Saint-Thierry : DE LA NATURE DU CORPS ET DE L’ÂME (II)

{{L’existence de l’âme démontrée par l’éminente dignité de l’homme et sa supériorité sur le reste des créatures.}}

[707d] Au dire des philosophes profanes, l’âme est une substance simple, une forme [[Forme = species et non forma. L’expression {species naturalis distans a materia corporis} n’est pas ici une résonnance du concept hylémorphique aristotélicien. Guillaume, nous l’avons dit, cite ici Cassiodore.]] naturelle, distincte de la matière du corps auquel elle se trouve unie et dont elle anime les membres. Nos philosophes à nous, les docteurs ecclésiastiques, complètent cette définition. L’âme, disent-ils, est une substance [708d] spirituelle et d’un genre à part, créée par Dieu, vivifiante, raisonnable, immortelle, pouvant d’ailleurs se porter vers le bien ou vers le mal. C’est une substance d’une espèce particulière, précisent-ils. L’âme est, de fait, la seule substance spirituelle qui soit unie à un corps ou à une chair, pour en épouser les passions, [709a] participer à ses joies et à ses douleurs [[Le mot {propria}, « d’un genre à part », attire l’attention sur la différence spécifique : l’âme est une substance spirituelle, comme l’ange, mais, de plus, faite pour être unie à un corps.]]. La manière dont elle vivifie le corps est d’ailleurs merveilleuse et ineffable.

{{I. – L’homme, animal raisonnable.}}

{{{1° Le corps et la vie.}}}

Différents organes. – Les différentes parties de notre corps peuvent se répartir en trois groupes, suivant la fin qui leur est propre. Les unes entretiennent simplement la vie; d’autres améliorent cette vie; d’autres enfin ont pour fonction la conservation et la propagation de la vie. Trois organes sont à la base de la vie du corps humain, nous l’avons vu au cours de la précédente étude : Je cerveau, le cœur, le foie [[Guillaume est heureux de rencontrer chez un docteur ecclésiastique les théories physiologiques prônées par les naturalistes profanes. Il reprend donc certains points déjà traités dans le livre sur le corps, au reste dans un but tout différent. Il ne s’arrête aux merveilles, recelées par le corps humain, que pour nous faire toucher du doigt cette autre merveille qu’est l’âme. Remarquons encore qu’il ouvre son travail par les considérations mêmes sur lesquelles se ferme celui de Grégoire de Nysse.]]. La vie humaine ne se conçoit pas sans eux. Tous les autres organes s’ajoutent à ceux-ci comme autant d’adjuvants, pour assurer le bien-être de la vie. Tels sont les organes des sens et tous ceux qui font partie de l’organisme vital sans être pour autant indispensables à la vie de l’homme. [709b] Quelques-uns de ces organes, surajoutés par la nature, sont toutefois plus nécessaires, et les organes fondamentaux ne pourraient, sans leur concours, remplir leur office. Tels sont les poumons, l’estomac et quelques autres. Par l’insufflation de l’air extérieur, le poumon tempère le foyer cardiaque. Supprimez ce réfrigérant et le feu qui gît dans le cœur consumera cet organe et les organes voisins [[Idée étrange, comme tant d’autres, sur lesquelles nous ne nous attarderons pas.]]. L’estomac fait passer dans les entrailles la nourriture indispensable à l’entretien de la vie. A leur tour, ces organes secondaires reçoivent l’aide de plusieurs autres, qui en dépendent de façon intime.

On le voit, ce n’est pas d’un seul jet, par l’entremise d’un seul organe, que la force qui nous fait vivre découle en chacun de nous. La nature communique à une foule de parties les dispositions, les propriétés, nécessaires à la vie, et c’est l’âme donnée par Dieu qui, d’une manière à peu près impénétrable, unifie toutes ces parties en un tout indivisible.

