à ses désirs et communier à sa vertu ! Les liens d’une paix solide les unissent l’un à l’autre, et l’on voit se réaliser en eux la parole du psalmiste au sujet des frères qui habitent ensemble. Ils possèdent la béatitude promise par le Seigneur : «Si deux d’entre vous s’accordent sur la terre, quoi qu’ils demandent, mon Père qui est aux cieux le leur donnera.» (Mt 18,19). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 11
Qui n’admirerait en soi les oeuvres du Seigneur, lorsqu’il voit l’instinct de la gloutonnerie et la recherche dispendieuse autant que fatale des plaisirs de la bouche si parfaitement étouffés, qu’à peine prend-il encore à de rares intervalles et comme malgré soi une chétive et grossière nourriture ? Qui ne demeurerait saisi de stupeur devant les ouvrages de Dieu, en constatant que le feu de la volupté, qu’il considérait auparavant comme inhérent à la nature et en quelque sorte impossible à éteindre, s’est tellement refroidi en lui, qu’il n’éprouve plus dans sa chair le moindre mouvement, fut-ce le plus innocent ? Comment n’admirer pas avec tremblement la vertu divine, lorsqu’on voit des hommes cruels jadis et farouches, que même la soumission la plus insinuante exaspérait jusqu’au comble de la fureur, devenus des anges de douceur, tellement que, loin qu’ils s’émeuvent de l’injure, leur magnanimité souveraine va jusqu’à s’en réjouir ? Qui s’étonnerait devant les oeuvres de Dieu et s’écrierait du fond de son coeur: «J’ai connu que le Seigneur est grand,» (Ps 134,5) lorqu’il se voit lui-même, ou quelque autre, passé de l’extrême cupidité à la libéralité, de la prodigalité à une vie d’abstinence, de la superbe l’humilité, faisant succéder aux délicatesse et à la recherche un extérieur négligé et hirsute, embrassant volontairement la pénurie et la détresse et y plaçant sa joie ? Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 12
Il en va de même pour celui qui a mérité de parvenir à la hauteur de vertu dont nous parlons. Il repasse en son esprit les grandes choses que Dieu fait en lui par une grâce toute spéciale; et dans le transport où le jette la vue de tant de merveilles, il s’enflamme, il s’écrie du plus profond de son coeur : «Admirables sont vos oeuvres, et mon âme se plaît à le reconnaître.» (Ps 138,14). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 13
Un vieillard fondé en cette vertu vivait auprès d’Alexandrie, noyé dans la masse des infidèles. Ceux-ci le criblaient de propos blessants et le chargeaient à l’envie des plus graves injures. Or, un jour qu’ils lui disaient en se moquant : «Mais quels miracles a donc faits ce Christ que vous adorez ?» «Celui-ci, répondit-il, que toutes vos injures, et celles mêmes plus grandes que vous pourriez me dire, ne m’émeuvent ni ne m’offensent.» Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 13
GERMAIN. — Une telle chasteté n’est plus une vertu humaine ou qui appartienne à la terre; elle semble plutôt le privilège du ciel, le don particulier des anges. Étonnés et confondus, nous nous sentons plus d’effroi et de découragement que d’ardeur à l’acquérir. Nous vous en prions, enseignez-nous de la manière la plus complète quelles observances nous y pourraient conduire, et en combien de temps, afin de nous donner la confiance qu’elle est chose possible, et que, d’avoir un délai précis, nous soyons animés à la poursuivre. Nous sommes bien près de la croire inaccessible à notre chair infirme, à moins que vous ne nous indiquiez sûrement la méthode et le chemin par où l’où y puisse parvenir. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 14
Voici, au demeurant, le signe certain que l’on est tout proche de la pureté : c’est que l’on commence à ne l’attendre plus de ses propres efforts. Lorsqu’on a bien compris toute la portée de ce verset : «Si le Seigneur ne bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent», (Ps 126,1) on ne se fait point de sa pureté un mérite orgueilleux, parce que l’on voit trop bien qu’on la doit à la miséricorde du Seigneur et non à sa propre diligence; on ne s’emporte pas non plus contre les autres avec une rigueur impitoyable, parce que l’on sait que la vertu de l’homme n’est rien, si elle n’est aidée de la vertu divine. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 15
Persuasion facile et à la portée de tous, semble-t-il; et cependant, elle est aussi difficile aux commençants que la chasteté parfaite elle-même. À peine ont-ils entrevu les premiers sourires de la pureté : un certain élèvement se glisse subtilement dans le secret de leur conscience, et ils se complaisent en eux-mêmes, dans la pensée que leur soin diligent a tout fait. C’est pourquoi il leur est nécessaire de se voir retirer pour un temps le secours divin, et de subir la tyrannie des vices que la vertu de Dieu avait éteints, jusqu’à ce que l’expérience leur ait appris qu’ils ne sauraient obtenir par leurs propres forces et par leur travail personnel le bien de la pureté. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 16
Question : Pourquoi ne pas attribuer le mérite de la vertu au zèle de celui qui s’y applique ? Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 2
Devant la sublimité de la vertu sans pareille que l’entretien de la nuit nous a révélée, fit alors Germain, nous nous sentons comme impuissants à y croire. Mais encore — ne vous en déplaise ! — il nous paraît absurde de ne pas attribuer spécialement la perfection de la chasteté, que l’homme acquiert à force de persévérant labeur et qui vient à la fin payer tous ses travaux, au zèle de celui qui s’y dépense de la sorte. Si nous voyions, par exemple, un laboureur s’appliquer sans relâche à cultiver sa terre, il serait contre la raison de ne pas lui faire honneur aussi de la moisson. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 2
GERMAIN. — Il ne nous est pas possible d’improuver absolument votre opinion comme contraire à la piété. Pourtant, elle semble avoir contre soi, qu’elle tend à la destruction de notre liberté. D’autant que nous voyons briller chez nombre de païens, qui certes ne méritent pas la grâce du secours divin, des vertus comme la frugalité, la patience et, ce qui est plus merveilleux encore, la chasteté. Et comment croire que ces vertus leur aient été accordées par un don de Dieu qui aurait rendu captif le libre arbitre de leur volonté ? Ne dit-on pas que les sectateurs de la sagesse mondaine, ignorants comme ils étaient, non seulement de la grâce, mais du vrai Dieu lui-même, ont possédé la pure fleur de la chasteté par la vertu de leurs propres efforts, ainsi que nos lectures nous l’ont appris et les récits d’autrui ? Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 4
Un sage aurait-il des assertions aussi contraires ? Vous affirmiez hier que la céleste pureté de la chasteté ne saurait devenir le partage d’un mortel, même avec la grâce de Dieu. Et maintenant, vous croyez que les païens eux-mêmes l’ont possédée par leur propre vertu ! Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 5
Les leçons d’une expérience que nous avons pu nous-mêmes vérifier, sans parler d’indices et de preuves certaines, nous rendront cette vérité plus manifeste. Maintes fois, il arrive que nous souhaitons d’exécuter quelque utile dessein; rien ne manque à l’ardeur de nos désirs, et la bonne volonté non plus ne nous fait pas défaut. N’est-il pas vrai pourtant que la moindre défaillance, venant à la traverse, rend inutiles les voeux que nous avons formés et empêche le bon effet de nos résolutions, si le Seigneur, en sa miséricorde, ne nous donne la force de les accomplir ? La multitude est innombrable de ceux qui désirent loyalement se consacrer à la poursuite de la vertu; mais, si vous comptez ceux qui réussissent à réaliser leur rêve et à persévérer dans leurs efforts, que vous en trouverez peu ! Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 6
Quelle est la vertu de notre bonne volonté, et celle de la grâce de Dieu. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 9
Quelle conclusion tirer, sinon que tous ces textes déclarent à la fois, et la grâce de Dieu, et notre liberté; parce que l’homme peut s’élever parfois de son propre mouvement au désir de la vertu, mais qu’il a toujours besoin d’être aidé par le Seigneur ? Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 9
