Il est facile maintenant de saisir le thème fondamental qui commande et explique la pensée maximienne. C’est l’image d’une vie de l’univers alternant entre sa sortie de Dieu et son absorption en Dieu. Image qui hante l’esprit grec depuis les stoïciens.
Les moments essentiels et qui en donnent le dessin sont la création, la chute et la rédemption, celle-ci étant nécessitée parce que l’homme, malgré sa chute, ne perd pas l’intégrité de son essence. Deux expressions, presque contemporaines, furent données comme réponses aux mêmes inquiétudes de l’âme : l’expression chrétienne et l’expression néoplatonicienne. Elles se ressemblent beaucoup ; elles ont en commun une sorte de rythme ; elles sont toutes deux théocentriques et nous décrivent le double mouvement des choses : leur écart du premier principe, puis leur retour à lui. Malgré les ressemblances il y a au fond une différence profonde, celle qui a toujours éveillé les soupçons, les hésitations, l’hostilité même des orthodoxes contre le néoplatonisme. C’est que pour le néoplatonisme, il s’agit d’un thème purement et simplement philosophique, disons plutôt logique, où la- démarche de la pensée suit, au fond, le processus logique suivant : la division du genre en ses espèces puis le retour de celles-ci au genre ; les moments successifs de ce processus dérivent, nous dit-on, d’une nécessité naturelle et éternelle qui est expliquée d’une manière mystique. Pour le christianisme, au contraire, il ne s’agit pas d’un processus logique mais d’une histoire, faite d’une suite d’événements, dont chacun est l’effet d’une libre initiative ; création, chute, rédemption, vie future dans la béatitude. Les Grecs ont réussi à donner une expression cohérente et logique de leur image ; les chrétiens, saisissant d’une manière plus profonde la nature de Dieu et de l’homme, mais se méfiant de la logique, se contentent d’une intuition de leur image, laissant à Dieu le soin et de la créer et de la faire persévérer dans l’être. La toute-puissance et l’omniscience de Dieu dispensent les chrétiens du souci de fonder une explication systématique de l’univers. Il leur suffit de saisir les moments les plus dramatiques, les plus essentiels. Dès lors ils peuvent voir leur image, comme nous venons de le dire, sous la forme d’une histoire, dont l’auteur est Dieu, et non sous la forme d’un système philosophique. Le moment pourtant vint, et de bonté heure, où les chrétiens voulurent imiter les philosophes. Finalement Denys l’Aréopagite n’hésita pas à faire revêtir à l’image chrétienne les parures du néoplatonisme, sans se soucier de cette différence profonde ; il ne la sentit même pas. Ainsi l’image chrétienne se transformait avec lui en une image philosophique ; différente sur quelques points de celle du néoplatonisme, mais du même genre. L’apparition historique de Jésus devenait presque sans importance et la christologie se transformait en une doctrine sur le Verbe. Maxime sut suivre Denys seulement dans ce qu’il dit du mouvement concernant la sortie de Dieu et l’absorption en Dieu, dans ce qu’il dit surtout de la restitution des créatures. Il divise les êtres en quatre espèces : celui qui crée et n’est pas créé, c’est Dieu comme principe, celui qui crée et qui est créé, c’est le Verbe, celui qui ne crée pas et qui est créé, c’est l’homme, celui qui ne crée pas et qui n’est pas créé, c’est Dieu comme fin. Le salut est l’union des créatures avec Dieu ; le monde alors s’anéantit, ou plutôt le monde y compris le corps humain, se transforme en esprit. Jusqu’ici Maxime suit Denys, mais, sentant que la substance du christianisme, sa vérité comme sa grandeur est proprement son historicité, il sut la défendre de toute sa force, de sa vie même. Le monothélisme lui offrit une occasion très propice. Remontant jusqu’à l’arianisme, le monothélisme venait ébranler, pour une dernière fois, et remettre en question tout ce que l’Église avait pu fonder au sujet de