[709c] {{{Leur agencement merveilleux.}}} – Passons sur tous les organes, aussi nombreux que variés, que la nature a inventés pour la garantie et le bien-être de la vie. Arrêtons-nous aux principaux, à ceux qui sont comme le fondement de la vie : le cerveau, le cœur, le foie. L’importance exceptionnelle du premier ressort du fait que la moindre lésion chez lui entraîne aussitôt la mort. L’enveloppe nerveuse qui le recouvre, ou, si l’on veut, la membrane qui le renferme, appelée par les Grecs hymen, est la source et la cause de tous les mouvements volontaires. Les nerfs qui en sortent font passer à travers le corps, par leurs ramifications, les incitations motrices dont la variété et la multiplicité, l’étonnante rapidité et l’aptitude au changement, [709d] assurent tous les mouvements du corps. Songez aux lévitations du cerveau, aux inclinations et élévations de la tête, à l’agilité des mâchoires, aux mouvements ultra-rapides des paupières et des yeux, à tout ce que font les mains. Songez à la marche, aux mouvements combinés des pieds et des jambes et à tant d’autres! Les nerfs se tendent et se relâchent, comme sous l’effet d’une espèce de machine. Un courant vital volontaire préside à tout. Mais toute incitation motrice [710a] a son siège dans le cerveau, d’où une espèce de courant la répand à travers les membres, suivant les besoins de la nature.

Le cœur n’est pas moins important. Que la chaleur naturelle qu’il produit vienne à s’éteindre, le corps se refroidit et la mort s’ensuit. Cet organe est donc lui aussi source et cause de la vie. Les artères qui en sortent et le réseau serré des veines qui s’y rattachent, transportent à travers le corps la chaleur et avec elle la vie. Pour entretenir ce foyer, la nature devait à tout prix lui fournir une nourriture (car il n’est pas donné au feu de subsister par lui-même : il doit être alimenté par une matière appropriée). Du foie, comme d’une fontaine, sortent donc des ruisseaux de sang. Par le ministère des veines, ils circulent avec la chaleur partout à travers le corps, empêchant qu’une ou l’autre chose, en s accumulant quelque part, ne tourne en affection morbide et ne corrompe la nature. Tout superflu, toute stagnation est, en effet, pour le corps, passion corruptrice [[Le rôle du sang est donc d’assurer, à travers tout le corps humain, cet équilibre des éléments dont il a été question au début du premier livre; supra, 696b-697a). – Le texte que nous venons de traduire est un bel exemple du littéralisme décevant de Jean Scot Erigène.]].

[710b] {{{Cet agencement merveilleux cache une autre merveille : l’âme.}}} – Cet agencement merveilleux des organes du corps humain, l’ordonnance et la discipline qui président à leur fonctionnement révèlent à notre raison l’existence de l’âme, force vive qui a pour objet d’entretenir la vie en nous et d’assurer le développement de nos différents organes. A vrai dire, cette existence s’entoure de quelque obscurité durant les premières années de l’homme. Elle se fait plus évidente à mesure que la nature croît, pour devenir tout à fait claire lorsque apparaît l’intelligence. L’artiste qui tire de la pierre la figure d’un homme sculpte d’abord grossièrement la forme de sa statue. Il passe ensuite au détail et moule les décors de cette forme. Ainsi procède en quelque sorte l’auteur de la nature, Dieu, créateur du corps et de l’âme : il forme l’homme à son image et à sa propre ressemblance; mais cette image est d’abord obscure; elle s’avère plus claire, plus parfaite quand Dieu a consommé son œuvre. Pendant la sculpture du corps qui doit [710c] lui servir d’instrument, l’âme livre donc une image d’elle-même en harmonie avec le sujet qu’elle est appelée à régir [[Littéralement (en grec et en latin) : « Ainsi, pendant la ciselure de l’instrument, en {te tou organon glyphe, in seulptura organi}, l’image de l’âme se montre en correspondance avec la matière du corps (plus exactement, avec ce qui se tient sous elle, ou ce qui lui sert de base), {to tes physis eidos kata ten analogian tou hypokeimenon, animæ species secundum subjecti analogiam præmonstratur} ».]]; elle se révèle imparfaite dans un corps inachevé, parfaite dans un corps adulte. Dès le début elle serait parfaite, si la malice du péché n’avait corrompu la nature jusque dans son origine. En raison même de cette corruption nous venons au monde comme des bêtes. Ce n’est en somme que sur le tard, après de longs et grands travaux, que l’image du Créateur peut briller à nouveau en nous. L’homme n’arrive à la perfection qu’en faisant un long détour par les puissances matérielles et bestiales de son âme [[Litt. : A travers les propriétés matérielles et bestiales de son âme, dia {ton hylikon kai zoodesteron tes psyches idiomaton per materiales et pecudales animæ proprietates} ». A l’origine, rien ne distingue l’homme de la plante et des animaux. Il n’a qu’une vie végétative et sensitive, c’est-à-dire qu’il n’est régi que par les puissances inférieures de son âme.]].

