Il embrasse aussi avec un égal amour la patience et la douceur. Les manquements des pécheurs n’irritent plus sa colère; mais plutôt implore-t-il leur pardon, pour la grande pitié et compassion qu’il ressent à l’endroit de leurs faiblesses. Ne se souvient-il pas d’avoir éprouvé l’aiguillon de passions semblables, jusqu’au jour qu’il plut à la divine miséricorde de l’en délivrer ? Ce ne sont pas ses propres efforts qui l’ont sauvé de l’insolence de la chair, mais la protection de Dieu. Dès lors, il comprend que ce n’est pas de la colère qu’il faut avoir pour ceux qui s’égarent, mais de la commisération; et, dans l’absolue tranquillité, de son coeur, il chante à Dieu ce verset : «C’est vous qui avez brisé mes chaînes, je vous offrirai un sacrifice d’action de grâces;» (Ps 115,16-17) et encore : «Si le Seigneur n’eût été mon soutien, peu s’en fallait que mon âme n’habitât l’enfer.» (Ps 93,17). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA CHEREMON CHAPITRE 9
Je serais fâché que l’on me fit dire qu’il ne s’en trouve point, pour être animés au parfait renoncement. Je prétends seulement que s’il en est qui s’empressent d’une volonté austère à cueillir la palme de la perfection proposée à nos ambitions, ils doivent triompher en quelque manière de leur nature. Car, lorsque l’ardente passion s’en est allumée dans une âme, elle la pousse à supporter, et la faim, et la soif, et les veilles, et la nudité, et toutes les fatigues corporelles, non seulement avec patience, mais de bon coeur : «L’homme, parmi la douleur, travaille pour soi-même, et empêche de force sa propre perte»; (Pro 16,26) «À l’homme pressé de la faim, même ce qui est amer devient doux.» (Ibid. 27,7). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 5
La patience éteint le Feu de l’impureté Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 6
Plus on grandit dans la douceur de la patience, plus on profite dans la pureté du corps; on est d’autant plus ferme dans la chasteté, que l’on a repoussé plus loin le vice de la colère. Car il est impossible d’éviter les révoltes de la chair, à moins d’étouffer premièrement les emportements du coeur. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 6
L’une des béatitudes exaltées par la bouche de notre Sauveur nous rend cette vérité manifeste : «Heureux les doux, parce qu’ils posséderont la terre.» (Mt 5,4). Nous n’avons point d’autre moyen de posséder notre terre, c’est-à-dire de soumettre à notre empire la terre rebelle de notre corps, que de fonder tout d’abord notre âme en la douceur de la patience; dans les combats que la passion suscite à notre chair, le triomphe ne s’obtient que si l’on revêt les armes de la mansuétude : «Les doux, dit le prophète, posséderont la terre,» et «ils y demeureront à jamais.» (Ps 36,11 et 29). Puis, il nous enseigne, dans la suite du psaume, la méthode pour conquérir cette terre : «Attends le Seigneur et garde sa voie; il t’élèvera, et tu posséderas la terre en héritage.» (Ps 36,34). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 6
Voilà donc une vérité constante : personne n’arrive à la ferme possession de cette terre, hors ceux qui gardent les voies dures et les préceptes du Seigneur par la douceur inaltérable de la patience. Sa main les retirera de la fange et les élèvera au-dessus des passions charnelles. «Les doux posséderont la terre;», et non seulement ils la posséderont, mais «ils goûteront les délices d’une paix débordante.» (Ibid. 11). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 6
Mais, lorsque le Seigneur, imposant silence aux guerres, l’aura délivré de tous les emportements de la chair, il parviendra à un merveilleux état de pureté. La confusion s’évanouira, qui lui donnait de l’horreur pour lui-même, je veux dire pour sa chair, durant qu’il en était combattu; et il commencera d’y prendre ses délices comme dans une demeure très pure. «Le mal ne viendra pas jusqu’à lui; nul fléau n’approchera de sa tente.» (Ps 90,10). Par la vertu de patience se trouvera rempli l’oracle prophétique : le mérite de sa mansuétude lui aura donné la terre en héritage, et plus encore, «il goûtera les délices d’une paix débordante.» (Ps 36,11). Tandis qu’il n’y a point de paix débordante pour l’âme où survit l’inquiétude du combat. Car remarquez qu’il n’est pas dit : Ils goûteront les délices de la paix; mais «d’une paix débordante». Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 6
Il paraît évidemment par là que le remède le plus efficace pour le coeur humain, c’est la patience, selon le mot de Salomon : «L’homme doux est le médecin du coeur.» (Pro 14,30). Ce n’est pas seulement la colère, la paresse, la vaine gloire ou la superbe qu’elle extirpe, mais encore la volupté, et tous les vices à la fois : «La longanimité, dit encore Salomon, fait la prospérité des rois.» (Ibid. 25,15). Celui qui est toujours doux et tranquille, ni ne s’enflamme de colère, ni ne se consume dans les angoisses de l’ennui et de la tristesse, ni ne se disperse dans les futiles recherches de la vaine gloire, ni ne s’élève dans l’enflure de la superbe : «Il y a une paix surabondante pour ceux qui aiment le nom du Seigneur, et rien ne leur est une occasion de chute.» (Ps 118,165). En vérité, le Sage a bien raison de dire : «L’homme patient vaut mieux que le soldat vaillant; celui qui maîtrise sa colère, que l’homme qui prend une ville.» (Pro 16,32). Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 6
