Existence d’un symbolisme dans la tradition juive
Il semble que ce soit Philon d’Alexandrie (20 av. J.C.-50 ap. J.C.) qui ait le premier formulé explicitement une doctrine de l’interprétation symbolique des Écritures. Empruntant le terme au vocabulaire grammatical de la rhétorique grecque, il lui donne le nom d’allégorie. Est-ce à dire, pour autant, qu’une telle interprétation était ignorée du judaïsme palestinien et ne fut connue que du judaïsme alexandrin1 sous l’influence de l’hellénisme et de l’exégèse allégorique que les stoïciens pratiquaient sur les textes homériques ? Question importante, non seulement en soi, mais aussi relativement à l’exégèse de saint Paul, puisqu’on sait que c’est lui qui a offert aux chrétiens la caution scripturaire du terme allègoria pour désigner l’interprétation symbolique des Écritures.
De nombreux savants, J. Pépin en particulier2, se prononcent en faveur de l’origine grecque de l’allégorisme juif, étant donné son absence dans le judaïsme palestinien, et son abondance dans le judaïsme hellénisé. Si l’on entend par allégorie le procédé d’interprétation mis au point essentiellement par les stoïciens, et qui consiste à voir dans les dieux et les récits de la mythologie religieuse des personnifications des forces naturelles (allégorie physique) ou des représentations imagées de vérités psychologiques (allégorie morale)3, il est certain que cet allégorisme « philosophique » qui rationalise une expression naïve, inconsciente de son propre contenu, est profondément étrangère à la foi d’Israël. Mais si l’on fait d’allègoria un synonyme de symbolon, alors il est évident que l’interprétation spirituelle et mystique des Écritures est bien antérieurs à la rencontre alexandrine du judaïsme et de la philosophie grecque. A vrai dire, d’ailleurs, c’est le contraire qui serait à nos yeux insoutenable, parce que tout simplement impossible : le symbolisme sacré est l’essence de toute expression religieuse, sans aucune exception, et nous n’avons nullement besoin de preuves historiques pour l’affirmer4.
C’est d’ailleurs la révélation elle-même qui affirme (symboliquement) la réalité de sa double signification. YHVH dit ainsi à Ezéchiel : « Ouvre ta bouche et mange ce que je te donne. Alors je regardai et voici : une main se tendait vers moi, dans laquelle se trouvait un livre enroulé, et il déroula ce livre devant moi, et il était écrit à l’intérieur et à l’extérieur»5.
Cette injonction d’avoir à manger un livre écrit à l’intérieur et à l’extérieur (qui est d’ailleurs elle-même symbolique), c’est-à-dire d’avoir à connaître un message qui possède un sens manifeste et visible, et un sens invisible et mystérieux, fut essentiellement mise en pratique par les prophètes qui, réinterprétant certains événements fondamentaux et fondateurs de l’Histoire sainte d’Israël (Adam et le Paradis, le Déluge, l’Exode, etc.) les transforment en figures symboliques et sacrées, en « types » dans le langage paulinien, dans lesquelles se déchiffrent plus ou moins clairement, non seulement le destin futur d’Israël, mais aussi celui de l’âme humaine. C’est la suite même des textes de l’Écriture Sainte qui se présente comme une reprise herméneutique des Écritures primitives et archétypiques. Les travaux des spécialistes ne laissent donc place à aucun doute concernant l’existence d’une « typologie » (c’est-à-dire d’une interprétation qui voit dans les événements passés le type – la figure – d’événements futurs d’ordre spirituel et religieux) proprement vétéro-testamentaire6.
Indépendamment des témoignages que présentent les Saintes Écritures, l’étude de l’exégèse juive palestinienne conduit aux mêmes conclusions. Dans un exposé où il se propose d’examiner l’exégèse talmudique telle qu’elle a été pratiquée « dans les Académies de Palestine et de Babylone », le P. Bonsirven écrit : « En fait, chez les rabbins, les interprétations allégoriques sont rares »7. Mais, précise-t-il, cela n’est vrai que si l’on prend allégorie au sens strict. Au contraire, si on appelle « allégorie ce qui est parabole ou symbole » alors on peut dire qu’elle est tout entière allégorique : « Partout on ressent la même impression : il s’agit moins d’allégorie proprement dite que des formes élémentaires de l’allégorie, à savoir d’interprétations métaphoriques ou symboliques »8.
Au demeurant, l’existence d’une exégèse symbolique d’origine palestinienne est désormais attestée par la découverte des Manuscrits de la Mer Morte, à Qumrân. Les fragments qu’on y a trouvés nous montrent une exégèse qui « pratiquait ordinairement la typologie, celle d’Adam et de Moïse en particulier »9.