{{{2° L’âme et la vie.}}}

Supériorité de la vie humaine. – Qu’il rende grâces néanmoins [[Ce qui suit est emprunté au {De statu animale} de Claudien Mamert (I, 21, 1) jusque Quel qu’il soit… où c’est de nouveau Grégoire de Nysse qui parle. Claudien reprend la parole à Il y a vie, il n’y a pas d’âme pour céder définitivement la place (du moins dans cette première partie) à l’auteur du {De hominis opificio}, au passage Doués de mouvement…]], dans la mesure de ses forces, à Celui qui lui confère, dès l’aurore de son existence, la perfection de toute créature. Dieu en effet, dans sa toute-puissance, lui donne l’être avec les minéraux, la vie séminale avec les plantes et les herbes, la vie sensible ou animale avec les bêtes; et à tout cela vient s’ajouter la [710d] vie raisonnable qui est le propre des anges.

{{…sur la vie des plantes.}} – Quel que soit d’ailleurs le principe qui préside à la vie des plantes et la nature de ce qu’on appelle l’« âme » des animaux, il s’en faut de beaucoup pourtant que les herbes et les bêtes aient une âme réelle et qu’elles atteignent sur ce point à la dignité de la condition humaine. Dans les plantes apparaît bien certaine opération animale; mais cette opération ne va pas jusqu’au mouvement qui se produit grâce aux sens. Il y a vie, il n’y a pas d’âme. A cette vie, remarquez-le, concourent chacun pour leur part, tous les éléments. La terre intervient dans la consistance de la plante; il y a de l’eau dans sa sève; l’air préside à sa croissance, le feu à sa germination. Et comme il est assez rare que l’ordre de la nature permette l’union d’éléments extrêmes [711a] (= le feu, la terre), remarquez ce qui se passe. Après l’hiver et ses froidures, lorsque le mouvement du ciel amène le retour des astres, la chaleur qui vient d’en haut affecte l’air qui lui est proche par le lieu et par la nature. Mais l’air n’est inférieur au feu que dans la mesure où lui-même est supérieur à l’eau. Il attire donc cette dernière des profondeurs de la terre, par le moyen des racines et des rejetons des arbres. A son tour il est absorbé par le feu, ravisseur naturel de tous les éléments. Ainsi le feu attire l’air, l’air attire l’eau, l’eau attire la terre, tout comme nous aspirons de l’eau au moyen d’un fétu de paille. Que l’un de ces éléments, qui se fondent harmonieusement dans la vie d’un arbre, vienne à manquer ou à excéder, l’arbre tombe aussitôt malade et ne tarde pas à mourir.

[711 b ] {{…sur la vie des animaux.}} – Doués de mouvement et de sensibilité, les animaux sans raison ont une vie supérieure à celle des plantes et des arbres. Cette vie pourtant n’est point parfaite, étant dépourvue de raison et d’intelligence. Aussi bien, seule l’âme humaine, propre à toute activité, est-elle véritable et parfaite. C’est improprement que nous disons « animé » tout ce qui, en dehors de l’homme, a quelque part à la vie. Il ne s’y rencontre en effet aucune âme proprement dite, mais seulement telle opération d’activité animale – celle-là même précisément que nous trouvons dans l’homme à l’aurore de son existence. Les animaux sans raison, par exemple, sont entièrement livrés à leurs sens. Leur volonté est à la mesure de leurs sensations [[Tel ils sentent, tel ils veulent : {sensibus suis dedita, huc usque volentia}.]]. Leurs mouvements, leurs appétits sont plus violents que chez l’homme, car ce dernier a la raison pour maîtriser la tyrannie de ses sens. Imaginez un cours d’eau paisible barré soudain par un obstacle : il s’élance impétueux. Ainsi l’âme des animaux sous le choc des sensations [[On l’a déjà dit, les animaux n’ont que des réflexes. Leur réceptivité sensorielle, plus délicate que celle de l’homme, n’amène que des réactions, toujours les mêmes et nécessairement contraintes. En outre, ils sont esclaves de leurs instincts. Les actes qu’ils posent sont très sûrs, mais ils ont la brutalité des mouvements irréfléchis.]].