GERMAIN. — Il ne nous est pas possible d’improuver absolument votre opinion comme contraire à la piété. Pourtant, elle semble avoir contre soi, qu’elle tend à la destruction de notre liberté. D’autant que nous voyons briller chez nombre de païens, qui certes ne méritent pas la grâce du secours divin, des vertus comme la frugalité, la patience et, ce qui est plus merveilleux encore, la chasteté. Et comment croire que ces vertus leur aient été accordées par un don de Dieu qui aurait rendu captif le libre arbitre de leur volonté ? Ne dit-on pas que les sectateurs de la sagesse mondaine, ignorants comme ils étaient, non seulement de la grâce, mais du vrai Dieu lui-même, ont possédé la pure fleur de la chasteté par la vertu de leurs propres efforts, ainsi que nos lectures nous l’ont appris et les récits d’autrui ? Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 4
S’il n’avait lutté contre son adversaire avec ses propres forces, mais que la grâce de Dieu eût tout fait, en le couvrant de sa protection ; s’il avait enduré, sans déployer la moindre patience, mais seulement par la vertu du secours divin, les tentations et les maux inventés par l’ennemi avec un art cruel : comment celui-ci n’aurait-il pas repris avec bien plus de justice la calomnie qu’il avait auparavant proférée : «Est-ce gratuitement que Job sert Dieu ? Ne l’as-tu pas entouré comme d’une clôture, lui, sa maison et tout son bien ? Mais retire ta main — c’est-à-dire : Laissez-le combattre contre moi avec ses seules forces — , et l’on verra s’il ne te maudit pas en face» ? (Job 1,9-11) Mais il n’ose, tout calomniateur qu’il soit, renouveler, après la lutte, une plainte de ce genre; et par là même, il confesse que ce n’est pas la force de Dieu qui l’a vaincu, mais celle de Job. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBÉ CHEREMON CHAPITRE 14
D’autres se plaisent au service de charité qui se rend aux étrangers dans les hôpitaux. C’est par cette vertu de l’hospitalité qu’autrefois déjà le patriarche Abraham et Loth plurent au Seigneur, et récemment le bienheureux Macaire. Cet homme, d’une mansuétude et d’une patience singulières, dirigea un hospice à Alexandrie. Il le fit de telle manière, qu’on ne doit le regarder comme inférieur à aucun des amants de la solitude. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 4
Recueillie avec empressement, soigneusement déposée dans les retraites de l’âme, munie du cachet du silence, il en sera de la doctrine comme de vins au parfum suave, qui réjouissent le coeur de l’homme. Ainsi que la vieillesse fait le vin, la sagesse, qui tient lieu à l’homme de cheveux blancs, et la longanimité de la patience la mûriront. Lorsqu’ensuite elle paraîtra sur vos lèvres, ce sera en exhalant des flots de senteurs embaumées. Il en sera d’elle encore comme d’une fontaine sans cesse jaillissante. Ses eaux bienfaisantes, multipliées par l’expérience et la pratique des vertus, iront se débordant; et du fond de votre coeur, d’où elle sourdra comme d’un secret abîme, elle se répandra en fleuves intarissables. Il arrivera de vous ce qui est dit dans les Proverbes à l’homme pour qui toutes ces choses sont devenues des réalités : «Bois l’eau de tes citernes et de la source de tes puits. Que les eaux de ta source débordent, que tes eaux se répandent sur tes places !» (Pro 5,15-16).Selon la parole du prophète Isaïe, «vous serez comme un jardin bien arrosé, comme une source d’eau qui jamais ne tarit. Les lieux déserts depuis des siècles seront par vous bâtis; vous relèverez les fondements posés de génération en génération; et l’on dira de vous : c’est le réparateur des haies, le restaurateur de la sûreté des chemins.» (Is 58,11-12). La béatitude promise par le même prophète vous sera donnée en partage : «Le Seigneur ne fera plus s’éloigner de toi ton maître, et tes yeux verront ton précepteur. Tes oreilles entendront la voix de celui qui t’avertira, criant derrière toi : Voici le chemin; marchez-y; ne vous en détournez ni à droite ni à gauche.» Et vous verrez cette merveille, que non seulement toute la direction de votre coeur et son étude, mais les écarts mêmes de vos pensées et leur vagabondage incertain ne seront plus qu’une sainte et incessante méditation de la loi divine. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 13
C’est donc l’humilité qui est la maîtresse de toutes les vertus, le fondement inébranlable de l’édifice céleste, le don propre et magnifique du Sauveur. Celui-là pourra faire sans péril d’élèvement tous les miracles que le Christ a opérés, qui cherche à imiter le doux Seigneur, non dans la sublimité de ses prodiges, mais dans la vertu de patience et d’humilité. Pour celui qu’agite le désir impatient de commander aux esprits immondes, de rendre la santé aux malades, de montrer aux foules quelque signe merveilleux, il peut bien invoquer le Nom du Christ au milieu de toute son ostentation; mais il est étranger au Christ, parce que son âme superbe ne suit pas le Maître de l’humilité. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 7
Aussi bien, est-ce un plus grand miracle d’extirper de sa propre chair le foyer de la luxure, que d’expulser les esprits immondes du corps d’autrui; un signe plus magnifique de contenir par la vertu de patience les mouvements sauvages de la colère, que de commander aux puissances de l’air. C’est quelque chose de plus, d’éloigner de son propre coeur les morsures dévorantes de la tristesse, que de chasser les maladies et les fièvres des autres. Enfin, c’est, à bien des titres, une plus noble vertu, un progrès plus sublime, de guérir les langueurs de son âme, que les faiblesses corporelles d’autrui. Plus l’âme est au-dessus de la chair, plus est préférable son salut; plus sa substance l’emporte par l’excellence et le prix, plus grave et funeste serait sa perte. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS CHAPITRE 8