En revanche, du bien de la nature, que le bienfait du Créateur nous a départi, provient parfois un commencement de bonne volonté, lequel pourtant ne saurait atteindre à la vertu parfaite, si le Seigneur ne le dirige. Et, pour mettre dans un plus grand jour cette vérité, voici le témoignage de l’Apôtre : «Le vouloir est à ma portée, mais je ne trouve pas moyen de l’accomplir.» (Rm 7,18) Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 9
La divine Écriture confirme l’existence de notre libre arbitre : «Garde ton coeur, dit-elle, en toute circonspection.» (Pro 4,23) Mais l’Apôtre manifeste son infirmité. «Que le Seigneur garde vos coeurs et vos intelligences dans le Christ Jésus.» (Phil 4,7) — David énonce sa vertu, lorsqu’il dit : «J’ai incliné mon coeur à observer tes commandements;» (ps 118) mais il enseigne aussi sa faiblesse, lorsqu’il fait cette prière : «Incline mon coeur vers tes enseignements, et non vers l’avarice;» (Ibid. 36) et de même Salomon : «Que le Seigneur incline vers lui nos coeurs, afin que nous marchions dans toutes ses voies, et que nous gardions ses commandements, ses cérémonies et ses jugements.» (3 Rois 8,58) — C’est la puissance de notre liberté que désigne le psalmiste, en disant : «Préserve ta langue du mal, et tes lèvres des paroles trompeuses;» (ps 33,14) mais nous attestons son infirmité dans cette prière : «Place, Seigneur, une garde à ma bouche, une sentinelle à la porte de mes lèvres.» (ps 140,3) — Le Seigneur déclare ce dont est capable notre volonté, lorsqu’il dit : «Détache les chaînes de ton cou, captive, fille de Sion» (Is 52,2); d’autre part, le prophète chante sa fragilité : «C’est le Seigneur qui délie les chaînes des captifs» (ps 145,7), et : «C’est toi qui as brisé mes chaînes; je t’offrirai un sacrifice d’action de grâces.» — Nous entendons le Seigneur nous appeler, dans l’Évangile, afin que, par un acte de notre libre arbitre, nous nous hâtions vers lui : «Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai» (Mt 11,28); mais il proteste aussi de la faiblesse de l’humaine volonté, en disant : «Personne ne peut venir à moi, si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire.» (Jn 6,44) L’Apôtre révèle notre liberté dans ces paroles : «Courez de même, afin de remporter le prix» (1 Co 9,24) ; mais saint Jean le Baptiste atteste sa fragilité lorsqu’il dit : «L’homme ne peut rien prendre de lui-même, que ce qui lui a été donné du ciel.» (Jn 3,27) — Un prophète nous ordonne de garder notre âme avec sollicitude : «Prenez garde à vos âmes» (Jér 17,21), mais le même Esprit fait dire à un autre prophète : «Si le Seigneur ne garde la cité, celui qui la garde veille inutilement.» (ps 126,1) — L’Apôtre, écrivant aux Philippiens, leur dit, pour souligner leur liberté : «Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement» (Phil 2,12); mais il ajoute, pour leur en faire voir la faiblesse : «C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le parfaire, de par son bon plaisir» (Ibid. 13). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 10
Si nous attribuons à notre libre arbitre la gloire de nous conduire à la vertu parfaite et l’accomplissement des commandements de Dieu, comment pouvons-nous demander : «Affermis, ô Dieu, ce que tu as accompli en nous !» (ps 57,29); «Dirigez pour nous les oeuvres de nos mains !» (ps 89,17) ? — Balaam est payé pour maudire Israël, et nous voyons qu’il ne lui fut pas permis de remplir son désir. (cf. Nb 22,5 et ss.) — Dieu garde Abimélech, de peur qu’il ne touche Rebecca, et ne pèche contre lui (cf. Gn 20,6). — La jalousie de ses frères fait emmener Joseph au loin (cf. Ibid. 37, 28), pour ménager la descente des fils d’Israël en Égypte; ils méditaient un fratricide, et le secours va leur être préparé pour les jours de famine. C’est ce que Joseph lui-même leur découvre, après avoir été reconnu par eux : «N’ayez point peur, et ne vous affligez pas de m’avoir vendu, pour être conduit dans ce pays. C’est pour votre salut que Dieu m’a envoyé devant vous» (Gn 45,5); et un peu après : «Dieu m’a envoyé devant vous, afin que vous soyez gardés sur la terre, et que vous ayez de la nourriture pour vivre. Ce n’est point par votre conseil, mais par la volonté de Dieu que j’ai été envoyé. Il m’a fait comme le père du Pharaon, le seigneur de toute sa maison et le prince de toute la terre d’Égypte» (Ibid. 7,8). Et comme, après la mort de leur père, ils étaient en proie à la terreur, pour leur ôter tout soupçon de crainte, il leur dit : «N’ayez point peur. Est-ce que nous pouvons résister à la volonté de Dieu ? Vous avez médité de me faire du mal; mais Dieu l’a changé en bien, pour m’exalter, comme vous le voyez présentement, afin de sauver des peuples nombreux» (Ibid. 50,19-20). Pareillement, le bienheureux David déclare, dans le psaume 104, que toutes ces choses arrivaient par une conduite spéciale de Dieu : «Il appela la famine sur le pays, et il les priva de tout le pain qui les soutenait. Il envoya devant eux un homme; Joseph fut vendu comme esclave» (ps 104,16-17). Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 11
Cependant, après avoir attesté qu’il tient de la grâce la dignité apostolique — «C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis» (1 Co 15,10) le Maître des nations proclame aussi qu’il y a répondu : «Et sa grâce envers moi n’a pas été vaine ; mais j’ai travaillé plus qu’eux tous, non pas moi cependant, mais la grâce de Dieu avec moi» (Ibid.). En disant : «J’ai travaillé,» il marque l’effort de son libre arbitre. Lorsqu’il ajoute : «Non pas moi, mais la grâce de Dieu,» il montre la vertu de la protection divine. Par ces mots enfin : «Avec moi,» il déclare qu’elle a coopéré, non pas avec un oisif et un insouciant, mais avec quelqu’un qui a travaillé et pris de la peine. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 18
S’il n’avait lutté contre son adversaire avec ses propres forces, mais que la grâce de Dieu eût tout fait, en le couvrant de sa protection ; s’il avait enduré, sans déployer la moindre patience, mais seulement par la vertu du secours divin, les tentations et les maux inventés par l’ennemi avec un art cruel : comment celui-ci n’aurait-il pas repris avec bien plus de justice la calomnie qu’il avait auparavant proférée : «Est-ce gratuitement que Job sert Dieu ? Ne l’as-tu pas entouré comme d’une clôture, lui, sa maison et tout son bien ? Mais retire ta main — c’est-à-dire : Laissez-le combattre contre moi avec ses seules forces — , et l’on verra s’il ne te maudit pas en face» ? (Job 1,9-11) Mais il n’ose, tout calomniateur qu’il soit, renouveler, après la lutte, une plainte de ce genre; et par là même, il confesse que ce n’est pas la force de Dieu qui l’a vaincu, mais celle de Job. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 14
À ce dernier, pourtant, la grâce n’a pas manqué totalement. C’est elle qui donne au tentateur un pouvoir mesuré à la force de résistance qu’elle aperçoit en lui. Elle ne le protège pas contre l’attaque, de manière à ne point laisser de place à la vertu humaine, non; elle se borne à faire en sorte que son sauvage ennemi ne lui enlève pas l’usage de ses facultés, pour l’accabler ensuite sous le poids d’une lutte inégale et injuste. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 14
Combien notre Père à tous, qui est aux cieux, sait-il mieux qui il doit porter sur le sein de sa grâce, qui il doit exercer en sa présence à la vertu, en le laissant arbitre de ses volontés ! Du reste, il aide encore celui-ci dans ses labeurs, il écoute ses appels, il ne se dérobe pas à ses recherches, il va jusqu’à le retirer parfois du danger à son insu. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 14
Troisièmement, la vertu une fois acquise, la persévérance est encore un présent de Dieu, mais notre liberté, tout en s’y dévouant, ne se sent pas captive. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 18
D’autres se plaisent au service de charité qui se rend aux étrangers dans les hôpitaux. C’est par cette vertu de l’hospitalité qu’autrefois déjà le patriarche Abraham et Loth plurent au Seigneur, et récemment le bienheureux Macaire. Cet homme, d’une mansuétude et d’une patience singulières, dirigea un hospice à Alexandrie. Il le fit de telle manière, qu’on ne doit le regarder comme inférieur à aucun des amants de la solitude. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 4
Pour donner un exemple, c’est comme si l’on voulait imiter la vertu de cet homme que l’abbé Jean cite volontiers, mais seulement afin d’exciter l’admiration, non comme un modèle à suivre. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 7