[711c] {{{L’esprit de l’homme, son indépendance vis-à-vis du corps qu’il anime.}}} – Tout autre est l’esprit [[{Spiritus, pneuma} ; c’est le seul endroit du traité où ce mot soit employé pour désigner l’âme elle-même. Dans d’autres de ses écrits (La lettre d’or en particulier), Guillaume appelle « {spiritus} » la partie supérieure de l’âme, celle qui préside en quelques sorte à la vie divine de l’homme, ou l’arae elle-même en tant qu’informée, possédée par l’esprit de Dieu.]] de l’homme. Il règne en maître sur les sens et il juge sur leurs impressions. Telle une reine siégeant au cœur de sa cité, dans une espèce de citadelle largement ouverte sur le dehors par les portes des sens, la raison s’y tient en permanence, dévisageant ceux qui se présentent, domestiques ou étrangers. Elle accueille les uns et les autres, sépare ceux-ci de ceux-là et donne à chacun la place qu’elle sait devoir lui convenir. Elle reconnaît sa parenté, distingue avec soin les familles, attribue enfin à chacune une demeure dans sa mémoire.

Une merveille que cet esprit [[{Animus}, nous jusqu’ici il n’a guère été question que de l’âme au sens générique, par opposition au corps; ou de l’âme en tant que principe de vie du corps et réceptrice des sensations, en un mot de la {psyche}, {anima}. Dans les pages qui vont suivre, il sera surtout question de l’âme en tant que raisonnable et faculté intellectuelle, de ce que saint Augustin appelait mens et que les anciens grecs, philosophes et Pères de l’Église, nommaient nous. Guillaume, à la suite d’Erigène, traduit ce mot par {animus} et cette terminologie se retrouve dans la plupart des écrits postérieurs au De anima.]] ! Par chacun des sens il se donne aux vertus qui en émanent, et par ces vertus il reçoit communication des connaissances acquises par les sens. Qu’il soit distinct du phénomène de la sensation, aucun homme réfléchi n’en pourrait douter. S’il se confondait avec lui, il ne pourrait partager, c’est clair, que l’activité d’un seul sens. Car l’esprit .[711d] est chose simple; il n’y a pas de parties enjui. Il répand sur une foule d’objets sa faculté de perception, elle-même divisée et multiple. Mais il est un dans la variété et varié dans l’indivision. Plus exactement, c’est parce qu’aucune diversité ne se rencontre dans un être simple, que l’esprit n’est pas autre quand il touche, autre quand il sent, autre quand il goûte et ainsi de suite [[Nous avons ici une réfutation directe des théories platoniciennes, relatives à la pluralité d’âmes dans le composé humain. L'{animus est « simplex et incompositus »} en dépit de la multiplicité des phénomènes dont il est l’agent ou le réceptacle. Il ne se confond pas pour autant avec les vertus ou esprits qui président aux phénomènes naturels, lesquels, nous l’avons vu ailleurs, ne sont que ses instruments (cf. supra 702c et note complémentaire.]].

Vous percevez toute la distance qui sépare la sensibilité de l’homme raisonnable de celle de l’animal stupide?…

