Sur le démon

Quelqu’un lui vint un jour en habit de séculier, portant certaines prémices de ses récoltes. Il trouve là un possédé, que tourmentait un démon des plus cruels. Celui-ci, plein de mépris pour les ordres et les adjurations de l’abbé Jean, témoignait qu’il ne quitterait jamais sa victime à son commandement. Mais, saisi de frayeur à l’arrivée de notre homme, il cria son nom avec grande révérence, et s’enfuit. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS

À cette nouvelle, le vieillard se sent ému d’une vive admiration. Devant le pauvre laboureur, il ne peut se retenir de proclamer publiquement son sentiment : Ce n’est pas sans raison que le démon qui l’avait méprisé, n’a pu tolérer la présence d’un tel homme. Il n’essayerait pas, quant à lui, d’imiter sa vertu, sans craindre pour sa chasteté ; et cela, non seulement dans le feu de la jeunesse, mais à l’âge qu’il a aujourd’hui. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ NESTEROS

Entre les frères charnels encore et faibles, le démon a tôt fait de semer la colère et la désunion à propos de choses viles et terrestres. Mais pour les spirituels, c’est par la diversité de sentiment qu’il fait naître chez eux la discorde. Telle est, sans aucun doute, la fréquente origine des disputes et des querelles que l’Apôtre condamne. (Cf. Gal 5,20). De celles-ci l’ennemi, envieux et méchant, prend ensuite occasion, afin de pousser à la rupture des frères qui n’avaient jusque là qu’une âme. Car elle est bien vraie, la parole du sage Salomon : «La dispute suscite la haine; mais pour tous ceux qui ne disputent point, l’amitié les protégera.» (Pro 10,12). Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH

Cependant, elles semblaient éclater comme la lumière auparavant, lorsque le démon nous les inspirait; et elles auraient facilement engendré la discorde, si le commandement des anciens, gardé par nous comme un oracle de Dieu, ne nous eût prévenus contre toute dispute. Ils ont prescrit, en effet, et posé comme une sorte de loi, que ni l’un ni l’autre ne devait plus se lier à son jugement propre qu’à celui de son frère, s’il ne voulait être abusé par la fourberie du démon. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH

Qui pourrait usurper une telle indépendance, sans courir à de mortels dangers ? Voyez saint Paul, en qui le Christ parlait, à ce qu’il déclare lui-même (Cf. 2 Cor 13,3). Il assure être monté à Jérusalem, uniquement en vue de communiquer aux autres apôtres, dans un examen privé, l’Évangile qu’il prêchait aux nations d’après la révélation et avec la coopération du Seigneur. Cet exemple est éloquent : la docilité aux règles que nous traçons, ne conserve pas seulement l’unanimité à la concorde; mais elle met encore à l’abri de toutes les embûches du démon, notre ennemi, et des pièges de ses illusions. Les Conférences: PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L’ABBÉ JOSEPH

Mais, si vous liez sa foi par quelque serment, soyez certain qu’il sera d’autant plus prompt à vous trahir. Car le démon se déchaînera contre lui avec plus de violence, afin de vous contrister ou de vous découvrir, et de lui faire au plus vite violer son serment. Les Conférences: SECONDE CONFÉRENCE DE L’ABBA JOSEPH

Celui dont le regard pénètre les secrets les plus cachés, ne permit pas qu’il fût plus longtemps victime de ses propres pénitences et du mépris des autres. Ce fuit l’auteur du crime, l’effronté voleur de son propre bien et le fourbe diffamateur de l’honneur d’autrui, qui publia lui-même la mauvaise action qu’il avait commise sans témoin. Il le fit par l’influence du diable, qui avait été aussi l’instigateur de sa faute. Saisi par un démon des plus cruels, il dévoila toute la trame occulte de ses adresses homicides; et le même qui avait inventé la perfide calomnie, s’en fit le dénonciateur. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

Secondement, tenons pour bien assuré que nous ne pouvons être en sûreté contre les orages des tentations et les attaques du démon, si nous plaçons la sauvegarde et l’espoir de notre patience, non dans la vigueur de notre homme intérieur, mais dans la clôture d’une cellule, l’éloignement de la solitude, la compagnie des saints, ou quelque autre soutien extérieur à nous. Si Celui qui a dit dans l’Évangile : «Le règne de Dieu est au-dedans de vous,» (Lc 17,21) ne fortifie notre âme par la vertu de sa protection, c’est en vain que nous nous flattons de vaincre les embûches des puissances de l’air, ou de les éviter par la distance des lieux, ou de leur fermer toute approche par le rempart d’une cellule. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