Mais le bienheureux Jean, tout plein de la pensée d’une vertu et d’une grâce si excellentes, n’en mettait que plus d’ardeur à pénétrer le secret de sa vie. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 7
L’homme déclara qu’il était de la campagne et demandait de quoi vivre au travail de ses mains. Du reste, il ne se connaissait aucune vertu, sinon qu’il ne manquait point le matin, avant de se rendre aux travaux des champs, et le soir, quand il revenait à la maison, d’entrer à l’église, pour rendre grâces à Dieu de lui donner le pain quotidien. Jamais non plus il n’avait rien pris sur ses récoltes, qu’il n’en eût d’abord offert à Dieu les prémices et la dîme; jamais il n’avait conduit ses boeufs le long des moissons d’autrui, sans prendre soin de les museler, de peur que le prochain ne souffrit quelque dommage par sa négligence, si minime qu’il fût. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 7
En tout ceci, l’abbé Jean ne voyait rien encore qui fût en rapport avec la grâce éminente qui lui avait fait préférer ce villageois. Il poursuit son interrogatoire; il cherche à sonder la vertu cachée, capable de soutenir la comparaison avec une grâce d’un prix si relevé. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 7
À cette nouvelle, le vieillard se sent ému d’une vive admiration. Devant le pauvre laboureur, il ne peut se retenir de proclamer publiquement son sentiment : Ce n’est pas sans raison que le démon qui l’avait méprisé, n’a pu tolérer la présence d’un tel homme. Il n’essayerait pas, quant à lui, d’imiter sa vertu, sans craindre pour sa chasteté ; et cela, non seulement dans le feu de la jeunesse, mais à l’âge qu’il a aujourd’hui. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 7
L’histoire a trait à la connaissance des événements passés et qui frappent les sens. L’Apôtre en donne un exemple, lorsqu’il dit : «Il est écrit qu’Abraham eut deux fils, l’un de la servante et l’autre de la femme libre. Mais celui de la servante naquit selon la chair; et celui de la femme libre, en vertu de la promesse.» (Gal 4,22-23). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 8
Je sens que vous avez le zèle de la lecture. Conservez-le; et de toute votre ardeur, hâtez-vous de posséder au plus tôt la plénitude de la science pratique, c’est-à-dire morale. Sans elle, la pureté de la contemplation, dont nous parlions naguère, demeure hors de nos prises. Ceux-là seulement qui sont devenus parfaits, non certes par l’effet de la parole de leurs maîtres, mais par la vertu de leurs propres actions, l’obtiennent, pour ainsi dire, en récompense, après l’avoir payée de bien des oeuvres et des labeurs. Ce n’est pas dans la méditation de la loi qu’ils acquièrent l’intelligence, mais comme le fruit de leurs travaux. Ils chantent avec le psalmiste : «Par vos commandements m’est venue l’intelligence.» (Ps 118,104). Ils s’écrient, pleins de confiance, après avoir éliminé, toute passion : «Je chanterai des psaumes et j’aurai l’intelligence dans le chemin de l’innocence.» (Ps 100,1-2). Car celui-là comprend, tandis qu’il psalmodie, les paroles qu’il chante, qui marche dans les voies de l’innocence par le privilège d’un coeur pur. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 9
Voici la seconde : pour l’édification de l’Église, ou pour récompenser la foi, soit de ceux qui offrent leurs malades, soit des malades eux-mêmes, la vertu de guérir procède même des pécheurs et des indignes. C’est d’eux que parle le Sauveur en cet endroit de l’Évangile : «Beaucoup me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous point prophétisé en votre nom ? n’avons-nous pas, en votre nom, chassé les démons ? et en votre nom, n’avons-nous pas fait quantité de miracles ? Alors, je leur dirai hautement : Retirez-vous de moi, ouvriers d’iniquité.» (Mt 7,22-23). Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 1
Ainsi, cette vertu, cette grâce singulière serait peut-être demeurée toujours cachée, pour autant qu’il dépendait de lui, si la nécessité de toute une province en péril, et sa dévotion entière, son amour sincère pour le Seigneur ne l’eussent poussé à faire ce miracle. Car, certes, il ne le fit pas par ostentation de vaine gloire; mais la charité du Christ et l’utilité de tout le peuple le lui arracha. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 3
La vertu, pour ceux qui ont des charismes, ne consiste pas à opérer des merveilles, mais dans l’humilité. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 7
C’est donc l’humilité qui est la maîtresse de toutes les vertus, le fondement inébranlable de l’édifice céleste, le don propre et magnifique du Sauveur. Celui-là pourra faire sans péril d’élèvement tous les miracles que le Christ a opérés, qui cherche à imiter le doux Seigneur, non dans la sublimité de ses prodiges, mais dans la vertu de patience et d’humilité. Pour celui qu’agite le désir impatient de commander aux esprits immondes, de rendre la santé aux malades, de montrer aux foules quelque signe merveilleux, il peut bien invoquer le Nom du Christ au milieu de toute son ostentation; mais il est étranger au Christ, parce que son âme superbe ne suit pas le Maître de l’humilité. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 7
Aussi bien, est-ce un plus grand miracle d’extirper de sa propre chair le foyer de la luxure, que d’expulser les esprits immondes du corps d’autrui; un signe plus magnifique de contenir par la vertu de patience les mouvements sauvages de la colère, que de commander aux puissances de l’air. C’est quelque chose de plus, d’éloigner de son propre coeur les morsures dévorantes de la tristesse, que de chasser les maladies et les fièvres des autres. Enfin, c’est, à bien des titres, une plus noble vertu, un progrès plus sublime, de guérir les langueurs de son âme, que les faiblesses corporelles d’autrui. Plus l’âme est au-dessus de la chair, plus est préférable son salut; plus sa substance l’emporte par l’excellence et le prix, plus grave et funeste serait sa perte. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 8
Des guérisons corporelles, il est dit aux bienheureux apôtres : «Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis.» (Lc 10,20). Ce n’était pas leur puissance qui opérait ces prodiges, mais la vertu du nom qu’ils invoquaient. Et voilà pourquoi le Seigneur les avertit de ne revendiquer ni béatitude ni gloire pour ce qui n’est dû qu’à la puissance et à la vertu de Dieu; mais uniquement pour la pureté intime de leur vie et de leur coeur, qui leur mérite d’avoir leurs noms inscrits dans les cieux. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 9
Cette révélation frappa vivement le vieillard. Il ne voulut point tenter la chance de l’expérience qui lui avait été indiquée de par Dieu. Mais il interrogea sa conscience, examina la pureté de son coeur; et, jugeant que sa chasteté n’était pas encore à la mesure d’une telle épreuve : «Il n’est pas étonnant, se dit-il, que même après avoir vu les esprits immondes reculer devant moi, je ne laisse pas d’éprouver encore les brûlures ennemies du feu, que j’avais cru d’abord moins terribles que leurs cruels assauts. C’est une vertu plus haute, une grâce plus sublime, d’éteindre en soi le feu de la chair, que de subjuguer, par le signe de la croix et la puissance du Très-Haut, les esprits mauvais qui nous attaquent de l’extérieur, ou de les chasser du corps des possédés par l’invocation du Nom divin. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 10
Parmi toutes les différentes amitiés, il ne s’en trouve qu’une sorte qui soit indissoluble : c’est celle qui a pour principe, non la faveur qu’une recommandation concilie, ni la grandeur des services ou des bienfaits reçus, ni quelque contrat, oui l’irrésistible poussée de la nature, mais la seule ressemblance de la vertu. C’est là, dis-je, l’amitié qu’aucun accident ne rompt, que la distance ou le temps ne peuvent désunir, ne peuvent effacer, bien plus, que la mort elle-même ne réussit point à briser. C’est là la vraie et indissoluble dilection, qui croît avec la perfection et la vertu des deux amis, et dont le noeud, une fois formé, n’est rompu, ni par la diversité des désirs ni par la lutte des volontés contraires. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 3