{{{Comment se représenter l’union de l’âme et du corps.}}} – Il faut encore rejeter la théorie sans fondement et purement conjecturale de ceux qui prétendent enfermer la puissance intellectuelle dans quelqu’une des parties du corps. Certains situent dans le cœur la vertu maîtresse [[{To hegemonikon}, expression reprise des Stoïciens, souvent employée par Origène et Grégoire de Nysse pour désigner la partie dirigeante de l’âme ou l’âme en tant que faculté maîtresse, nous, désignant l’âme comme puissance intellectuelle; traduite ici {par principatum}, ailleurs {par principale ou principale cordis vel mentis}, par ex. dans Commentaire sur le Cantique, l. c., 522a.]]; d autres prétendent, au contraire, que le [712a] cerveau est le siège de l’âme; et chacun d’appuyer sa thèse par des conjectures d’ordre naturel. Réservons ces conjectures pour des questions d’ordre purement naturel et physique! La vérité est que l’âme règne sur toutes les parties du corps, en vertu d’un pouvoir mystérieux et d’une union ineffable avec chacune d’elles. Ceux qui tiennent pour le cœur s’abriteront peut-être derrière l’Ecriture : « Dieu scrute les cœurs » [[Psaume VII, 10, et Jérémie, XVII, 10.]], diront-ils. Mais à cela nous répondrons, avec la même Ecriture, qu’il a scrute également les reins » [[Ibidem. Voici d’ailleurs le texte complet : Ps. VII : « Affermis le juste, ô Dieu, toi qui sondes les cœurs et les reins ; Jérémie : «Le cœur est rusé plus que toute chose et corrompu : qui le connaîtra ? Moi, Yahweh, qui sonde les egeurs et qui éprouve les reins.]]. Celui qui se souvient du cœur et qui n’oublie pas les reins a placé, ce n’est pas douteux, la substance intellectuelle ou bien dans l’un et dans l’autre, ou bien dans aucun des deux… En fait [[Du chapitre XII du {De hominis opificio}, Guillaume passe au chapitre XV, pour revenir peu après au chapitre XII, rattachant et combinant admirablement les textes.]], l’auteur de la nature a entouré de mystère l’union de l’âme et du corps. Ineffable, incompréhensible est la rencontre de ces deux substances. L’âme n’est pas intérieure au corps, car ce qui est incorporel ne saurait tenir dans un corps, non plus qu’être enfermé par lui; pas davantage elle ne se rencontre à l’extérieur de ce même corps, en vertu d’une même loi [[L’âme n’est pas « noyée dans le corps, « immergée dans la matière, et le corps, de son côté, ne « baigne » pas dans l’esprit. Le double concept de contenant et contenu est tout ce qu’il y a de plus inadéquat pour solutionner le problème de l’union de l’âme et du corps.]]. Le rapprochement dans l’homme de l’esprit et de la matière s’opère donc d’une manière suprarationnelle, inintelligible. Tout ce qu’on peut considérer, c’est que, l’âme étant unie à une nature physique, elle opère dans cette nature et autour de cette nature; qu’elle ne se rencontre ni à l’intérieur, comme si elle était enveloppée par la matière; ni non plus à l’extérieur, comme si elle l’enveloppait; qu’enfin, d’une certaine manière, indicible et incompréhensible, elle s’adapte parfaitement aux besoins de cette nature [[Litt. « Est tout à fait perméable à la nature, {omnino naturæ per meabilis est}, se laisse traverser par elle. »]] sans rien perdre de son énergie [de puissance intellectuelle].

{{{Le corps est l’instrument de l’âme.}}} – Ainsi donc, il n’y a pas lieu de localiser la nature intellectuelle dans je ne sais quelle partie du corps : elle est partout tout entière. Il ne faut pas la situer au fond de quelque cavité, comme si l’affluence de chair ou d’autre matière organique la contraignait d’y chercher refuge. Elle opère dans tout le corps et ce dernier est pour elle comme un [712c] instrument de musique [entre les mains d’un artiste]. La comparaison va jusque-là : lorsqu’un instrument de musique répond à sa destination, les musiciens peuvent en faire usage pour l’exercice de leur art. Au contraire, lorsqu’il est abimé, usé par l’âge ou détérioré, on le relègue en quelque coin et plus un son ne s’en échappe. L’artiste [auquel il appartient] ne perd rien de son génie pour autant. Ainsi en va-t-il de l’âme. Elle a reçu le corps tout entier à la façon d’un instrument et elle en « touche » les divers organes par les opérations intellectuelles qui lui sont propres. Que ces organes soient normalement constitués : les impulsions de l’âme y trouvent un fidèle écho. Qu’ils soient malades au contraire, et son activité se ralentit aussitôt en eux ou même disparaît tout à fait.

C’est parce que le corps de l’homme se trouve être l’instrument de l’âme que la nature a pris soin d’adapter sa contexture aux besoins de la raison, et cela en toutes choses. Prenons un exemple.

{{Un exemple : les mains auxiliaires de l’esprit.}} – Voyez les mains attachées au corps. Vous ne trouverez rien de tel chez l’animal sans raison [[Il y a longtemps qu’Anaxagore de Clazomène a démontré et expliqué la supériorité intellectuelle de l’homme par la possession de la main. Aristote, lui faisant écho, a vu dans la main l’organe des organes, parce que l’homme peut, grâce à elle, se fabriquer une foule d’instruments et, de la sorte, donner libre cours à la fécondité de son intelligence. Le point de vue de notre auteur est manifestement différent.]]. Remarquez bien maintenant la répercussion notable sur la configuration générale et la vie du corps humain, de cette simple adjonction. Toutes les bêtes – vous le savez – ont les [712d] membres antérieurs pourvus de pieds, l’homme seul a des mains. Multiple est la destination que leur assigne la nature. Nombreux les usages qu’on en fait dans la paix comme dans la guerre. Mais, avant tout, ce sont des auxiliaires de l’intelligence et il est clair que la nature en a doté notre corps poussée par une nécessité de raison. Supposez l’homme dépourvu de mains. Il ne pourra se sustenter que dans la mesure où sa bouche imitera celle des quadrupèdes dans sa configuration. Le cou d’abord va s’allonger, pour que la bouche soit à même de prendre à terre la nourriture. Les narines prendront la forme de celles des animaux brutes. Devant la bouche feront saillie, destinées à sectionner les aliments, des lèvres lourdes et épaisses, dépourvues de toute grâce. Les gencives auront la résistance et la rudesse de celles des chiens et des autres carnivores. La même carence entraînerait la disparition [713a] d’une voix formée et articulée. En effet, transformée comme on a dit, la bouche ne serait plus apte à l’émission d’un pareil son. L’homme devrait bêler, mugir, aboyer, émettre quelque cri de bête…