Témoignage de Philon
Venons-en donc à quelques textes de Philon d’Alexandrie, où le mot symbole apparaît de la façon la plus nette, occurrences d’autant plus remarquables que Philon est en effet le premier à avoir, non pas pratiqué – nous l’avons vu – mais formulé la doctrine de l’interprétation allégorique, utilisant d’ailleurs abondamment le mot allègoria, puisqu’il lui sert à nommer l’un de ses ouvrages essentiels, le Commentaire allégorique des Saintes Lois10. « L’interprétation des Ecritures sacrées s’effectue au moyen des sens cachés (di’hyponoion) dans les allégories»11. Mais, dans un autre ouvrage12, Philon, toujours à propos de l’exégèse, s’exprime ainsi : « Au Saint Sabbat, les Esséniens vont dans les lieux saints, les synagogues, où ils s’asseyent par rang d’âge, les jeunes au-dessous des plus âgés : ils se disposent à écouter dans l’ordre convenable. Ensuite, l’un prend les livres et on les lit ; puis un autre, parmi les plus savants, s’étant avancé, explique tout ce qui n’est pas compréhensible ; c’est qu’en effet, chez eux, la plupart des passages sont médités au moyen de symboles suivant un goût très ancien ». Car « le récit formulé est le symbole d’une pensée cachée qu’il faut examiner »13. Distinguant trois degrés de compréhension de l’Ecriture (selon la lettre, selon la pleine lumière de la vérité, ou selon la signification allégorique qui est ainsi l’intermédiaire entre la lettre et la contemplation), Philon explique encore : « les mots sont les symboles de réalités (Pépin traduit ” de notions “) que la raison seule atteint »14. Et quand il s’agit précisément, non plus de faire la théorie de l’allégorie, mais de la pratiquer, Philon n’hésite pas à utiliser le mot symbolon ou ses dérivés. C’est ainsi qu’il explique que « … l’homme Abraham signifie symboliquement l’intelligence active…»15, ou encore, parlant du Tabernacle «… les sept flambeaux ou lampes sont les symboles des astres que les physiciens appellent planètes16 ». Il est donc clair que le mot symbole peut aussi bien s’appliquer aux mots de l’Ecriture qu’aux choses dont elle parle.
Attestation scripturaire de symbolon
Ce terme de symbolon d’ailleurs n’était pas seulement la propriété de la philosophie grecque. Il possédait une sorte de caution scripturaire (à la différence d’allègoria) puisqu’il apparaît une fois dans un des livres de la Bible. Il s’agit du « Livre de la Sagesse de Salomon ». Ce texte, rédigé directement en grec par un scribe juif d’Alexandrie dans la première moitié du Ier siècle av. J.C., se lit dans la version des LXX, entre Job et l’Ecclésiastique. On dit généralement qu’il était admis au canon des Écritures par les Juifs alexandrins et refusé par les Juifs palestiniens parce qu’écrit dans une langue autre que l’hébreu. Mais cette thèse semble pécher par anachronisme : aucune autorité n’avait officiellement proclamé la liste des livres inspirés, à cette époque. On sait qu’à la Torah, ou « Loi » (le Pentateuque) léguée par Moïse au peuple élu, la tradition avait joint non seulement les paroles des Prophètes (on a ainsi « la Loi et les Prophètes » dont parle le Christ), mais aussi une troisième catégorie de textes, les Hagiographes ou Écrits. C’est parmi ceux-ci qu’il faut ranger la « Sagesse de Salomon ». Or, la liste de ces Écrits variait selon l’usage et les communautés synagogales. Il est certain qu’en Palestine, où on lisait l’Ecriture en hébreu ou en araméen, on était porté à ignorer les textes dont faisait usage le judaïsme alexandrin qui lisait l’Ecriture en grec. C’est seulement vers 90 ap. J.C., au synode de Jamnia, que les autorités juives fixèrent la liste des livres authentiquement inspirés, obéissant au souci de préserver la foi juive de toute contamination essénienne ou chrétienne. Mais, ni dans le judaïsme palestinien, qui continua parfois d’utiliser des livres rejetés (par exemple l’Ecclésiastique), ni a fortiori dans le judaïsme alexandrin, ces décisions ne modifièrent totalement les usages. Ce qui le prouve, c’est que les premiers chrétiens reçurent le Canon de l’Ecriture légué par la tradition grecque comme canon authentique et directement révélé, et ce canon comprenait la « Sagesse de Salomon ». Chez les chrétiens non plus, il n’y eut de décision solennelle et publique à ce sujet durant les deux ou trois premiers siècles. Et si des discussions s’élevèrent concernant la canonicité de la « Sagesse de Salomon » ou de la « Siracide », elles étaient dues à une influence étrangère et « latérale » à la tradition reçue du judaïsme grec aux temps apostoliques, et non pas à « leur intrusion secondaire dans le canon juif traditionnel »17.