Aussi bien, nous en avons connu beaucoup dans notre profession qui, après s’être liés, par amour pour le Christ, de la plus chaude amitié, n’ont pas su la conserver toujours sans rupture. Le principe de leur union était bon; mais ils ne firent point paraître une égale et même ardeur à tenir le propos qu’ils avaient embrassé. Leur affection fut de celle qui ne dure qu’un temps, parce qu’elle ne vivait pas d’une vertu pareille chez l’un et l’autre, mais ne se soutenait que par la patience d’un seul. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 3
C’est pourquoi, comme je l’ai dit, le noeud d’une amitié fidèle et indissoluble ne se forme que là où règne la parité de vertu. Car, «c’est le Seigneur qui fait habiter dans une même maison ceux qui ont un même esprit.» (Ps 132,1). La dilection ne peut persévérer sans rupture qu’entre ceux qui ont même propos, même volonté, et s’accordent également pour le oui et non. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 3
Si vous désirez, vous aussi, garder inviolable votre amitié, hâtez-vous d’expulser vos vices et de mortifier vos volontés propres; puis, n’ayant plus qu’une même ambition, un même idéal, accomplissez vaillamment l’oracle qui comblait de délices l’âme du prophète : «Qu’il est bon, qu’il est doux pour des frères d’habiter ensemble !» (Ps 67,7). Ce qui doit s’entendre, non de ceux qui habitent en un même lieu, mais de ceux qui vivent dans un même esprit. Il ne sert de rien d’être unis dans une habitation commune, si l’on est séparé par la vie et par le but que l’on se propose; au contraire, pour ceux qui sont également fondés en vertu, la distance des lieux ne constitue pas un obstacle. Devant Dieu, c’est l’unité de conduite, et non point celle des lieux, qui fait habiter les frères dans une même demeure; et la paix ne se conservera jamais entière, où les volontés sont divergentes. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 3
JOSEPH. — C’est là justement pourquoi j’ai dit que la grâce de l’amitié ne saurait persévérer pleine et parfaite qu’entre les parfaits, chez qui se voit une égale vertu. Une même volonté, un commun idéal ne souffrent pas qu’il y ait chez eux, ou du moins très rarement, des vues différentes, ni quelque dissentiment sur ce qui touche au progrès de la vie spirituelle. S’ils se prennent à s’échauffer en de trop vives disputes, il est clair que leurs coeurs ne furent jamais unis selon la règle que j’ai dite. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 5
On a maintes fois éprouvé la vérité de ce que dit l’Apôtre, que «Satan lui-même se transforme en ange de lumière», (2 Cor 11,14) afin de répandre les obscures et affreuses ténèbres de l’erreur pour la vraie lumière de la science. Heureux, si ses suggestions rencontrent un coeur humble et doux, qui les soumette à l’examen d’un frère mûri par l’expérience ou d’un ancien de vertu consommée, puis les rejette ou les accueille selon qu’ils en auront jugé, après les avoir soigneusement éprouvées. Autrement, il n’est pas douteux que nous ne révérions l’ange des ténèbres comme un ange de lumière, et ne périssions de la mort la plus terrible. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 11
JOSEPH. — Je l’ai dit tout à l’heure, il ne faut pas considérer seulement l’acte matériel, mais la disposition d’esprit et l’intention de celui qui agit. Pesez bien, dans l’intime de votre coeur, les sentiments qui animent les actions humaines, examinez de quel mouvement elles procèdent; et vous verrez que la vertu de patience et de douceur ne se peut accomplir en aucune façon par un esprit tout contraire, à savoir l’esprit d’impatience et de fureur. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 22
Notre Seigneur et Sauveur a voulu nous former à une vertu profonde, qui ne fût pas seulement sur nos lèvres, mais demeurât au sanctuaire le plus intime de notre âme. Dans cette formule qu’il nous donne de la perfection évangélique : «Si quelqu’un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre,» il faut certainement sous-entendre, à la fin, le mot droite. Et par cette autre joue droite, l’on ne peut entendre, s’il m’est permis de parler ainsi, que la face de l’homme intérieur. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 22
Si bien qu’il en faut revenir à la maxime, des anciens : l’amitié ne saurait durer jusqu’à la fin, stable et sans rupture, qu’entre des hommes d’égale vertu et de même propos. Autrement, il est fatal qu’elle se rompe un jour ou l’autre, quelque soin que le fort prenne de la conserver. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 24
JOSEPH. — Je n’ai pas dit non plus que la vertu ni la patience de celui qui est fort et robuste soient jamais vaincues. Mais ce sont les mauvaises dispositions du faible qui, entretenues par le support de l’autre, iront tous les jours de mal en pis. Les choses en viendront à tel point, qu’il ne devra plus être toléré davantage, ou que lui-même, présumant connues, et la patience de son frère, et sa honteuse impatience, aimera mieux s’en aller quelque jour, plutôt que de se voir supporter toujours par la magnanimité d’autrui. Et maintenant, je le déclare à ceux qui désirent garder inviolablement les sentiments de l’amitié, voici la loi qu’ils doivent, selon moi, observer avant tout. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 26
Rien donc n’est plus certain que la maxime des hommes les plus éminents par la prudence : la vraie concorde, l’amitié indissoluble ne peut subsister qu’avec une vie sans reproche, et entre gens de même vertu et de même propos. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 28
Il existe un moyen, fis-je alors, de couper court à nos angoisses ; c’est de recourir aux conseils, ou plutôt à l’autorité du vieillard. Soumettons-lui nos inquiétudes; et, quoi qu’il décide, que sa parole mette fin à toutes nos perplexités, comme si c’était la réponse du ciel même. Le Seigneur nous fera cette faveur par l’entremise de ce saint homme, n’en doutons pas, en considération de son mérite, et aussi de notre foi. Par une grâce de sa munificence, il est fréquemment arrivé que la foi obtint un conseil salutaire de la part d’hommes sans vertu, et l’incrédulité, de la part des saints. Il le veut ainsi, pour récompenser le mérite de ceux qui répondent ou la foi de ceux qui interrogent. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH CHAPITRE 3
Alors, le bon vieillard, dont le mérite, autant que le nom, rappelait la vertu du grand patriarche : «Est-ce qu’il n’est pas possible, avec la grâce du Seigneur, de guérir les pensées des hommes ? Faites connaître les vôtres; comme prix de votre foi, la divine Clémence est assez puissante pour vous accorder le remède par le moyen de mes conseils.» Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH CHAPITRE 4
Nous ne pouvons pas même soulager notre inquiétude par l’expédient qui consisterait à remplir par un prompt retour les conditions de notre serment, quittes à revenir ici au plus tôt. Certes, pour ceux qui tendent au progrès spirituel et à la vertu, il y a péril et dommage au plus léger retard. Néanmoins, nous acquitterions notre promesse, fût-ce en traînant un peu, si nous ne savions que l’affection de nos supérieurs conspirant avec leur autorité, nous attacherait alors de liens indissolubles, et que jamais plus la permission ne nous serait donnée de regagner votre pays. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH CHAPITRE 5
Telle fut Rahab. L’Écriture ne fait mémoire à son sujet d’aucune vertu, mais seulement de son impudicité. Cependant, plutôt que de livrer les espions de Josué, elle les cache par un mensonge : pour cela seul, elle mérite d’être agrégée au peuple de Dieu, dans une bénédiction éternelle. Or, supposez qu’elle eût préféré dire la vérité, et pourvoir au salut de ses concitoyens. Il est clair à tous les yeux qu’elle n’eût pas échappé, avec toute sa maison, à la mort suspendue sur sa tête; elle n’aurait pas pris rang parmi les ascendants du Seigneur; elle n’était point comptée sur la liste des patriarches; elle ne méritait, point de donner le jour, par les générations sorties de son sein, au Sauveur du monde. Voyez, en effet, Dalila. Elle prend les intérêts de ses concitoyens, et trahit la vérité qu’elle a réussi à connaître : son sort est la perte éternelle, et elle ne laisse à l’humanité que le souvenir de son crime. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH CHAPITRE 17