Aussi bien, nous en avons connu beaucoup dans notre profession qui, après s’être liés, par amour pour le Christ, de la plus chaude amitié, n’ont pas su la conserver toujours sans rupture. Le principe de leur union était bon; mais ils ne firent point paraître une égale et même ardeur à tenir le propos qu’ils avaient embrassé. Leur affection fut de celle qui ne dure qu’un temps, parce qu’elle ne vivait pas d’une vertu pareille chez l’un et l’autre, mais ne se soutenait que par la patience d’un seul. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 3
Mais on ne débute point par la perfection; il faut tout d’abord en poser le fondement. Vous-mêmes, aussi bien, ne demandez pas à savoir quelle en est la grandeur, mais le moyen d’y parvenir. Je crois donc nécessaire de vous en faire connaître brièvement les lois, et de vous découvrir un sentier où conduire vos pas, afin que vous puissiez obtenir plus facilement le bien de la patience et de la paix. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 5
Comme si la patience n’était due qu’aux infidèles et aux sacrilèges, et non à tous communément ! Comme si la colère, nuisible contre un païen, devenait bonne contre un frère ! Un esprit troublé qui s’obstine dans son irritation, se fait un tort égal, quel que soit celui qui en est l’objet. Quel entêtement, ou plutôt quelle démence ! Ces gens ont perdu toute raison et demeurent stupides, incapables de discerner le sens propre des mots. Car il n’est pas dit : Quiconque se met en colère contre un étranger, méritera d’être puni par les juges. Ceci peut-être eût pu donner lieu à une exception pour ceux qui nous sont unis par la communauté de foi et de vie, comme ils veulent l’entendre. Mais l’Évangile s’est exprimé de la façon la plus claire : «Quiconque se met en colère contre son frère, méritera d’être puni par les juges.» Et sans doute, la vérité nous fait une loi de tenir tout homme pour notre frère; cependant, le nom même de frère, dans ce passage, désigne tout d’abord les fidèles et ceux qui partagent votre vie, plutôt que les païens. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 17
De ceux qui, affectant une patience menteuse, excitent leurs frères à la colère par leur silence. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 18
Souvent, une feinte patience excite plus impétueusement à la colère que ne feraient les paroles, un silence méchant passe les plus violentes injures, et l’on supporte plus aisément les blessures d’un ennemi déclaré que les fausses douceurs d’un moqueur. De telles gens, le prophète dit fort proprement : «Ses discours sont plus onctueux que l’huile, mais ce sont des javelots;» (Ps 54,22) et ailleurs: «Les paroles des hommes rusés sont douces, mais elles pénètrent jusqu’au fond des entrailles.» (Pro 26,22). On peut encore admirablement leur appliquer cet oracle : «Il a dans la bouche des paroles de paix pour son ami; et en secret, il lui tend des embûches.» (Jer 9,8). Mais c’est le trompeur qui est trompé. Car «celui qui tend le filet devant son ami, s’en empêtre soi-même,» (Pro 29,5) et «celui qui creuse une fosse pour son prochain y tombera.» (Pro 26,27). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 18
De plusieurs qui simulent la patience, et présentent à frapper l’autre joue. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 20
Nous n’ignorons pas un autre genre encore de démence qui se rencontre chez quelques frères sous les couleurs d’une patience fardée. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 20
Mais ils méconnaissent absolument le sens de ce texte et l’objet qu’il se propose. Ils s’imaginent pratiquer la patience évangélique par le vice de la colère. Or, c’est précisément afin de le retrancher radicalement que, non content de nous interdire la pratique du talion et les provocations aux voies de fait, le Seigneur nous ordonne d’apaiser qui nous frappe, par notre constance à supporter l’injure, même redoublée. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 20
JOSEPH. — Je l’ai dit tout à l’heure, il ne faut pas considérer seulement l’acte matériel, mais la disposition d’esprit et l’intention de celui qui agit. Pesez bien, dans l’intime de votre coeur, les sentiments qui animent les actions humaines, examinez de quel mouvement elles procèdent; et vous verrez que la vertu de patience et de douceur ne se peut accomplir en aucune façon par un esprit tout contraire, à savoir l’esprit d’impatience et de fureur. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 22
Vous voyez par là combien ceux dont nous parlons sont éloignés de la perfection évangélique. Elle nous enseigne à garder la patience, non en paroles, mais par la tranquillité du coeur. Et avec quelles exigences veut-elle que nous soyons attentifs à la conserver dans les rencontres fâcheuses ! Ce n’est rien encore de nous garder indemnes des émotions violentes de la colère.,Nous devons, en pliant sous l’injure, contraindre à s’apaiser ceux qui sont émus même par leur faute, leur permettre de s’assouvir en nous frappant. Il faut, à force de douceur, triompher de leur emportement. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 22
