OETINGER

C’est le père de la théosophie chrétienne en Souabe à son époque. Tempérament impressionnable — il a des contacts personnels dans le royaume des esprits —, de très bonne heure pieux et mystique, il se nourrit d’abord de Malebranche, puis, par Fende, découvre la Cabbala denudata de Knorr von Rosenroth. A Tübingen, un artisan lui fait connaître les œuvres de Böhme ; aussitôt, Oetinger abandonne Malebranche ainsi que l’arianisme dont il faisait plus ou moins sa doctrine. A Francfort, le juif Cappel Hecht l’initie à la kabbale juive. Il rencontre aussi Zinzendorf, mais ne s’entend guère avec lui. A Halle, un kabbaliste l’intéresse à la philosophie d’Isaac Louria, qui aura sur lui une influence déterminante, à laquelle se mêlent celles de Böhme et de Swedenborg. Pour Oetinger, les sephiroth ne sont pas créatures de Dieu, mais formes de la manifestation divine, émanation (Ausstrahlung) de l’être divin dans le monde des créatures. Kabbaliste chrétien, il veut montrer que les traditions ésotériques juives contiennent déjà les vérités de la foi chrétienne, établit un rapprochement entre Böhme et Louria, fait connaître au piétisme allemand — par Louria — le chassidisme, spirituellement si étroitement parent du piétisme.

Oetinger, le Mage du Sud, s’est toujours considéré comme un théologien luthérien et membre de l’Église évangélique. Contre la théorie de la monade, il s’oppose à Leibniz et à Wolf. Selon lui, la dualité est issue du chaos originel ; il parle fréquemment de « principes opposés » : tout consiste en feu et en eau, en attraction et répulsion. Oetinger remplace ainsi la conception leibnizienne, mathématique et mécanique de la nature, par une conception organique selon laquelle un principe spirituel fait agir la vie dans le monde des corps ; ce principe, il l’appelle, avec Jakob Böhme, « Tinktur », et, comme le Philosophe Teutonique, Oetinger décrit des états de combat et de contradiction là où Leibniz voyait au contraire des « passages glissants ». Oetinger, qui s’oppose ainsi à la loi de continuité, est assez proche de l’empirisme et du sensualisme ; il met l’accent sur l’expérience et la perception, au détriment des mathématiques, un peu comme le font Hamann, Matthias Claudius ou Franz von Baader. On reconnaît là l’influence de Bacon.

C’est que Oetinger fait partie de ces protestants qui, depuis le XVIIIe siècle, par opposition à l’orthodoxie, l’Aufklärung et le piétisme, développent une compréhension particulière et vivante de l’histoire conçue comme le lieu même de la révélation divine. Il est très caractéristique qu’à cet égard Oetinger s’oppose même à Lavater, que Jung-Stilling qualifiait pourtant de « Sinnlichkeitschrist » ; car Lavater, selon Oetinger, ne croit pas suffisamment au corps matériel, ses Vues sur l’éternité (1773) sont encore trop spiritualistes, elles présentent trop un monde transfiguré à venir, ne s’en tiennent pas assez à la lettre de l’Évangile. Pour Oetinger, nous jouissons encore dans le ciel de joies corporelles. Cette manière d’insérer la nature dans la théologie est l’un des traits de sa pensée moniste ; un tel attachement à la nature, à la réalité, est d’ailleurs conforme à l’un des aspects durables de la pensée protestante : Dieu et le monde s’interpénétrent. Oetinger, en quête d’un lien entre la physique terrestre et la physique céleste, montre comment la nature est une « grande académie » et que la plus petite chose, dans les créatures, témoigne des « invisibilités », de Dieu ; il voit dans Rom I, 20, la confirmation d’une analogie complète entre le visible et l’invisible, et cette analogie elle-même lui prouve que tout, dans l’au-delà, « doit avoir figure » (« Leiblichkeit des Geistigen »). Toute l’Écriture ne représente-t-elle pas les objets spirituels comme doués de corporéité (Leiblichkeit ist das Ende der Werke Gottes). Aussi la magie, qui recherche le nexus invisibilium cum invisibilibus, est-elle la plus haute des sciences. Oetinger s’occupe beaucoup d’alchimie. La révélation eschatologique sera un renversement, ut tandem exterius sit sicut interius. Il développe largement le thème de l’androgyne primitif.

Oetinger influence beaucoup les cercles piétistes d’Allemagne du Sud, notamment celui de Michael Hahn, et la communauté nazaréenne de Johann Jacob Wirz. Ses ouvres, souvent traduites en russe, trouvent de nombreux échos, plus tard, dans les cercles maçonniques de l’Empire d’Alexandre Ier. Oetinger s’intéresse beaucoup à Swedenborg, et contribue à en répandre l’influence ; c’est lui qui, le premier, traduit et publie en allemand un écrit de ce visionnaire suédois. Enfin, les deux philosophes qui plus tard redécouvriront Böhme, c’est-à-dire Franz von Baader et Schelling, connaissent d’abord Böhme par l’interprétation qu’en donne Oetinger, qui utilise le böhmisme comme le critère même d’une critique de la science contemporaine. Toutefois, Schelling connaît aussi Böhme par Tieck qui le fait connaître également à Novalis.

Extrait de « Encyclopédie des mystiques », org. Marie-Madeleine Davy