JOSEPH — La pluralité des épouses et des concubines fut une licence accordée aux anciens. Elle cessa d’être nécessaire, lorsque la fin des temps se fit imminente, et que la multiplication du genre humain fut arrivée à son terme; la perfection évangélique devait la supprimer. Jusqu’à l’avènement du Christ, il fallait que continuât d’agir la vertu de la bénédiction originelle : «Croissez, multipliez et remplissez la terre.» (Gen 1,28). Mais il était juste que de cette racine de la fécondité, qu’une disposition temporaire d’intérêt général avait mise à l’honneur sous la synagogue, germassent, dans l’Église, les fleurs de l’angélique virginité et naquissent les fruits au parfum suave de la continence. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH CHAPITRE 19
Il en allait d’autre sorte avec nos anciens. Ces hommes, à la foi de qui des miracles renouvelés des Apôtres ont rendu témoignage, agissaient en tout par jugement et discernement, plutôt que par obstination. À leurs yeux, ceux qui condescendaient aux faiblesses d’autrui, faisaient de plus grands fruits que ceux qui s’obstinaient dans leurs résolutions. Ils ont aussi prononcé que c’était la marque d’une vertu plus sublime, de cacher son abstinence par un nécessaire, mais humble mensonge, que de la révéler en disant orgueilleusement la vérité. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH CHAPITRE 23
Au reste, nous ne nous souvenons pas que ceux, parmi nos pères, qui furent de sens rassis et de vertu éprouvée, se soient jamais montrés inébranlables dans ces sortes d’engagements. Comme la cire s’amollit à la chaleur, ils cédaient à la raison; et, devant une voie qui s’ouvrait, plus salutaire, ils passaient sans hésiter au meilleur parti. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH CHAPITRE 26
Nous nous embarquâmes; et, après avoir longtemps vogué, comme nos yeux avides cherchaient de toutes parts ces géants sublimes de la vertu, notre regard distingua tout d’abord, tel un phare élevé, l’abbé Piamun. Des anachorètes qui habitaient en cet endroit, il était a la fois l’abbé et le prêtre. Placé, comme la cité dont parle l’Évangile, (cf. Mt 5,14) sur le sommet de la montagne, il était naturel qu’il brillât aussitôt à nos yeux. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 1
Descendants en ligne directe des chrétiens dont nous avons parlé naguère, qui aimaient mieux affecter les dehors de la perfection évangélique que d’en embrasser la réalité, ce qui les a poussés, c’est le désir de rivaliser avec la vertu des héros qui préfèrent à toutes les richesses la parfaite nudité du Christ, ou d’avoir part aux louanges dont ils les voyaient combler. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 7
Mais je veux que parfois les sarabaïtes emploient mieux l’argent qu’ils n’ont pas amassé à bonne intention. Même alors, ils n’approchent pas de la vertu des cénobites ni de leur perfection. Ceux-ci, dans le temps qu’ils procurent au monastère de si gros revenus, et chaque jour en font un généreux abandon, persévèrent néanmoins dans une humilité et soumission profonde, n’ayant la libre disposition, ni de leur personne, ni de ce qu’ils gagnent à la sueur de leur front; de plus, par ce dépouillement quotidien du fruit de leur travail, ils renouvellent sans cesse la ferveur de leur premier renoncement. Ceux-là conçoivent de l’élèvement par là même qu’ils font quelque largesse aux pauvres, et chaque jour qui passe les précipite à leur perte. La patience et la fidélité rigoureuse avec lesquelles les premiers persévèrent dévotement dans la profession qu’ils ont une fois embrassée, n’accomplissant jamais leurs volontés, en fait tous les jours des crucifiés au monde et des martyrs vivants; la tiédeur et le caprice des seconds les ensevelit dans l’enfer. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 7
Mais cette profession noUvelle, ou plutôt cette tiédeur ne permet jamais à ceux qu’elle a une fois infectés, de parvenir à la perfection. Ce n’est pas assez dire, que leurs vices ne se corrigent point; ils empirent, du seul fait que personne ne les excite. Tel un poison intérieur s’insinue d’autant plus profondément dans les tissus, qu’il est plus caché, et finit par engendrer un mal inguérissable. Par révérence pour la cellule du solitaire, on n’ose accuser des vices que lui-même a mieux aimé ignorer, plutôt que de les guérir. Cependant, la vertu ne s’acquiert pas en dissimulant le vice, mais en le surmontant. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 8
Pour vous, je le vois, vous apparteniez à une espèce de moines excellente, avant de venir frapper à la porte de notre profession; je veux dire que vous êtes sortis du noble gymnase des monastères cénobitiques, pour vous efforcer vers les cimes élevées de la discipline anachorétique. Poursuivez donc d’un coeur sincère la vertu d’humilité et de patience, que vous avez apprise, je n’en doute point, dans votre premier état; et ne vous contentez pas, comme certains, d’en revêtir seulement les dehors, feignant de vous rabaisser dans vos paroles, et multipliant les politesses avec des inclinations affectées et superflues. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 11
PIAMUN. — La vraie patience et tranquillité ne s’acquiert et ne se garde que par une profonde humilité de coeur. La vertu qui découle de cette source, n’a nul besoin du secours d’une cellule ni du refuge de la solitude. Pourquoi se mettrait-elle en quête d’un appui au dehors, quand elle est intérieurement soutenue par l’humilité, sa mère et gardienne ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 13
La différence d’un pécheur et d’un saint ne vient pas de ce que celui-ci ne serait pas tenté aussi bien que l’autre, mais de ce qu’il ne se laisse pas vaincre aux assauts les plus violents, tandis que la tentation la plus légère suffit à surmonter le premier. Nous l’avons dit, la force du juste n’aurait point de titre a la louange, s’il triomphait, sans être tenté. Peut-il y avoir une victoire sans combat ? Mais «heureux l’homme qui supporte la tentation, parce que, après avoir été éprouvé, il recevra la couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui L’aiment.» (Jac 1,12). Selon l’apôtre Paul également, «la vertu s’achève,» non point dans le repos et les délices, mais «dans l’infirmité». (2 Cor 12,9). «Car voici, est-il dit, que je t’établis en ce jour comme une ville fortifiée, une colonne de fer et un mur d’airain, sur tout le pays, sur les rois de Juda, ses princes, ses prêtres, et tout le peuple du pays. Et ils te feront la guerre; mais ils ne prévaudront point, parce que Je suis avec toi, dit le Seigneur, pour te délivrer.» (Jer 1,18-19). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 13
Le premier est d’une femme dévouée au service de Dieu. Elle se porta d’une telle avidité à la vertu de patience, que, loin de fuir le choc des tentations, elle-même se ménagea des occasions de déplaisir, afin de s’habituer à les surmonter, pour fréquentes qu’elles fussent. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 14
Dès ses jeunes années, une vertu, une grâce singulières reluisaient en sa personne. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 15
Les pères les plus illustres et les plus consommés de ce temps admiraient sa gravité, sa constance que rien ne déconcertait. En dépit de sa jeunesse, ils l’égalaient aux anciens pour le mérite de la vertu, et le jugeaient digne de prendre place au milieu d’eux. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 15
Tel, dès son adolescence, Paphnuce donnait déjà par avance des marques de ce qu’il serait plus tard, à peine sorti des années de l’enfance, il dessinait les premiers traits d’une perfection qui devait prendre, avec la maturité de l’âge, de merveilleux accroissements. Si nous voulons parvenir comme lui à ces hauteurs de vertu, il nous faut asseoir notre édifice spirituel sur des fondements pareils. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 15
Secondement, tenons pour bien assuré que nous ne pouvons être en sûreté contre les orages des tentations et les attaques du démon, si nous plaçons la sauvegarde et l’espoir de notre patience, non dans la vigueur de notre homme intérieur, mais dans la clôture d’une cellule, l’éloignement de la solitude, la compagnie des saints, ou quelque autre soutien extérieur à nous. Si Celui qui a dit dans l’Évangile : «Le règne de Dieu est au-dedans de vous,» (Lc 17,21) ne fortifie notre âme par la vertu de sa protection, c’est en vain que nous nous flattons de vaincre les embûches des puissances de l’air, ou de les éviter par la distance des lieux, ou de leur fermer toute approche par le rempart d’une cellule. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 16