la conception christologique. Les arguments pour ou contre se résument au fond dans le problème philosophique que voici : il s’agit de savoir si la volonté et l’opération sont propres à la nature ou à la personne. Sur quoi les monothélites avancent ce qui suit : le Christ étant une seule personne, un individu, ne peut avoir qu’une seule volonté et, par conséquent une seule opération. Deux volontés feraient deux Christs, de plus elles se contrediraient l’une l’autre. L’impeccabilité du Christ est mieux fondée, disent-ils, si nous nions en lui la volonté humaine, racine de tout péché. Ainsi l’âme humaine chez Jésus-Christ ne peut être conçue que comme un organe, un instrument mis en acte par l’impulsion de la divinité. Maxime, d’autre part, oppose aux monothélites la christologie du Concile de Chalcédoine, dont nous trouvons chez Cyrille d’Alexandrie la formule la plus nette : « Nous admettons, dit-il, en Jésus, le Fils unique de Dieu, un Dieu parfait, un homme parfait…, consubstantiel au Père en ce qui est de la divinité, consubstantiel à l’homme en ce qui est de l’humanité, puis qu’eut lieu l’union des deux natures. » Ainsi le Christ, ayant deux natures, a deux manières d’agir naturelles, une divine, une humaine, deux volontés et autant d’opérations et de connaissances. L’analyse philosophique et théologique que Maxime se voit obligé de faire, aboutit donc essentiellement à ceci : le principe de l’opération revient à la nature et non à la personne. C’est là une conception aristotélicienne et qui n’est pas la seule dans son œuvre. La pensée de Maxime, se débattant contre les monothélites, est dans la même direction que celle de Léonce de Byzance, dont il reprend la christologie, avec un ton personnel, dû â la position nouvelle du problème. Maxime est beaucoup plus versé que Léonce dans la pensée d’Aristote, il est aussi un scholastique, précurseur et source précieuse de Jean Damascène. Sa formation spécialement en logique et en psychologie est aristotélicienne ; le calque de la tradition logique de l’aristotélisme se retrouve aisément dans toutes ses démonstrations. Comme nous le voyons, les penseurs chrétiens reconnaissent de plus en plus qu’Aristote est de grande utilité à la systématisation du dogme.
Denys n’est donc pas le seul maître de Maxime ; à côté de lui il faut placer Aristote et les Pères de l’Église, en particulier Grégoire de Nysse, Léonce de Byzance et Évagre le Pontique. A Maxime revient le mérite d’avoir introduit dans la pensée chrétienne le néoplatonisme de Denys, mais, chose importante, sans pour cela sacrifier ce qui fait la substance du christianisme, savoir l’image historique. Monophysites et monothélites ne voyaient pas dans leur noble aspiration que le Christ historique risquait d’être dissous par l’abus de spiritualisation. Grâce à son attitude Maxime évita le quiétisme, qui découle de la nécessité naturelle et éternelle de l’image néoplatonicienne. Les moments d’initiative de l’image chrétienne appellent une activité énergique. L’amour, dit Maxime, est le chemin le plus court vers Dieu ; cet amour, loin d’être un état passif ou de s’opposer à la connaissance, fait, au contraire, un avec elle. Maxime, par cet accord, qu’il établit entre Denys et la doctrine traditionnelle de l’Eglise, exerça une influence qu’on peut difficilement exagérer. Disons seulement qu’il fut le maître le plus vénéré de l’ascétisme mystique chez les Byzantins et que, d’autre part, il fut avec Denys l’initiateur, par la voie de Jean Scot Érigène, de la spéculation mystique à l’Occident. Jean Scot Érigène l’appelle divin philosophe, omniscient, le plus éminent des maîtres, etc. Contemporain de Maxime, un peu plus jeune que lui, est Anastase le Sinaïte, qui vint continuer l’œuvre de Maxime et de Léonce. Son écrit principal, intitulé Odegos, manuel de conférencier, composé à l’intention de ses frères, n’est qu’un traité sur les termes et les catégories à employer