C’est là le fléau dont il est dit en figure par la bouche du prophète : «Voici que j’enverrai contre vous des basilics, contre lesquels il n’y a point d’enchantements, et ils vous mordront.» (Jer 8,17). Fort justement, le prophète compare au venin mortel du basilic la morsure de l’envie, dont le premier auteur et le prince de tout mal a péri lui-même, en faisant périr les autres. Meurtrier de soi-même, avant de verser le virus de la mort en l’homme qu’il jalousait, il fut la cause de sa propre ruine : «C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde,» dit le sage. Mais il ajoute : «Ceux qui se rangent à son parti, deviennent ses imitateurs.» (Sag 2,24-25). De même, en effet, que le démon, gâté le premier par cette peste, demeure inaccessible au remède de la pénitence, à tout traitement capable d’adoucir son mal; pareillement, ceux qui s’abandonnent aux mêmes morsures empoisonnées, excluent tout secours. Car, ce qui fait leur tourment, ce ne sont pas les fautes de celui qu’ils jalousent, c’est son bonheur. Rougissant dès lors de produire au jour la vérité, ils cherchent de vaines et absurdes raisons de s’offenser. Comme elles sont absolument fausses, et que d’ailleurs le mortel venin qu’ils ne veulent pas manifester reste caché dans leurs moelles, tout traitement devient inutile. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PIAMUN

Près de trois années s’écoulèrent dans ce labeur et cette humiliante sujétion après lesquels il avait soupiré, trois années de joie; lorsque survint d’aventure un frère de sa connaissance, parti de la même contrée de l’Égypte qu’il avait lui-même quittée. Celui-ci le reconnut sans peine et sur-le-champ; mais les vêtements dont il le voyait couvert, un office si bas le firent hésiter longtemps. Après l’avoir bien observé, tous ses doutes s’évanouirent, et incontinent il tomba à ses genoux. De prime abord, ce fut parmi les frères une grande stupeur; mais, lorsqu’il eut dit le nom de celui qu’il vénérait ainsi, nom que le bruit d’une sainteté si éminente avait publié jusque chez eux, l’étonnement fit place à la douleur. Ils ne pouvaient assez regretter d’avoir appliqué à des emplois si vils un homme de ce mérite, et de plus, honoré du sacerdoce. Pinufe, cependant, versait d’abondantes larmes, et imputait à la jalousie du démon la disgrâce de cette trahison. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA PINUFE

Néanmoins, chez les commençants, dont le corps n’a pas encore été réduit par le long travail du jeûne, ces illusions semblent parfois servir une autre manoeuvre. C’est précisément alors qu’il les voit appliqués à des jeûnes plus intenses, que le démon tente de mettre à bas tous leurs efforts. Voici, en effet, son calcul. Éprouvant qu’ils n’ont rien gagné pour la pureté du corps à jeûner si sévèrement, mais que l’attaque en est devenue, au contraire, plus violente, peut-être prendront-ils l’abstinence en horreur, et considéreront comme une ennemie la maîtresse de l’intégrité, la nourrice de la pureté. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE

Que de tels accidents sont dus parfois à la ruse du démon. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE

Que de tels accidents soient dus parfois à ruse du démon, voici qui le prouvera plus manifestement. Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE

Ainsi fut fait; et toute la pièce montée par le démon se découvrit. Car la vertu du Corps du Seigneur fit cesser immédiatement un accident devenu habituel… Les Conférences: DEUXIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉODOSE

C’est la coutume entre vendeur et acheteur : celui qui veut devenir la chose d’autrui, reçoit un prix de son acheteur, pour compenser la perte de sa liberté et l’abandon qu’il fait de lui-même à un esclavage perpétuel. Or, voilà exactement ce qui se passe entre Adam et le serpent. Adam reçoit le prix de sa liberté, en mangeant du fruit défendu. Dès lors, il renonce à la condition libre dans laquelle il était né, et choisit sans retour l’esclavage du démon, dont il a obtenu ce paiement fatal. De plus, ce pacte qui le lie, constitue un titre véritable qui engage par la suite et à jamais toute sa postérité dans la même servitude. D’un mariage d’esclaves, il ne peut naître que des esclaves. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