{{{La parole et l’écriture.}}} – Mais les choses n’en sont point là! Servie par la main, la bouche passe au service de la raison, par suite au service de l’esprit, substance incorporelle et spirituelle. Un don, que ne partagera jamais aucun animal, s’ajoute à l’âme raisonnable : la faculté d’extérioriser, par la parole, sa pensée intime, et cela même en touchant, à la façon d’un « plectre » [[{ina plektrou diken, ut plectri instar; plectre}: sorte d’archet pour instrument à cordes.]], les parties de la bouche reliées à l’appareil vocal. Supposons quelque musicien, habile dans l’art de chanter, qui vient à perdre la voix. Il veut pourtant faire entendre telle mélodie qu’il a conçue. Comment s’y prend-il? Il emprunte des voix étrangères. Par la flûte ou par la lyre extériorise son art. Ainsi en va-t-il de l’esprit, générateur de toute science. Incorporel, incapable de [713b] s’exprimer directement lui-même dans un langage corporel, il parvient à manifester les mouvements de son intellect par le moyen des sens du corps. Une autre prérogative, digne de la raison, revient encore aux mains. C’est n’est pas un mince privilège donné à l’intelligence que de pouvoir s’exprimer par les mains, grâce à l’écriture. Nos mains prononcent en quelque sorte les éléments du langage, fondus, ramassés, pressés dans les lettres que nous traçons.

Ainsi la bouche et les mains sont au service de l’intelligence. Les mains écrivent pour les absents, ou ceux qui viendront après nous. La bouche, avec plus d’aisance et de rapidité, exprime tout ce que lui suggère intérieurement la raison.

Chassé des poumons par la trachée-artère, le souffle vocal frappe et comprime cette dernière et mue en voix [713c] l’air qu’elle renferme. Continuant son chemin, véhiculé par les « cerceaux » de la trachée, qui vibrent sous son action et jouent le rôle des parois d’une flûte, le même souffle s’élève jusqu’à la bouche. Là, les mâchoires, les dents, la langue, imitant la forme d’un « plectre », le transforment en sons variés, avec une grande rapidité, suivant les besoins du moment. Enfin les lèvres, s’ouvrant et se fermant tout à tour, remplissent le même rôle que les doigts du joueur de flûte : d’un ensemble de sons confus, ces doigts tirent une seule mélodie, suivant ce qu’ils laissent échapper, par les ouvertures de l’instrument, du souffle né à l’intérieur, telle est l’origine physique et naturelle du langage; mais la dispensation des mots revient en propre à la raison.

{{{Conclusion.}}} – Si, comme on le disait plus haut, un lourd et pénible office incombait aux lèvres de l’homme à propos des aliments, l’âme, qui est muette en soi, ne serait plus en état de faire valoir sa raison par le mécanisme du langage. Muets les uns vis-à-vis des autres, nous perdrions la faculté de nous montrer raisonnables. Mais les mains ont pris sur elles de porter la nourriture [713d] à la bouche. Libérée de cet office, la bouche a donc pu se mettre au service de la raison et s’adapter en conséquence à un emploi beaucoup plus noble. Par la parole, l’esprit manifeste ses impressions intérieures et il perçoit celles du dehors par le ministère des yeux, des oreilles et des autres sens. Son étonnante capacité en fait comme le rendez-vous de toutes les choses de ce monde, le carrefour de toutes les idées. Il a ses « poinçons » pour noter sur la tablette de sa mémoire ce qui l’intéresse davantage. Telle chose recueillie avec soin se grave plus profondément; telle autre ne fait l’objet que d’une attention furtive et son souvenir n’a qu’un temps.