Zerbolt : De Reformacione

«Un homme descendit de Jérusalem à Jéricho», tels sont les premiers mots du traité de Zerbolt, extraits de la parabole du Bon Samaritain dans l’évangile de Luc. La citation scripturaire sert de point de départ et de structure à l’enseignement du De reformacione: tout comme l’homme de la parabole en route vers Jéricho fut attaqué et dépouillé, le premier homme Adam par son péché, a chu de Jérusalem, symbole de l’état de perfection et d’innocence où Dieu l’avait créé, à Jéricho, symbole de l’état de déchéance et d’inconstance. Par là, les trois puissances supérieures de l’âme, entendement, mémoire et volonté, ont perdu la haute maîtrise sur elle et les passions diverses la poussent ça et là. Elle a perdu son repos; par sa déchéance, l’homme est tombé dans un état de ruine. Réforme est le mot-clé pour s’arracher à cet état: la réforme des trois puissances supérieures de l’âme reconduit l’homme de l’inconstance et de la misère en l’approchant de son état originel de pureté du cour et d’amour, c’est-à-dire vers la Jérusalem céleste. Ces trois puissances supérieures de l’âme sont donc le point de départ du chemin de réforme.

Pour nombre d’auteurs médiévaux, l’âme humaine comportait l’entendement, la mémoire et la volonté, conception empruntée au «grand théoricien de l’image divine dans l’âme»1, Augustin qui, au chapitre 10 de son De Trinitate, analysait l’âme humaine sous son aspect de miroir de la Trinité divine2. La représentation d’Augustin est devenue un fonds commun au Moyen-Âge tant dans des ouvres théologiques, comme la Summa theologica de Thomas d’Aquin que dans des textes historiques3. Ruusbroec, le mystique brabançon à qui Gérard Grote vouait une grande admiration, distingue ces trois puissances qu’il appelle ‘supérieures’ des quatre facultés inférieures, ainsi dans son traité Le Royaume des amants. De même, son confrère de Groenendaal, Willem Jordaens, adopte une division tripartite de l’âme dans Le baiser mystique. La mémoire est une réflection du Père, la volonté du Saint Esprit et l’entendement du Fils4.

Comme point de départ Zerbolt choisit donc une image courante qui donne à son traité un principe de structuration tripartite qui semble neuf dans la pratique de l’enseignement spirituel. Le texte atteste une fois encore la vaste culture littéraire de l’auteur: tout le traité est tissé de réminiscences bibliques et patristiques comme le montre à suffisance l’apparat des sources; pourtant Zerbolt ne cherche pas à faire montre d’érudition. Il travaille ses citations de façon à obtenir un tout bien lisible, un guide pour la vie ascétique.

La connaissance de soi est préalable à la réforme des trois puissances de l’âme. Zerbolt lui consacre une longue partie introductrice (c. 1-12). En effet, avant de travailler à sa sanctification, l’homme doit prendre conscience du lieu d’où il est tombé et de ce qu’il était; puis du lieu où il se trouve présentement et de sa propre difformité; de là il prendra la mesure du chemin à parcourir pour rejoindre l’état perdu en gardant son but devant les yeux pour éviter de s’égarer. Le progrès se mesure selon la pureté du cour et l’amour. Zerbolt encourage son lecteur à surveiller l’orientation de ses puissances par un examen quotidien. La résistance des mauvaises habitudes ne s’apprécie que lorsqu’on les combat. De cette expérience, le combattant sérieux recueille des fruits variés: il apprend à se connaître et à connaître la force de Dieu, à conseiller autrui et à le reprendre avec charité. Il éveille aussi la componction, qui est une salutaire affliction5. Qui tend à la perfection remarquera clairement qu’il est dépouillé de sa maîtrise sur les puissances de l’âme: les chapitres suivants lui proposent des moyens pour les réformer.

Ce travail sur les puissances de l’âme commence par la réforme de l’entendement et de la raison (c. 13-17). L’entendement déformé par le péché et aveuglé par l’ignorance se réforme selon deux voies, l’instruction et l’expérience. Pour Zerbolt donc, il ne s’agit pas ici de l’acquisition d’un savoir, mais d’une sagesse venant de l’expérience. Thomas a Kempis dit à son sujet: «Il se vouait à devenir non un féru d’éloquence, mais le gardien d’une bonne conscience6». L’homme acquiert l’expérience en purifiant son cour par des exercices spirituels et en progressant en vertu. On y reçoit une profonde compréhension des commandements de Dieu dont on est touché intérieurement.


  1. L. Reypens, art. Âme (Son fond, ses puissances et sa structure d’après les mystiques), dans DSp, t. I, Paris 1937, col. 434. 

  2. Aurelius Augustinus, De trinitate, ed. W.J. Mountain et Fr. Glorie, Turnhout 1968,1.1, p. 329 ss, t. II, p. 430 ss. 

  3. Pour une étude sur la façon d’envisager l’âme, voir Reypens, art. Âme, col. 433-469- Thomas d’Aquin, Summa theologica la, Q. 93, art. 7, ad 3; de même la Q. 79, art. 7, ad 1, commentée par M. Carruthers, The book of memory: A study ofmemory in médiéval culture, Cambridge 1994, p. 64 et 306, note 85. Un exemple d’un travail historique est donné par M. Hubrath, Schreiben und Erinnern. Zur «memoria» im Liber specialis gratiae Mechthilds von Hakeborn, Paderborn etc., 1996, p. 73-74. 

  4. Respectivement Jan van Ruusbroec, Werken I, Het rijcke der ghelieven, Die gheestelike brulocht, ed. J.B. Poukens et L. Reypens, Tielt 1932, p. 12-16, et Willem Jordaens, «De oris osculo» of De mystieke mondkus, ed. L. Reypens, Antwerpen 1967, p. 105-106, 114. 

  5. Cette expression traduit le latin compunctio cordis (cf. L.A.M. Goossens, De meditatie in de eerste tijd van de Moderne Devotie, Haarleo etc. 1952, p. 132-141). 

  6. Non enim eloquentiae studuit esse sectator: sed bonae conscientiae observator (Pohl, ed. cit., t. VII, p. 280).