Ce bref historique était nécessaire afin de mieux marquer l’importance exceptionnelle que constitue la rencontre du judaïsme et de la culture grecque pour l’histoire des religions et de la civilisation occidentale. Il faudrait sans doute y consacrer des développements beaucoup plus longs, surtout à une époque comme la nôtre où la tendance va plutôt à « judaïser » l’histoire des origines chrétiennes. Déjà, d’ailleurs, il y a quinze cents ans, la version hiéronymienne de la Bible visait à retrouver la veritas hebraica. Mais, ce faisant, on oublie un peu que des millions de juifs et de chrétiens, pendant des siècles, ont vénéré une Bible écrite en langue grecque, et que cette version ne leur paraissait pas moins sacrée et inspirée que la Bible hébraïque. D’une certaine manière, le grec est ainsi devenu le bien propre des révélations juive et chrétienne. Transplantée et greffée sur le rameau culturel juif, la langue d’Homère et de Platon, qu’on s’en désole ou s’en réjouisse, s’établit définitivement comme véhicule du message abrahamique et chrétien18.
C’est en ce sens que l’on peut dire que le mot symbolon reçoit la caution scripturaire et devient partie intégrante de la langue de la révélation. Le « Livre de la Sagesse » déclare en effet (XVI, 6) : « Ils possédèrent un Symbole de salut (symbolon sôterias) pour leur rappeler le commandement de ta loi. Et celui qui se tournait (vers ce symbole) était guéri, non par cela qu’il voyait mais par toi, Sauveur de tous les hommes »19. Le scribe fait ici allusion à l’épisode du Serpent d’airain que nous racontent les Nombres. Les Juifs, lassés d’errer dans le désert, murmurent contre YHVH, qui les punit en leur envoyant des serpents brûlants. Se repentant, ils supplient Moïse d’intercéder pour eux. Dieu accepte la prière de Moïse et lui dit (selon la version des LXX) : « Fais-toi un serpent d’airain et pose-le comme un signe (semeion) (et pends-le à un poteau, selon l’hébreu), quiconque aura été mordu et le regardera, vivra »20. Il est intéressant de remarquer que le scribe helléniste, qui lit la Bible dans la version des LXX, et donc pour qui le terme de semeion est garanti par l’Écriture, ne reprend pas ce terme et lui substitue celui de symbolon : il parle d’un symbole de salut. La raison de cette préférence, pensons-nous, c’est que, pour un Juif imprégné de culture grecque, la signification religieuse de symbolon apparaît beaucoup plus prégnante que celle de sèméïon.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Pour unique que soit l’occurrence scripturaire du mot symbole, elle est en quelque sorte reprise et authentiquée par l’usage que le Christ fait de l’épisode du Serpent d’airain, en invitant ses disciples à y voir une figure du Fils de l’Homme : « De même que Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’Homme soit élevé, afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas, mais possède la vie éternelle »21. Ainsi, de même que, dans la Torah, c est un serpent non venimeux dont la contemplation guérit des serpents venimeux (mais, dit le scribe alexandrin, parce qu’il est le symbole du salut, le signe de la vertu du Sauveur), de même le Christ, serpent salvateur pendu à la croix, signe de rédemption, guérit par le sang de ses blessures la blessure originelle, ouvre du serpent trompeur. Cette interprétation, commune à de nombreux Pères de l’Eglise (saint Ambroise, Théodoret, saint Augustin) et à saint Thomas, est d’autant plus remarquable qu’elle fait du symbolon non seulement un signe et un type (serpent qui représente le Christ), mais un rite et un sacrement, conformément aux conclusions que nous avions déjà pu recueillir dans la littérature grecque non judéo-chrétienne.
