La démarche fondamentale de notre livre ne vise qu’à une seule chose : mettre en lumière la présence implicite d’une dimension de gnose dans les traditions religieuses juive et chrétienne, et tenter d’expliciter ce qu’elles nous en disent afin d’en recueillir les leçons. Le terme de gnose prête évidemment à confusion, et l’on estimera même qu’au regard de ses connotations ordinaires, il est préférable de ne pas l’utiliser quand on se veut fidèle aux enseignements de l’Église catholique. Cependant, comme nous l’avons rappelé dans Problèmes de gnose1, non seulement ce terme peut recevoir — et a reçu ! — une signification orthodoxe, mais nous croyons en outre qu’il n’y en a guère de plus approprié pour désigner le mode sacral de la connaissance métaphysique. Ce mode ne consiste pas en un simple exercice de la raison s’appliquant à penser les vérités de la foi, ainsi que l’on définit ordinairement la tâche de la théologie, laquelle, à la limite, pourrait être remplie par un athée ; il s’agit — si du moins il est possible d’en donner une formulation — d’une perception intellective des vérités de la foi selon leur profondeur mystique : intellective, donc intelligible, mais d’une intelligibilité ouverte sur son propre au-delà, sur le mystère que recèle chacune de ces vérités. Pour autant, le mode gnostique de la connaissance métaphysique ne récuse pas les exigences de la raison, lesquelles sont irréfragables. Au contraire, cette connaissance les accomplit et les rend aptes à accueillir, aussi pleinement que possible, les richesses de la Révélation, non comme ce qu’elle pense en tant que raison, mais comme ce qui se pense en elle et qui délivre ainsi sa raison d’être, par la grâce de l’Esprit Saint.
La mise en lumière de cette instance de gnose au sein de la foi chrétienne est plus que jamais nécessaire. Ce qui est en jeu, en effet, dans la proclamation de la foi chrétienne, aujourd’hui, c’est sa « réceptibilité ». Tous les efforts de ses porte-parole sont a priori neutralisés, non parce qu’on refuserait délibérément cette Parole, mais parce que, littéralement, on ne l’entend plus. La langue qu’elle parle est devenue parfaitement étrangère à l’oreille de nos contemporains : elle ne leur dit plus rien. Tout se passe comme si un sens, dont l’humanité était jusqu’ici doté, et que nous avons appelé le sens du surnaturel, avait disparu. Ou, du moins, ne pouvait plus s’exercer. Car supposer que les hommes d’aujourd’hui aient subi une véritable mutation, une modification irréversible de leur nature, c’est évidemment s’interdire toute possibilité de solution, et c’est aussi considérer le langage de la foi comme définitivement caduc et donc nier la foi elle-même dans son actualité permanente : « Le Ciel et la Terre passeront ; mes paroles ne passeront pas. » Si les paroles de la foi ne passeront pas, cela implique aussi, du côté humain, la permanente capacité de les entendre. La surdité ne peut être que partielle et momentanée, d’ordre culturel, et non d’ordre naturel. Notre raison et notre intelligence dans leur nature profonde sont aujourd’hui ce qu’elles ont toujours été et sont toujours dotées de ce sens du surnaturel, de cette oreille métaphysique capable de percevoir le message des réalités transcendantes. Le langage métaphysique ici mis en œuvre, qui d’ailleurs n’exclut nullement l’emploi du langage de la théologie traditionnelle, voudrait réveiller, chez le lecteur, le sens intellectuel du Transcendant, réactualiser sa capacité d’écoute spirituelle et, fondamentalement, lui montrer comment, dans cette lumière, les propositions de la foi ne sont plus radicalement impossibles.
[Jean Borella. Aux sources bibliques de la métaphysique. Paris: L’Harmattan, 2015]
Collection Théôria, éditions L’Harmattan, Paris, 2007. ↩