Si cette prière est véritable sur les lèvres des saints, comme il faut le croire sans l’ombre d’un doute, se rencontrera-t-il un homme assez entêté et présomptueux, assez enflé de la folle superbe du démon, pour se déclarer sans péché ? Ne serait-ce pas se croire plus grand que les apôtres ? Que dis-je ? Ce serait accuser le Sauveur Lui-même d’ignorance ou de légèreté. Car, ou bien Il ne savait pas qu’il pouvait y avoir des hommes exempts de dettes, ou Il a donné un vain enseignement à des gens qu’Il connaissait pour n’avoir nul besoin de ce remède. Les Conférences: TROISIÈME CONFÉRENCE DE L’ABBA THÉONAS

C’est parce que cette faculté est, selon toute apparence, plus faible chez vous que les autres qu’elle doit succomber la première aux attaques du démon. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM

Sachez-le, la ruse la plus subtile du démon, le piège le mieux dissimulé où il précipite les pauvres imprudents, consiste à leur ravir, tandis qu’il leur promet de plus grands biens, le gain nécessaire du progrès quotidien. Il leur persuade qu’ils devraient chercher des solitudes plus cachées et plus vastes, qu’il peint à leur imagination toutes fleuries des agréments les plus merveilleux. Mieux encore, il leur donne le mirage de lieux ignorés, inexistants; ils les voient, comme s’ils les connaissaient, ils se les imaginent tout prêts à les recevoir, abandonnés à leur discrétion; nulle difficulté à en prendre possession. Quant aux habitants, le menteur les représente traitables et faciles à conduire au chemin du salut : l’âme cueillera là-bas des fruits plus abondants. Mais, à la faveur de ces promesses, il ne veut que l’amuser et lui ravir le profit présent. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM

Que le moine écoute ce vain espoir : le voilà séparé de la société des anciens. D’autre part, toutes les chimères qu’il s’était formées dans son coeur s’évanouissent. Comme s’il sortait d’un profond sommeil, il ne trouve rien, en s’éveillant, de ce qu’il avait rêvé. Les exigences de la vie devenues plus grandes, des liens inextricables le tiennent comme dans un filet; et le démon ne lui laisse même pas le loisir de respirer, pour songer aux biens qu’il s’était promis. Il a voulu fuir les visites, rares et toutes pénétrées de l’esprit surnaturel, que lui faisaient les frères; et il est pris tous les jours dans la presse des séculiers. Jamais plus il ne retrouvera, même en un degré médiocre, le calme ni la régularité de la vie anachorétique. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM

La parole de notre Seigneur et Sauveur est parfaitement vraie : le témoinage de l’expérience peut nous en fournir une preuve facile. Il suffit d’entrer dans le chemin de la perfection de la manière qui convient et comme le Christ le veut, – de mortifier tous nos désirs et retrancher nos volontés mauvaises, – de ne point souffrir qu’il nous reste rien des biens de ce monde, qui donnerait prise au démon pour nous dévaster et déchirer selon soit bon plaisir, – plus encore, de comprendre que nous ne sommes point maîtres de nous-mêmes, et d’accomplir en vérité l’oracle de l’Apôtre : Je vis, non pas moi, c’est le Christ qui vit en moi (Gal 2,20). Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM

De là mille chaînes dont le démon nous tient attachés. La conséquence en est fatale : dès qu’il voudra nous séparer des joies spirituelles, il nous contristera par quelque diminution de notre avoir ou une perte totale. Car toutes ses ruses tendent à ce but : lorsque notre convoitise vicieuse nous aura rendu pesantes la douceur du joug du Sauveur et la légèreté de son fardeau, captifs ddes richesses que nous réservions pour notre repos et notre consolation, il nous torturera sans trêve avec les fouets des soucis terrestres, prenant en nous-mêmes de quoi nous lacérer. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM

Telle fut la conférence de l’abbé Abraham sur l’origine et le remède de notre illusion. Elle rendit en quelque sorte visible à nos yeux le piège caché dans les pensées que le démon nous avait suggérées, et en même temps alluma en nos coeurs le désir de la mortification. Les Conférences: CONFÉRENCE DE L’ABBA ABRAHAM