Aussi le sage dit-il fort justement à leur propos : «Si le serpent mord sans siffler, l’enchanteur ne sert de rien.» (Ec 10,11). Ce sont là, en effet, ces morsures secrètes, les seules auxquelles la médecine des sages ne puisse apporter remède. Jusqu’à quel point ce mal n’est-il pas incurable ! Les caresses l’exaspèrent, les bons procédés l’augmentent, les présents l’irritent : «L’envie, dit encore Salomon, ne peut rien souffrir.» (Pro 27,4). Plus le prochain grandit par les abaissements de l’humilité, la vertu de patience ou la gloire de la munificence; plus l’envieux se sent blessé des aiguillons de sa passion. C’est la ruine de son frère, c’est sa mort qu’il voudrait, et rien d’autre. Voyez les fils de Jacob. La soumission de Joseph innocent était loin d’apaiser le feu de leur jalousie : «Ses frères le jalousaient, rapporte l’Écriture, parce que son père l’aimait; et ils ne pouvaient lui dire une parole pacifique.» (Gen 37,4). Les choses en vinrent à tel point, que leur rage, impatiente de ses complaisances et de ses soumissions, et avide de sa mort, put à peine se satisfaire en le vendant comme esclave. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 16
Je parle à dessein de cette assemblée si nombreuse, parce que je voudrais raconter en peu de mots la patience d’un frère, qui éclata précisément par la douceur inaltérable dont il fit preuve en présence de tout ce monde. À la vérité, le but du présent écrit est différent : je m’y propose, en effet, de rapporter les discours de l’abbé Jean, qui avait abandonné le désert, pour venir, avec une humilité admirable, se soumettre à la discipline de ce monastère. Mais je ne pense rien faire hors de propos, si, sans nul détour de paroles, je puis donner, comme je l’espère, un grand sujet de s’édifier à tous ceux qui ont le goût de la vertu. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 1
Ce fut donc en ce monastère que nous trouvâmes un vieillard fort avancé en âge, et qui portait le nom de Jean. J’ai cru ne devoir passer sous silence ni les paroles qu’il nous adressa ni l’humilité qui l’élevait au-dessus de tous les saints. Cette vertu fut celle, en effet, où il excella particulièrement. Hélas ! bien qu’elle soit la mère de toutes les autres et le fondement solide de l’édifice spirituel, elle demeure profondément étrangère à notre vie. Est-il étonnant que nous ne puissions non plus nous élever à la hauteur sublime de ces grands hommes ? De nous assujettir jusqu’à la vieillesse à la discipline cénobitique, c’est de quoi nous sommes fort incapables. Mais que dis-je ? contents d’avoir porté quelque deux ans à peine le joug de l’obéissance, nous nous échappons incontinent, pour courir à une liberté présomptueuse et fatale. Encore si, durant ce court intervalle, nous observions, dans la soumission à notre abbé, la stricte rigueur dont ils nous montrent le modèle ! Mais, c’est une obéissance vaille que vaille et toute subordonnée à notre caprice. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 2
Il répondit que la discipline anachorétique passait sa vertu et qu’il était indigne d’une perfection si haute. Voilà pourquoi il était revenu aux écoles où se forment les novices, trop heureux s’il en pouvait suivre les usages d’une manière qui fût en rapport avec l’excellence de cette profession. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 2
Comment l’abbé Jean pratiqua la vertu, durant qu’il fut ermite. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 4
JEAN. — Un seul et même homme parfait en ces deux professions ! Je pourrais décider simplement que cela ne se peut pas, si quelques exemples bien rares ne me retenaient. C’est grande merveille déjà d’être consommé, en l’une ou en l’autre. Combien plus sera-t-il malaisé, j’oserais presque dire impossible aux forces humaines, de réunir sans amoindrissement la perfection des deux ! Cela éclate aux yeux. Si pourtant le cas se rencontre, ce n’est pas une raison, pour l’ériger aussitôt en loi générale. Une règle universelle ne se fonde pas sur une minorité infime, ni par la considération de quelques unités, mais sur ce qui est au pouvoir du grand nombre, et, pour mieux dire, de tous. Le rare succès de quelques privilégiés, et qui excède les possibilités d’une vertu commune, doit être écarté des préceptes généraux, comme une faveur supérieure à notre condition d’hommes et à la fragilité de notre nature. On le citera, non pas tant comme un exemple, que comme un miracle. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 8
Cependant, je sais que l’abbé Moïse, Paphnuce et les deux Macaire ont possédé parfaitement l’une et l’autre vertu. Ils étaient donc parfaits en ces deux professions. Dans la retraite, ils se nourrissaient insatiablement du secret de la solitude, plus que tous les autres habitants du désert, et, autant qu’il était en eux, ne recherchaient en aucune façon la compagnie des hommes. Mais, d’autre part, ils supportaient admirablement le concours et les faiblesses de ceux qui s’empressaient vers eux; parmi la multitude innombrable des frères qui affluaient de toutes parts, soit seulement pour leur faire visite, soit avec le dessein de progresser, l’inquiétude quasi sans relâche que leur causait l’obligation de recevoir tout ce monde, les trouvait d’une patience inaltérable. On eût pu croire qu’ils n’avaient rien appris ni pratiqué tout le temps de leur vie, que de rendre aux étrangers les devoirs ordinaires de la charité; et c’était pour tous une question de savoir en quelle profession leur zèle se montrait davantage, si leur magnanimité s’accordait plus merveilleusement à la pureté érémitique ou à la vie commune. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 9
JEAN. — Si l’on a le souci de guérir, les moyens de salut ne manqueront pas. La même méthode qui nous fait saisir les traces de chacun des vices, fournit aussi le remède. Après avoir dit comment les solitaires ne sont pas exempts des vices qui se rencontrent au train ordinaire de la vie humaine, je ne puis nier qu’on ne trouve également, loin de toute société, les moyens de s’exercer à la vertu et de venir à la santé. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 14
Mais, plus il fut magnifique et sublime, plus est profond le désespoir qui nous accable. Si nous mesurons la grandeur du but à nos forces chétives, et comparons la bassesse de notre ignorance avec la hauteur infinie de la vertu que vous nous avez manifestée : non seulement nous nous sentons incapables de parvenir jusque-là; mais nous nous voyons déchoir de l’état même où nous sommes. Abîmés sous le poids d’un immense découragement, nous tombons au-dessous de notre ordinaire bassesse. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE CHAPITRE 3
Si je ne me trompe, vous n’avez pas moins de zèle à les accomplir, que moi à les proférer. Oui, aussi bien, j’en ai bonne souvenance, ce que je dis maintenant, vous le faisiez; l’austérité de mes paroles, vous la mettiez dans votre vie. Néanmoins, vous vous appliquez à cacher le mérite de votre vertu, comme si jamais vous n’aviez eu vent des choses que vous pratiquez tous les jours. Mais cette modestie même avec laquelle vous affirmez votre ignorance des maximes des saints, comme si vous n’étiez encore que des novices, est digne de tous les éloges. Et c’est pourquoi je veux vous exposer brièvement et selon mon pouvoir, ce que vous réclamez avec tant d’ardeur. Notre familiarité d’antan n’exige-t-elle pas aussi que, pour obéir à vos ordres, j’aille, s’il est besoin, au delà de ce que je puis ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE CHAPITRE 4
On a beaucoup dit sur la puissance suppliante et le mérite de la pénitence, de voix ou par écrit. On a montré ses avantages immenses, la vertu et la grâce qui sont en elle. S’il est permis de le dire, elle résiste en quelque sorte à Dieu, offensé par nos méfaits passés et prêt à nous infliger le juste châtiment de tant de crimes; elle retient comme malgré lui, si je puis ainsi m’exprimer, le bras de sa vengeance. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE CHAPITRE 4