Ainsi remplirons-nous le conseil de l’Apôtre : «Ne vous laissez pas vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien.» (Rom 12,21). Mais c’est de quoi demeurent bien incapables, ceux qui profèrent des paroles de douceur et d’humilité dans un esprit d’orgueil; et, loin de songer à éteindre chez soi l’incendie de la colère, ne se proposent, au contraire, que d’en aviver les flammes, et dans leur propre coeur, et dans le coeur de leur frère. Lors même qu’ils réussiraient, pour leur part, à conserver quelque façon de douceur et de paix, ils ne cueilleraient pas encore de cette manière le fruit de la justice, parce qu’ils cherchent à obtenir la gloire de la patience au détriment du prochain. Ne se rendent-ils point, par ce fait, absolument étrangers à l’amour recommandée par l’Apôtre ? Celle-ci «ne cherche pas son intérêt propre,» (1 Cor 13,5) mais celui des autres. Le désir de s’enrichir ne lui fait point poursuivre son profit aux dépens du prochain. Elle ne souhaite pas de rien acquérir, en dépouillant autrui. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 22
Il faut bien se le persuader: celui-là montre le plus de force, qui soumet sa volonté à celle de son frère, et non celui qui est le plus opiniâtre à défendre et garder son sentiment. Par le support et la patience, le premier mérite de compter parmi les trempes saines et robustes; le second, au contraire, se range parmi les faibles et, si l’on peut dire, les malades, C’est un homme à qui l’on doit prodiguer caresses et douceurs. Parfois même, il sera bon de prendre quelque relâche dans les choses nécessaires, afin qu’il demeure tranquille et en paix. Que l’on ne croie pas, du reste, ôter, ce faisant, à sa propre perfection. Tant s’en faut : le bien de la longanimité et de la patience fait qu’on a profité beaucoup plus. C’est, en effet, le précepte de l’Apôtre : «Vous qui êtes forts, supportez les faiblesses de ceux qui sont infirmes.» (Rom 15,1). Il dit encore : «Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ.» (Gal 6,2). Jamais le faible ne supportera le faible, ni le malade ne pourra endurer ou guérir le malade. Mais celui-là peut apporter le remède au faible, qui n’est pas lui-même soumis à la faiblesse. Autrement, on aurait sujet de dire : «Médecin, guéris-toi toi même.» (Lc 4,23). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 23
GERMAIN. — En quoi la patience du fort mérite-t-elle des éloges, s’il n’est pas capable de supporter le faible jusqu’au bout ? Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 25
JOSEPH. — Je n’ai pas dit non plus que la vertu ni la patience de celui qui est fort et robuste soient jamais vaincues. Mais ce sont les mauvaises dispositions du faible qui, entretenues par le support de l’autre, iront tous les jours de mal en pis. Les choses en viendront à tel point, qu’il ne devra plus être toléré davantage, ou que lui-même, présumant connues, et la patience de son frère, et sa honteuse impatience, aimera mieux s’en aller quelque jour, plutôt que de se voir supporter toujours par la magnanimité d’autrui. Et maintenant, je le déclare à ceux qui désirent garder inviolablement les sentiments de l’amitié, voici la loi qu’ils doivent, selon moi, observer avant tout. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 26
L’Apôtre ne parle pas autrement : «Ne vous vengez pas vous-mêmes, mais donnez place à la colère;» (Rom 12,19) c’est-à-dire : Ne courez pas à ta vengeance sous l’aveugle poussée de la passion, mais donnez place à la colère. Quoi encore ? Ne laissez pas resserrer vos coeurs par l’étroitesse de l’impatience et de la pusillanimité, tellement qu’ils ne puissent soutenir la tempête impétueuse de l’emportement, lorsqu’elle se déchaînera. Dilatez-les, au contraire, et recevez les flots ennemis de la passion dans les espaces élargis de la charité, qui «souffre tout, supporte tout.» (1 Cor 13,7). Que votre âme ainsi dilatée par la largeur de la longanimité et de la patience, possède en soi les retraites salutaires de la délibération et du conseil, on l’horrible fumée de la colère trouve, si l’on peut ainsi parler, une issue, se répande, et finalement se dissipe. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH CHAPITRE 27
Mais je veux que parfois les sarabaïtes emploient mieux l’argent qu’ils n’ont pas amassé à bonne intention. Même alors, ils n’approchent pas de la vertu des cénobites ni de leur perfection. Ceux-ci, dans le temps qu’ils procurent au monastère de si gros revenus, et chaque jour en font un généreux abandon, persévèrent néanmoins dans une humilité et soumission profonde, n’ayant la libre disposition, ni de leur personne, ni de ce qu’ils gagnent à la sueur de leur front; de plus, par ce dépouillement quotidien du fruit de leur travail, ils renouvellent sans cesse la ferveur de leur premier renoncement. Ceux-là conçoivent de l’élèvement par là même qu’ils font quelque largesse aux pauvres, et chaque jour qui passe les précipite à leur perte. La patience et la fidélité rigoureuse avec lesquelles les premiers persévèrent dévotement dans la profession qu’ils ont une fois embrassée, n’accomplissant jamais leurs volontés, en fait tous les jours des crucifiés au monde et des martyrs vivants; la tiédeur et le caprice des seconds les ensevelit dans l’enfer. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 7