On sait, en effet, qu’on peut distinguer, dans l’étude de la religion juive durant les trois derniers siècles avant J.C., et dans les siècles suivants, deux sortes de judaïsme, selon qu’il s’agit des Juifs restés en Palestine, ou des Juifs de la diasporah qui se sont répandus dans tout le Bassin méditerranéen, assimilant la culture grecque en même temps que la langue qui servait alors d’« idiome véhiculaire » à la plupart des peuples. C’est au sein de cette diasporah hellénisée, dont Alexandrie est le centre intellectuel, que naquirent les versions grecques de la Torah, dont la version des Septante est la plus célèbre (IIIe siècle av. J.C.). Il existait d’ailleurs également des versions latines (et donc pré-chrétiennes), car les communautés juives à Rome étaient également importantes. (Jean Daniélou, Histoire des Doctrines chrétiennes avant le Concile de Nicée, vol. III : « Les Origines du christianisme latin», Cerf, 1978, p. 21 sq.). ↩
J. Pépin, Mythe et Allégorie, p. 225 sq. ↩
Voir l’exposé, estimé très fidèle, que Cicéron donne dans son De natura Deorum, II, 28, 70-71 ; et J. Pépin, Mythe et Allégorie, p. 126 sq. ↩
Nous avons pourtant entendu un savant hébraïsant nous affirmer que la révélation juive excluait tout symbolisme ! ↩
Ezéchiel, II, 8-10. ↩
Entre autres ouvrages, nous renvoyons à Jean Daniélou, Sacramentum futuri, Etudes sur les origines de la typologie biblique, Beauchesne, 1950, pp. 4-14, 131 sq., etc. ; également du même auteur, Histoire des doctrines chrétiennes avant Nicée, vol. I, Théologie du judéo-christianisme, Desclée, vol. I, 1958, pp. 101 sq. ↩
Joseph Bonsirven, Histoire de l’exégèse juive, article du Dictionnaire de la Bible. Supplément, t. IV, Letouzey et Ané, 1949, col. 561-569. ↩
Ibid. col. 566. Notons en passant l’imprécision terminologique de ce texte, si l’on se souvient que l’allégorie, pour Quintilien (donc au sens propre), est une « métaphore continuée ». ↩
Traduction E. Bréhier, ed. Picard, 1909. Dans son ouvrage Les Idées philosophique et religieuses de Philon d’Alexandrie, 3e ed. Vrin, 1950), Bréhier étudie (pp. 45-61) l’origine de l’allégorisme philonien et conclut à la source juive : « Nous sommes donc ici sur la voie d’une véritable tradition purement juive » (p. 54). ↩
De vita contemplativa 78, p. 483, 42-43, Mangey, ed. Conybeare, pp. 118-119 (Pépin, 233). ↩
Quod omnis probus liber sit 82 (Pépin, p. 224). Nous utilisons la traduction Bréhier, op. ciL p. 50. ↩
De praemiis et poenis 61-65, ed. Cohn et Wendland, t V, p. 349 ; (Pépin, 232). ↩
De Abrahamo 119, t IV, p. 27, 16-23 (Pépin, 233). Il ne faut pas voir dans ce que nous avons appelé « les trois degrés de compréhension » la préfiguration de la doctrine des trois (ou quatre) sens de l’Ecriture, dont Origène semble être le premier témoin. Le point de vue de Philon est différent : le troisième degré n’est pas un sens, c’est la saisie des réalités « dans la pleine lumière de midi » et non plus « dans l’ombre double » des mots et de l’allégorie. ↩
Ibid 99 ; C.W., IV, p. 23, 11-16. ↩
De vita Moysi II, 103, C.W., IV, p. 225, 3-5. ↩
Cf. P. Grelot, Bible et Théologie, ed. Desclée, 1965, pp. 124-141. ↩
Les historiens des religions semblent ne disposer que d’une seule catégorie scientifique, celle de l’influence. Philon le Juif, Paul le Juif, ont subi, ou n’ont pas subi, l’influence de l’hellénisme et de la pensée grecque, ou bien l’ont subie dans une certaine mesure. Les uns s’attacheront, en conséquence, à montrer tout ce qui, chez eux, vient des Grecs ; les autres, c’est plutôt la tendance actuelle, affirmeront que, sous la forme grecque, c’est une âme juive qui s’exprime, comme si c’était un péché mortel que d’admettre la vérité de Platon. Mais c’est le concept même d’influence qu’il faudrait soumettre à une critique philosophique. Il y a évidemment des phénomènes culturels qui relèvent de cette catégorie, mais il y en a d’autres, et de nombreux, où elle n’est tout simplement pas applicable. Si Philon ou saint Paul utilisent des éléments de la culture grecque, c’est peut-être aussi parce qu’ils ont reconnu en eux la vérité pure et simple, qui n’est ni grecque, ni juive, mais universelle. Et il n’y a donc pas non plus à les laver du soupçon d’avoir succombé aux prestiges illusoires et corrupteurs d’une culture « païenne ». Le fait unique que la sagesse « païenne » a ignoré – pour saint Paul – c’est l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ. Mais, cela mis à part, il nous paraît douteux que saint Paul ait « vécu » ses problèmes d’expression en termes d’influence ou de refus d influence. ↩
La Vulgate qui, pour le Livre de la Sagesse, reprend la version plus ancienne de la Vêtus latina (IIe siècle), traduit symbolon par signum. ↩
Nombres, XXI, 8. ↩
Jn, III, 14-15. Notons incidemment que le serpent n’est pas nécessairement un symbole maléfique, ni pour Moïse, ni pour le Christ, ni pour l’exégèse chrétienne. ↩