Il suit, que nous devons nous exciter à une louable componction, plutôt par l’appétit de la vertu et le désir du royaume des cieux, que par le souvenir funeste des vices. Il est fatal que l’on soit étouffé par les exhalaisons pestilentielles d’un cloaque, aussi longtemps que l’on se tient au-dessus et qu’on en remue la boue. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE CHAPITRE 10
Aussi bien, personne ne doit se flatter d’obtenir un si beau résultat, avant d’avoir retranché, dans toute la ferveur de son esprit, ce qui fut la cause ou l’occasion de ses chutes. Par exemple, c’est par une dangereuse familiarité avec les personnes du sexe qu’il est tombé dans une faute grave : qu’il évite avec le plus grand soin jusqu’à leur aspect. — Ou bien il s’est laissé emporter à quelque excès de vin ou de bonne chère : qu’il réprime, par une rigoureuse austérité, les séductions de la gourmandise. — Peut-être, il a été induit au parjure, au vol ou à l’homicide par le désir et la passion de l’argent : il faut écarter les objets qui, en allumant son avarice, l’ont attiré dans le piège. — Enfin, c’est le vice de la superbe qui le pousse à la colère : il arrachera la racine même de l’orgueil par une profonde vertu d’humilité. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE CHAPITRE 11
Il ne fallait pas faire entrer dans un précepte universel, ni exiger de tous comme si ce fût la règle, ce qui n’est pas à la portée de toutes les intelligences, à cause de sa merveilleuse sublimité. Mais il est préférable qu’il y ait une simple invitation à la grâce, et par manière de conseil. De la sorte, les forts ont le moyen de gagner la couronne de la vertu parfaite; et les faibles, qui ne peuvent remplir la mesure de l’âge de la plénitude du Christ, (Eph 4,13) bien qu’ils paraissent éclipsés par l’éclat des premiers, comme par des astres plus grands, échappent néanmoins aux ténèbres des malédictions légales, et ne s’envoient point livrés aux maux présents ni condamnés à l’éternel supplice. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS CHAPITRE 5
Il y a plus. Ce n’est pas seulement celui qui se refuse à remplir le commandement de la Loi qu’il faut regarder comme étant toujours sous la Loi, mais aussi celui qui, satisfait d’observer ce qu’elle prescrit, ne donne pas les fruits dignes de la vocation et de la grâce chrétienne. Car le Christ ne nous dit pas : Tu offriras la dîme et les prémices de tes biens au Seigneur ton Dieu, (Ex 22,29) mais : Va, vends ce que as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens et suis Moi; (Mt 19,21). Telle est encore la grandeur de la perfection chrétienne: un disciple réclame pour ensevelir son père; on ne lui concède pas même le court espace d’une heure, et la vertu de l’amour divin passe avant le devoir de l’affection humaine. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS CHAPITRE 7
Sa sainteté et son humilité y jetèrent en peu de temps un grand éclat. Aussi, lorsque l’abbé Jean, de bienheureuse mémoire, eut émigré de la lumière de ce monde vers le Seigneur, et que saint Élie, son égal pour la vertu, fut mort à son tour, Théonas, le troisième, fut élu d’un consentement unanime, pour leur succéder dans l’office de diacre et la dispensation des aumônes. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS CHAPITRE 9
Ils passent donc sans retard à la deuxième cause. N’y a-t-il pas là faute de l’esprit et excès dans le jeûne ? Il s’en trouve, en effet, je dis des plus austères, qui s’élèvent insensiblement de leur pureté corporelle. Mais, alors, c’est le vice de la superbe qui leur ménage une pénible déception, parce qu’ils ont cru obtenir par leurs forces humaines ce qui est un don très particulier de Dieu, la chasteté du corps. On interroge donc le frère. Se croirait-il capable d’une telle vertu par ses propres efforts, en sorte qu’il se puisse passer du Secours divin ? Mais lui d’abominer une idée si impie. Il affirme humblement qu’il n’eût pas conservé son corps pur, même les autres jours, si la Grâce divine ne l’avait aidé. Dès lors, il fallait se rabattre sur la troisième cause. Tout est clair : on est en face d’une secrète machination du diable. Assurés qu’il n’y a faute ni de l’esprit ni de la chair, les anciens décident hardiment que le frère doit prendre part au sacré banquet. Persévérer dans son abstention, serait donner dans le piège adroit que lui tend la malignité de l’ennemi, rester éloigné du Corps du Christ et de sa Sainteté, et se voir à jamais exclu, par cette ruse diabolique, d’un si puissant moyen de salut. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE CHAPITRE 6
Ainsi fut fait; et toute la pièce montée par le démon se découvrit. Car la vertu du Corps du Seigneur fit cesser immédiatement un accident devenu habituel… Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE CHAPITRE 6
La raison en est premièrement, que cette manne céleste possède une si haute majesté que, personne, en cette chair pétrie de limon, ne peut songer à la recevoir par la vertu de ses propres mérites, et non par une libéralité toute gratuite du Seigneur. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE CHAPITRE 7
Puis, quelle circonspection évitera, dans la mêlée de ce inonde, que les traits du mal ne nous atteignent, au moins par intervalles, au moins d’une blessure légère ? C’est chose impossible de ne pécher point, par ignorance, négligence ou surprise, par pensée, par impulsion, par oubli. Un homme s’est élevé sur de telles cimes de vertu, qu’il peut, sans jactance, s’écrier avec l’Apôtre : Pour moi, il m’importe fort peu d’être jugé par vous ou par un tribunal humain; je ne me juge pas moi-même, car ma conscience ne me reproche rien (1 Cor 4,3-4). Soit ! Cet homme doit savoir pourtant qu’il ne saurait être sans péché. Ce n’est pas en vain que le grand docteur ajoute : Mais je ne suis pas justifié pour cela (Ibid., 4). C’est-à-dire : Si moi je me crois juste, je ne posséderai pas du même coup la gloire de la vraie justice; ou : De ce que le remords de ma conscience ne me reprend d’aucune faute, il ne suit pas que je sois net de toute souillure; il est bien des choses qui échappent à ma conscience, mais, inconnues et cachées pour moi, elle sont connues et manifestes pour Dieu. Aussi, continue-t-il : Mon juge, c’est le Seigneur (Ibid.). C’est-à-dire : Celui-là seul qui pénètre le secret des coeurs, porte sur moi un jugement véritable. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE CHAPITRE 7
GERMAIN. — Beaucoup sont d’avis que cet endroit de l’Apôtre devrait s’entendre différemment. Il n’a pas parlé en son propre nom, affirment-ils, mais dans la personne des pécheurs qui voudraient s’abstenir des voluptés charnelles. Ils voudraient; cependant, prisonniers de leurs vices anciens, enchantés des passions se la chair, ils ne peuvent se contenir; l’habitude invétérée du mal les opprime sous une impitoyable tyrannie, qui ne leur permet pas de respirer l’air pur de la liberté et de la vertu. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE CHAPITRE 15
La théorie, la contemplation de Dieu, voilà l’unique nécessaire dont le mérite surpasse tous les mérites des actions saintes, tous les efforts de la vertu. Assurément, les qualités que nous avons vu reluire chez l’apôtre Paul, étaient bonnes, étaient utiles, et plus encore, grandes et illustres. Mais l’étain, qui paraissait d’abord de quelque profit et beauté, s’avilit en regard de l’argent; toute la valeur de l’argent s’évanouit, si on le compare avec l’or, l’or lui-même est à mépris, comparé aux pierres précieuses; toute la beauté enfin des pierres précieuses pâlit devant l’éclat d’une seule perle. De même, tous les mérites de la sainteté, encore qu’ils ne soient pas bons et utiles seulement pour la vie présente, mais nous acquièrent aussi le bien de la vie éternelle, paraîtront vils et, si je puis dire, faits pour mettre à l’encan, au prix des mérites de la contemplation divine. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS CHAPITRE 3
GERMAIN. – Selon nous, ces textes ne conviennent pas plus à ceux qui vivent dans les péchés mortels, qu’à l’Apôtre ou aux parfaits qui ont atteint sa mesure. Proprement, ils doivent s’entendre de ceux qui, après avoir reçu la Grâce divine et connu la Vérité, désirent s’abstenir des vices charnels, mais se voient entraînés vers leurs convoitises invétérées, par la force d’une habitude ancienne qui domine tyranniquement dans leurs membres, telle une loi de nature. L’habitude et la répétition du mal deviennent, en effet, comme une loi naturelle. Inhérente aux membres de la faible humanité, celle-ci captive et emporte au vice les inclinations de l’âme insuffisamment formée aux pratiques de la vertu et, si l’on peut ainsi dire, de chasteté novice encore et tendre. Elle la soumet, en vertu de l’antique condamnation, à la mort et au joug tyrannique du péché, ne lui permettant pas d’atteindre au bien de la pureté qu’elle aime, mais la contraignant plutôt de faire le mal qu’elle déteste. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS CHAPITRE 14