À leurs débuts dans le monastère, leur ferveur faisait accroire qu’ils recherchaient vraiment la perfection de la discipline cénobitique. Mais elle fut courte; et tout aussitôt, ils sont tombés dans la tiédeur. Retrancher leurs habitudes et leurs vices d’autrefois, ils ne le veulent à aucun prix. Ne pouvant prendre sur soi de soutenir plus longtemps le joug de l’humilité et de la patience, et dédaignant de se soumettre au commandement des anciens, ils gagnent des cellules séparées, dans le désir d’y vivre solitaires, afin que, n’étant plus exercés par personne, les hommes puissent les estimer patients, doux et humbles. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 8
Pour vous, je le vois, vous apparteniez à une espèce de moines excellente, avant de venir frapper à la porte de notre profession; je veux dire que vous êtes sortis du noble gymnase des monastères cénobitiques, pour vous efforcer vers les cimes élevées de la discipline anachorétique. Poursuivez donc d’un coeur sincère la vertu d’humilité et de patience, que vous avez apprise, je n’en doute point, dans votre premier état; et ne vous contentez pas, comme certains, d’en revêtir seulement les dehors, feignant de vous rabaisser dans vos paroles, et multipliant les politesses avec des inclinations affectées et superflues. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 11
Conservez donc la véritable humilité du coeur, laquelle ne consiste pas en démonstrations et paroles affectées, mais dans un abaissement profond de l’âme. Elle brillent par votre patience, qui en sera le signe le plus évident. Et cela, non point lorsque vous clamerez sur votre sujet des crimes que personne ne croira, mais lorsque vous demeurerez insensible aux accusations arrogantes que l’on débitera contre vous, et supporterez en toute mansuétude et égalité d’âme les injures qui vous seront faites. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 11
Question sur la manière d’acquérir la vraie patience. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 12
PIAMUN. — La vraie patience et tranquillité ne s’acquiert et ne se garde que par une profonde humilité de coeur. La vertu qui découle de cette source, n’a nul besoin du secours d’une cellule ni du refuge de la solitude. Pourquoi se mettrait-elle en quête d’un appui au dehors, quand elle est intérieurement soutenue par l’humilité, sa mère et gardienne ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 13
Mais la patience ne mérite point de louanges ni d’admiration, à demeurer dans sa tranquillité, lorsqu’elle n’a point d’ennemi qui la crible de traits. Ce qui la fait illustre et glorieuse, c’est de rester immobile, quand la tempête de la tentation fond sur elle. On pense que l’adversité va l’ébranler et la mettre en déroute : elle y puise sa force. Son tranchant s’aiguise de ce qui semblait devoir l’émousser. Nul n’ignore que patience vient de pâtir. Il est clair, partant, que celui-là mérite seul d’être dit patient, qui supporte sans révolte tous les mauvais traitements qu’on lui inflige. C’est de lui que Salomon fait à bon droit l’éloge : «L’homme patient vaut mieux que le soldat vaillant; celui qui maîtrise sa colère, que l’homme qui prend une ville». (Pro 16,32) «L’homme longanime est riche de prudence, mais le pusillanime est bien insensé.» (Ibid. 14,29). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 13
Exemple de patience chez une femme dévouée au service de Dieu. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 14
Je voudrais vous donner de cette patience deux exemples au moins. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 14
Le premier est d’une femme dévouée au service de Dieu. Elle se porta d’une telle avidité à la vertu de patience, que, loin de fuir le choc des tentations, elle-même se ménagea des occasions de déplaisir, afin de s’habituer à les surmonter, pour fréquentes qu’elles fussent. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 14
Enfin, pleinement affermie par cette ascèse, et parvenue à la perfection de la patience, qui faisait tout son désir, elle retourne auprès du pontife, lui rendre grâces pour la prudence de son choix et l’avantage qu’elle en a retiré. Il lui avait donc procuré, selon son désir, une digne maîtresse de patience, dont les continuelles injures l’avaient chaque jour fortifiée, comme l’huile fait les athlètes, jusqu’à la conduire au faîte de la patience. «Enfin, disait-elle, vous m’avez donné une veuve que je puisse assister; car, pour la première, c’était elle plutôt qui m’honorait et me consolait par ses bons offices.» Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 14
Mais c’est assez parlé sur le sexe faible. Un tel récit n’est pas de nature à nous édifier seulement; il devrait nous confondre, nous qui ne pouvons soutenir notre patience, à moins de rester au fond de nos cellules, comme des fauves dans leur cage. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 14
Autre exemple de patience, donné par l’abbé Paphnuce. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 15
La perfection de la patience. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 16
Premièrement, considérons le calme inébranlable et la constance du bienheureux Paphnuce; et, puisque les machines dirigées contre nous par l’ennemi sont en comparaison si peu redoutables, pénétrons-nous d’autant plus des sentiments de la tranquillité et de la patience. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 16