et à bien utiliser pour être orthodoxe ; chose primordiale, car ce qu’est l’âme au corps, l’orthodoxie l’est à l’esprit. Il a été versé, de bonne heure, dans l’étude des termes, par son père ; il considère cette étude comme l’arme la plus efficace, après Dieu, contre les adversaires. Il se hâte, en vrai scolastique qu’il est, de poser que de deux moyens d’argumentation, à savoir les textes bibliques et les arguments réels, c’est-à-dire logiques, les plus décisifs et les plus vrais sont les seconds, puisque les textes bibliques peuvent être faussés. Qu’il s’arme donc, quiconque le peut, par des arguments réels contre les adversaires. Mais comme c’est le mauvais emploi des termes et des catégories aristotéliciennes qui mène aux hérésies, notamment au monophysisme, il faut, pour ne pas tomber dans l’erreur, faire la distinction capitale que voici : la tradition de l’Église ne suit pas en tout les termes philosophiques des Grecs ; elle a sa propre norme, la norme évangélique et apostolique. La conception immaculée, pour prendre un exemple, contredit et dément la définition des philosophes que les êtres contraires par nature, ne peuvent pas entrer en communion. C’est sous cette réserve capitale que la science des arguments réels est le fondement solide de toute connaissance logique. Les termes et les catégories aristotéliciennes doivent donc s’accommoder non pas aux fondements de la métaphysique d’Aristote, ou de n’importe quelle autre philosophie, mais bien aux fondements du christianisme. Cette attitude permet à Anastase de puiser dans Aristote abondamment, plus abondamment même que ses prédécesseurs, les termes et les catégories. Il procède à une analyse des termes suivant le principe que toute question est sujette à trois examens : il faut en donner la définition, l’étymologie et les différents aspects sous lesquels elle peut-être conçue. Ce principe lui fait accepter des étymologies très naïves ; ainsi thelema, dit-il, vient de theein lian ama (courir trop en même temps que la nature vers ce qu’elle désire !) et pater est le panta teron, qui veille à tout ! Attitude nettement scolastique ; elle ne cède devant rien dans sa volonté de faire dire aux choses coûte que coûte sa propre pensée. Le terme des termes est, dit-il, celui qui définit tout sans être lui-même défini par aucun ; ce terme des termes est Dieu. Dieu, l’ange et l’âme sont inconnaissables substantiellement à l’homme et ineffables. Il se rattache par là au mysticisme de Denys qui régit toute son anthropologie. L’intelligence logique est, d’après Anastase, la sensation contemplative d’une âme immortelle et intellectuelle ; elle est une vue incorporelle, qui parcourt l’univers, sans se fatiguer. L’opération propre à l’âme raisonnable est son intelligence qui veut, et raisonne, et se décide. Tout être intellectuel est parla même volitif; la volonté étant comme la respiration, comme la vie, de toute substance raisonnable. Cette faculté volitive doit être considérée sous les trois aspects suivants : elle est divine, naturelle et charnelle : en tant que naturelle elle est un mouvement intellectuel du côté volitif de l’âme, qui pousse l’homme vers ce qu’il désire ; en tant que charnelle elle est la déviation de l’âme, une déviation imbue de passion ; en tant que divine, enfin, elle est l’élan du désir intellectuel inné, qui, partant de la nature, va vers ce qui dépasse la nature. Cet élan vers ce qui dépasse la nature qu’est-ce sinon le désir de la déification ? Mais, prenons garde, la théosis (déification) nous dit Anastase, est l’ascension vers le meilleur, elle n’est ni une diminution, ni une altération de la nature. En d’autres termes par la théosis l’homme ne va pas cesser d’être un homme ; il deviendra seulement un homme parfait. A en juger par ce qui précède l’anthropologie d’Anastase ne manque pas d’être inspirée, malgré les termes usités, par des conceptions plus familières à Platon qu’à Aristote.