Aussi bien, plus l’âme progresse, plus grande est la pureté de contemplation où elle est parvenue; plus aussi elle se voit impure, comme dans le miroir de sa propre pureté. Quelqu’un se porte-t-il de tout lui-même vers une contemplation plus sublime; le regard en avant, sans cesse habite-t-il par le désir dans de plus hautes régions : nécessairement, il méprise le degré où il se trouve comme inférieur et vil. L’oeil sain distingue plus de choses; une vie sans reproche que l’on se reprend avec plus de douleur; l’amendement des moeurs et le zèle vigilant de la vertu multiplient gémissements et soupirs. Impossible de se satisfaire avec le degré où l’on est parvenu. Plus l’âme est pure; plus elle se voit souillée, et trouve en soi des raisons de s’humilier, plutôt que de s’élever. Plus elle est rapide dans son vol vers les cimes, plus elle voit grandir devant soi l’espace à parcourir. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS CHAPITRE 19
Une chose est bonne : et c’est à tort parfois que l’on en prend exemple. Quelque présomptueux va se mêler d’imiter son prochain; mais il n’a pas les mêmes sentiments, le même propos, une égale vertu : il se prendra dans les pièges de l’erreur et de la mort, où d’autres se sont acquis le fruit de l’éternelle vie. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 8
Comparez donc les coutumes de votre pays avec celles du nôtre; puis, considérez séparément, de part et d’autre, le degré de vigueur morale des habitants, résultat de la persévérance dans la vertu ou le vice. Ce qui est dur et impossible à un homme de telle contrée, une habitude invétérée a pu en faire pour d’autres comme une seconde nature. Il existe des peuples, séparés par une grande diversité de climat, qui savent endurer, sans vêtements qui les protègent, l’extrême rigueur du froid ou les ardeurs brûlantes du soleil. Mais ceux qui n’ont pas l’expérience d’un ciel aussi inclément, demeurent incapables de supporter ces températures excessives, quelque robustes qu’ils soient. Votre cas n’est-il pas tout pareil ? Vous mettez, ici, la dernière énergie, physique et morale, à combattre en bien des points le naturel, si je puis dire, de votre patrie. Mais examinez si, dans vos régions, roidies dans une torpeur d’hiver, à ce qu’on dit, et comme glacées par le froid d’une excessive infidélité, vous pourrez supporter l’espèce de nudité que vous voyez chez nous. Car, pour ce pays, l’ancienneté de la vie monastique lui a rendu de quelque façon naturelle cette force dans le saint propos. Si vous découvrez en vous une constance égale et une même vertu, vous n’êtes pas obligés non plus à fuir vos parents ni vos frères. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 8
Mais je veux que vous ayez une norme sûre, pour prendre de vos forces l’idée qui convient; et je vous conterai brièvement une histoire, dont le héros fut un vieillard qui a nom l’abbé Apollon. Si, après avoir sondé l’intime de votre coeur, vous pouvez vous rendre témoignage de n’être pas inférieurs à son propos ni à sa vertu, il vous sera loisible, sans détriment de votre idéal et sans péril pour votre profession, d’aller habiter dans votre patrie et à proximité de vos parents : vous êtes assurés que l’austère renoncement de notre vie, dont l’éloignement, autant que votre libre vouloir, vous fait, dans cette province, une obligation, ne sera pas évincé par les affections de famille ou l’agrément des lieux. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 9
Certain jour, quelqu’un lui arrive, disant que la discipline anachorétique ne méritait point tant d’admiration, et que c’était la marque d’une plus grande vertu de pratiquer la perfection au milieu des hommes, que non pas dans le désert. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 11
Si donc vous voulez connaître la source et l’origine du mal dont vous souffrez, sachez que c’est la partie raisonnable de votre âme qui a été blessée; car c’est d’elle que pullulent les vices de la présomption et de la vaine gloire. Et par conséquent, il faut traiter ce membre principal, si je puis dire, par le jugement de la discrétion et la vertu d’humilité : puisque c’est ensuite de son altération que, pensant être parvenus au sommet de la perfection et vous jugeant capables de former les autres, l’élèvement de la vaine gloire vous a emportés dans les futiles divagations que vous m’avez confessées. Il vous sera facile de retrancher toutes ces frivolités, lorsque vous serez une fois fondés, comme je viens de le dire, dans la vertu d’humilité. Alors, touchés de contrition, vous verrez quelle oeuvre laborieuse et malaisée c’est pour chacun de sauver son âme; et vous acquerrez la conviction profonde que, bien éloignés de pouvoir enseigner les autres, vous avez encore besoin vous-mêmes du secours d’un maître. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 16
– Eh ! ne vous étonnez pas non plus, jeune homme, que j’accorde à mon esprit cette innocente et brève récréation. Si, de temps à autre, je ne le reposais de sa tension, en lui donnant quelque relâche, la continuité même de l’effort l’amollirait, et il ne pourrait plus obéir à la vertu de la partie spirituelle, lorsque besoin serait. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 21
La Grâce du Sauveur, bénigne à notre endroit, nous procure, par la lutte contre les tentations, une plus belle couronne de gloire, qu’elle n’eût fait, en nous dispensant du combat. Il est d’une vertu plus sublime et plus excellente, quoique assiégé de persécutions et d’épreuves, de demeurer toujours inébranlable, et de garder jusqu’au bout la même confiante intrépidité par la pensée du Secours divin, de se faire des attaques des hommes comme l’armure d’une vertu invincible, remportant sur l’impatience un triomphe très glorieux, et par le moyen de la faiblesse conquérant la vertu, car la vertu s’achève dans l’infirmité (2 Co 12,9). Il est dit en effet : Voici que je t’établis en ce jour comme une ville fortifiée, une colonne de fer et un mur d’airain, sur tout le pays, sur les rois de Juda, ses princes, ses prêtres et tout le peuple du pays. Et ils te feront la guerre; mais ils ne prévaudront point, parce que je suis avec toi pour te délivrer, dit le Seigneur (Jér 1,18-19). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 25
Et, pour rendre la chose plus évidente, à force de la répéter, tel aimait son épouse avec les emportements de la convoitise (cf. 1 Thess 4,5); il l’aime maintenant dans l’honneur de la sainteté et la vraie dilection du Christ : c’est la même et unique épouse, mais le prix de l’amour s’est élevé au centuple. Mettez encore en balance le trouble de la colère et de la fureur avec la constante douceur de la patience; le tourment des soucis et des préoccupations avec le repos de la tranquillité; la tristesse infructueuse du siècle présent, toute en souffrance, avec le fruit de la tristesse qui opère le salut : la vanité des satisfactions temporelles avec l’abondance de la joie spirituelle et, dans un tel échange, le centuple vous apparaîtra manifestement. De même, si l’on compare à la brève et fuyante volupté des vices le mérite de la vertu contraire, le bonheur se multiplie singulièrement de l’une à l’autre : preuve évidente que le prix de la vertu est aussi cent fois supérieur. Le nombre 100 s’obtient, en effet, en passant de la main gauche à la main droite; et bien que la figure formée par les doigts soit identique, la quantité signifiée a pourtant énormément grandi. À gauche, nous étions parmi les boucs; en passant à droite, nous sommes élevés au rang des brebis. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 26
Ceux-là pratiquent spécialement cette vertu, qui vivent dans les maisons de cénobites. L’autorité d’un ancien les conduit; et ils ne font rien de leur propre mouvement, mais leur volonté dépend de la volonté de l’abbé. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 26