Secondement, tenons pour bien assuré que nous ne pouvons être en sûreté contre les orages des tentations et les attaques du démon, si nous plaçons la sauvegarde et l’espoir de notre patience, non dans la vigueur de notre homme intérieur, mais dans la clôture d’une cellule, l’éloignement de la solitude, la compagnie des saints, ou quelque autre soutien extérieur à nous. Si Celui qui a dit dans l’Évangile : «Le règne de Dieu est au-dedans de vous,» (Lc 17,21) ne fortifie notre âme par la vertu de sa protection, c’est en vain que nous nous flattons de vaincre les embûches des puissances de l’air, ou de les éviter par la distance des lieux, ou de leur fermer toute approche par le rempart d’une cellule. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 16
Ne cherchons pas, ne cherchons pas notre paix en dehors de nous; ne comptons pas sur la patience d’autrui, pour venir en aide au vice de notre impatience. De même que «le règne de Dieu est au-dedans de nous», (Lc 17,21) de même «l’homme a pour ennemis les gens de sa maison.» (Mt 10,36). Quel familier plus intime que mon propre coeur ? Et cependant, personne m’est plus ennemi que lui. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 16
Aussi le sage dit-il fort justement à leur propos : «Si le serpent mord sans siffler, l’enchanteur ne sert de rien.» (Ec 10,11). Ce sont là, en effet, ces morsures secrètes, les seules auxquelles la médecine des sages ne puisse apporter remède. Jusqu’à quel point ce mal n’est-il pas incurable ! Les caresses l’exaspèrent, les bons procédés l’augmentent, les présents l’irritent : «L’envie, dit encore Salomon, ne peut rien souffrir.» (Pro 27,4). Plus le prochain grandit par les abaissements de l’humilité, la vertu de patience ou la gloire de la munificence; plus l’envieux se sent blessé des aiguillons de sa passion. C’est la ruine de son frère, c’est sa mort qu’il voudrait, et rien d’autre. Voyez les fils de Jacob. La soumission de Joseph innocent était loin d’apaiser le feu de leur jalousie : «Ses frères le jalousaient, rapporte l’Écriture, parce que son père l’aimait; et ils ne pouvaient lui dire une parole pacifique.» (Gen 37,4). Les choses en vinrent à tel point, que leur rage, impatiente de ses complaisances et de ses soumissions, et avide de sa mort, put à peine se satisfaire en le vendant comme esclave. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN CHAPITRE 16
Je parle à dessein de cette assemblée si nombreuse, parce que je voudrais raconter en peu de mots la patience d’un frère, qui éclata précisément par la douceur inaltérable dont il fit preuve en présence de tout ce monde. À la vérité, le but du présent écrit est différent : je m’y propose, en effet, de rapporter les discours de l’abbé Jean, qui avait abandonné le désert, pour venir, avec une humilité admirable, se soumettre à la discipline de ce monastère. Mais je ne pense rien faire hors de propos, si, sans nul détour de paroles, je puis donner, comme je l’espère, un grand sujet de s’édifier à tous ceux qui ont le goût de la vertu. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 1
Son dessein, en agissant de la sorte, fut de manifester à tous ceux qui étaient présents la patience de ce frère, et de les instruire par l’exemple d’une si rare modestie. En effet, le jeune homme, dont la patience mérite de rester dans la mémoire des hommes, reçut cet affront avec tant de douceur, que pas une parole ne s’échappa de sa bouche, ni le plus léger murmure ne se laissa deviner au frémissement silencieux de ses lèvres; davantage, son air modeste, sa tranquillité, la couleur même de son visage n’en furent pas le moins du monde altérés. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 1
Ce fut un grand sujet d’étonnement, non seulement pour nous, qui, arrivés naguère de notre monastère de Syrie, n’avions pas encore vu d’exemples si éclatants de cette extraordinaire patience, mais aussi pour ceux qui n’étaient pas étrangers à ces pratiques héroïques; et les plus consommés y trouvèrent gratuitement à s’instruire. Ceci surtout les frappait, que, si la correction de son abbé n’avait pu émouvoir sa patience, du moins les regards d’une si grande multitude n’eussent pas fait monter la moindre rougeur à son visage. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 1
Cependant, je sais que l’abbé Moïse, Paphnuce et les deux Macaire ont possédé parfaitement l’une et l’autre vertu. Ils étaient donc parfaits en ces deux professions. Dans la retraite, ils se nourrissaient insatiablement du secret de la solitude, plus que tous les autres habitants du désert, et, autant qu’il était en eux, ne recherchaient en aucune façon la compagnie des hommes. Mais, d’autre part, ils supportaient admirablement le concours et les faiblesses de ceux qui s’empressaient vers eux; parmi la multitude innombrable des frères qui affluaient de toutes parts, soit seulement pour leur faire visite, soit avec le dessein de progresser, l’inquiétude quasi sans relâche que leur causait l’obligation de recevoir tout ce monde, les trouvait d’une patience inaltérable. On eût pu croire qu’ils n’avaient rien appris ni pratiqué tout le temps de leur vie, que de rendre aux étrangers les devoirs ordinaires de la charité; et c’était pour tous une question de savoir en quelle profession leur zèle se montrait davantage, si leur magnanimité s’accordait plus merveilleusement à la pureté érémitique ou à la vie commune. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 9
