Saint-Martin
XI, 74. Toutefois le corps froid et à moitié mort ne comprend jamais ce combat de l’âme. Il ne sait pas comment cela lui arrive ; mais il est accablé et dans l’angoisse ; il va d’un objet ou d’un lieu à un autre ; il y cherche le calme et le repos ; et quand il croit les tenir, il ne trouve rien. Alors le doute et l’incrédulité l’obsèdent. Il en est de lui comme s’il était rejeté de la divinité : mais il ne comprend pas le combat de l’esprit ; comment cet esprit a tantôt le dessus et tantôt le dessous ; et quel est le terrible assaut et le combat avec les qualités infernales et célestes. Ce feu est allumé par les démons, et tempéré par les saints anges. Je laisse ceci à considérer à toutes les saintes âmes1) (Jakob Boehme, Aurore)
John Sparrow
139. But the cold and half-dead body doth not always understand this fight of the soul: The body doth not know how it is with it, but is heavy and anxious; it goeth from one room or business to another; and from one place to another; it seeketh for ease and rest.
140. When it cometh thither, where it would be, yet it findeth no such thing; then doubtings and unbelief fall in between and come upon it; sometimes it seems to it as if God had quite cast it off; but it doth not understand the fight of the spirit, how the same is sometimes down, and sometimes gets aloft.
141. What vehement and furious war and fight there is between the hellish quality and the heavenly, which fire the devils blow up, and the holy angels quench it, I leave to every holy soul to consider of.
Très nombreux sont les passages de ce genre, dans lesquels Boehme invite le lecteur à réfléchir sur le drame de l’objectivation de l’être humain. On sait à quel point une telle réflexion a pu nourrir l’œuvre d’un des plus grands philosophes russes, Nicolas Berdiaeff. Dans Esprit et Réalité, ce dernier, notons-le en passant, faisait pertinemment remarquer : « La vision de Boehme a fécondé la pensée de Kant, de Fichte, de Schelling, de Hegel, de Schopenhauer. Mais la vision de Boehme fut si rationalisée et si transformée dans la métaphysique allemande qu’elle perdit presque tout le caractère chrétien qu’elle conserve chez lui. Sa mystique est en effet christocentrique au plus haut point. J. Boehme et saint Thomas d’Aquin représentent les deux types opposés de la gnose. L’édifice grandiose de Boehme est musical, c’est une symphonie. L’édifice grandiose de saint Thomas d’Aquin est architectural, c’est une cathédrale gothique. (…) La métaphysique allemande a rationalisé un thème musical, là résident ensemble sa force et sa faiblesse. Mais dans son essence la mystique est plus musicale qu’architecturale. » (P. Aubier, 1950, pp. 183-184. ↩