GERMAIN. — Nous sommes justement de ceux qui ont recherché la solitude avec une formation cénobitique insuffisante, et avant d’avoir expulsé tous leurs vices. Quel remède nous secourra, nous, et nos pareils pour la fragilité comme pour le flegré médiocre de l’avancement ? Le moyen d’obtenir la constance d’une âme qui ne connaît plus le trouble, et l’inébranlable fermeté de la patience, maintenant que nous avons prématurément abandonné, avec notre monastère, l’école même et le lieu authentique de ces exercices ? C’est là que nous aurions dû parfaire notre première éducation et la conduire à son terme. Solitaires aujourd’hui, comment acquérir la perfection de la longanimité et de la patience ? Comment le regard de notre conscience, qui explore les mouvements intérieurs de l’âme, discernera-t-il en nous la présence ou l’absence de ces vertus ? N’est-il pas a craindre que, séparés du commerce des hommes et n’ayant jamais rien à souffrir de leur part, une fausse persuasion ne nous abuse, et ne nous fasse croire que nous sommes parvenus à l’inébranlable tranquillité de l’âme ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 11
Quelque jour, une invitation l’appellera à l’assemblée des frères : ce qui ne peut manquer d’arriver aux solitaires même les plus stricts. S’il s’aperçoit que son âme s’est émue dans cette circonstance, et pour des riens, qu’il se fasse le censeur impitoyable de ses mouvements secrets. Il se remontrera sur-le-champ les injures extrêmes par lesquelles il s’exerçait tous les jours à la parfaite patience, et il ira se gourmandant et s’invectivant soi-même : «Est-ce toi, ô grand homme de bien, qui, durant que tu t’exerçais dans ta solitude, te flattais de vaincre tous les maux par ta constance; qui naguère, lorsque tu te représentais à l’esprit les plus âpres invectives et, mieux encore, des supplices intolérables, te croyais assez fort pour demeurer inébranlable à toutes les tempêtes ? Comment la plus légère parole, te frôlant de son aile, a-t-elle confondu cette patience invincible ? Ta maison était, à ce qu’il te semblait, puissamment assise sur le roc solide : comment le moindre souffle l’a-t-il fait trembler ? Rempli d’une vaine assurance, tu appelais la guerre au milieu de la paix : où sont les belles paroles que tu redisais si haut : «Je suis prêt, et je ne me suis point troublé »? (Ps 118,60). Avec le prophète, souvent tu t’écriais : «Éprouvez-moi, Seigneur, et sondez-moi; faites passer au creuset mes reins et mon coeur»; (Ps 25,2). «Éprouvez-moi, Seigneur, et connaissez mon coeur; interrogez-moi, et connaissez mes sentiers, et voyez s’il est en moi une voie d’iniquité .» (Ps 138,23-24). Cet appareil de combat si formidable, comment une ombre d’ennemi l’a-t-elle mis en déroute ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 14
Au surplus, si l’on veut parvenir à une perpétuelle et ferme patience, il est un principe qu’il faut tenir avec une constance inébranlable. Nous n’avons pas le droit, nous à qui la loi divine interdit, non seulement de venger nos injures, mais encore de nous en souvenir, nous n’avons pas le droit de nous abandonner à la colère pour quelque tort ou contrariété que ce soit. Quel plus grave dommage peut-il advenir à l’âme, que d’être privée par l’aveuglement subit où son trouble la jette, de la clarté de la vraie et éternelle lumière, et de se retirer de la contemplation de Celui qui est «doux et humble de coeur »? (Mt 11,29) Qu’y a-t-il, je vous le demande, de plus pernicieux, qu’y a-t-il de plus laid que de voir un homme perdre le sentiment des bienséances, oublier les règles et les principes du juste discernement, et commettre, sain d’esprit et à jeun, ce qu’on ne lui pardonnerait pas en état d’ivresse et privé de sens ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA JEAN CHAPITRE 14
En effet, la miséricorde, la patience, la charité ou les autres vertus précédemment nommées et dans lesquelles réside le bien par essence, ne doivent pas se subordonner au jeûne, mais le jeûne à elles. Il faut travailler à les acquérir, elles qui sont vraiment bonnes, par le moyen du jeûne; et non pas leur donner le jeûne pour terme. Affliger la chair a son utilité; l’abstinence est un bon traitement à lui appliquer : pourquoi ? Afin d’arriver, par cette méthode, à la charité, où consiste le bien immuable et perpétuel, sans exception de temps. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS CHAPITRE 15
Le seul fait qu’on lui ait déterminé des temps spéciaux, et qu’on en ait encore réglé la qualité et la mesure, prouve assez clairement qu’il n’est pas bon par essence, mais tient le milieu entre le bien et le mal. Ce que l’autorité d’un précepte ordonne. comme bon ou interdit comme mauvais, n’est point soumis de la sorte à des exceptions de temps, si bien que l’on doive, de temps en temps, faire ce qui est défendu, omettre ce qui est prescrit. La justice, la patience, la sobriété, la pureté, la charité n’ont point de mesure déterminée; et d’autre part, l’injustice, l’impatience, la colère, l’impureté, l’envie, la superbe ne reçoivent jamais leurs franchises. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS CHAPITRE 17
La Loi ne défend pas de répondre à l’invective par l’invective, à l’injure par l’injure : Îil pour oeil, dent pour dent. (Ex 21,24). La grâce vent, pour preuve de notre patience, que nous souffrions le redoublement de l’injure ou des coups que nous avons subis, elle ordonne d’être prêt à supporter double perte : Si quelqu’un vous frappe sur une joue, présentez-lui encore l’autre; et à celui qui veut vous appeler en justice, pour avoir votre tunique, abandonnez encore votre manteau. (Mt 5,39-40). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS CHAPITRE 32
Cet autre, cependant, vit dans la lumière de la grâce évangélique. Il triomphe du mal, non par la résistance, mais par la patience. On le frappe ? Il présente volontairement et sans retard l’autre joue. On veut soulever un débat, pour avoir sa tunique ? Il abandonne encore son manteau. Il aime ses ennemis, prie pour ceux qui le calomnient. Ah ! voilà l’homme qui a secoué le joug du péché et rompu ses chaînes ! Il ne vit plus sous la Loi. — Celle-ci, en effet ne tue pas les semences du péché. Aussi le bienheureux Apôtre dit-il justement : La première ordonnance a été abrogée, à cause de son impuissance et de son inutilité, car la Loi n’a rien amené à la perfection. (Heb 7,18-19). Et le Seigneur, par la bouche de son prophète : Je leur ai donné des préceptes qui ne sont pas bons, et des ordonnances où ils ne trouveront pas la vie. ( Ez 20,25). — Mais il vit sous la grâce, qui ne se borne pas à couper les rejetons du mal, mais arrache à fond les racines mêmes de la volonté mauvaise. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS CHAPITRE 33
Ainsi, que chacun de nous considère soigneusement la mesure de ses forces, et d’après elle, embrasse le genre de vie qu’il lui plaît. Toutes les vocations sont bonnes, mais elles ne conviennent pas indifféremment à chacun. La vie anachorétique est bonne; mais nous ne la croyons pas pour cela convenable à tous, car beaucoup éprouvent qu’elle peut être infructueuse et même funeste. Nous confessons à juste titre que la discipline cénobitique et le soin des frères sont choses saintes et dignes d’éloge; mais nous ne pensons pas pour autant que l’on doive s’y porter universellement. L’oeuvre des hôpitaux abonde en fruits excellents; mais tous ne pourraient s’y consacrer indistinctement, sans détriment pour leur patience. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 8
Quel labeur, quel ordre, si dur qu’il soit, de son ancien pourra troubler dans sa tranquillité de coeur celui qui, n’ayant point de volonté propre, va au-devant de tout ce qui lui est commandé, non seulement avec patience, mais avec joie; qui, à l’exemple de notre Sauveur, ne cherche pas à faire sa volonté, mais celle du Père, lui disant à son tour : Non pas comme je veux, mais comme Tu veux. (Mt 26,39) ?Quelles injures, quelle persécution pourront effrayer, mais plutôt quel supplice pourra ne pas réjouir celui qui, parmi les coups, sans cesse avec les apôtres exulte et souhaite d’être jugé digne de souffrir l’opprobre pour le Nom du Christ (cf. Ac 5,41) ? Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 23
Les plaisirs que nous aimons, font eux-mêmes notre tourment; les jouissances et les délices du corps se retournent contre nous comme autant de bourreaux. Celui-là, en effet, qui s’appuie sur ses biens et ses ressources d’autrefois, fatalement ne parviendra ni à l’entière humilité du coeur ni à la parfaite mortification des plaisirs mauvais. Or, autant, par le secours de ces vertus, les extrémités de la vie présente et les pertes que l’ennemi peut nous infliger, se supportent, je ne dirai pas seulement avec la plus grande patience, mais avec la joie la plus vive; autant leur absence laisse croître un élèvement pernicieux, qui, pour le plus léger affront, nous blesse des traits mortels de l’impatience. C’est alors que le prophète Jérémie nous adresse ces paroles : Et maintenant, qu’as-tu à faire sur la route de l’Égypte, pour aller boire de l’eau bourbeuse ? Et qu’as-tu à faire sur la route de l’Assyrie, pour aller boire de l’eau du fleuve ? Ta malice t’accusera, et ton infidélité te reprendra. Sache donc et comprends quel mal c’est pour toi, quelle amertume, d’avoir abandonné le Seigneur ton Dieu, et que ma crainte ne soit plus en toi, dit le Seigneur (Jér 2,18-19). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 24
Et, pour rendre la chose plus évidente, à force de la répéter, tel aimait son épouse avec les emportements de la convoitise (cf. 1 Thess 4,5); il l’aime maintenant dans l’honneur de la sainteté et la vraie dilection du Christ : c’est la même et unique épouse, mais le prix de l’amour s’est élevé au centuple. Mettez encore en balance le trouble de la colère et de la fureur avec la constante douceur de la patience; le tourment des soucis et des préoccupations avec le repos de la tranquillité; la tristesse infructueuse du siècle présent, toute en souffrance, avec le fruit de la tristesse qui opère le salut : la vanité des satisfactions temporelles avec l’abondance de la joie spirituelle et, dans un tel échange, le centuple vous apparaîtra manifestement. De même, si l’on compare à la brève et fuyante volupté des vices le mérite de la vertu contraire, le bonheur se multiplie singulièrement de l’une à l’autre : preuve évidente que le prix de la vertu est aussi cent fois supérieur. Le nombre 100 s’obtient, en effet, en passant de la main gauche à la main droite; et bien que la figure formée par les doigts soit identique, la quantité signifiée a pourtant énormément grandi. À gauche, nous étions parmi les boucs; en passant à droite, nous sommes élevés au rang des brebis. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM CHAPITRE 26