Olivier Clément: Cristianismo Bizantino

Dans l’histoire de l’orthodoxie, en effet, le XIVe siècle a une importance analogue à celle du ive. Au ive siècle, dans la perspective de proclamation christologique qui était alors la sienne, l’Église a manifesté sa vérité proprement axiale, celle de la Trinité. Un millénaire plus tard, au terme d’une longue méditation sur la participation de l’homme à la vie trinitaire, l’Église va expliciter le caractère incréé de la lumière thaborique, des « énergies » divines qui jaillissent du Père par le Fils, dans le Saint-Esprit, pour déifier l’humanité et transfigurer l’univers. Au cycle christologique des huit premiers siècles a succédé, pour reprendre une conception de Vladimir Lossky, un véritable cycle pneumatologique, en partie contre l’addition latine du Filioque au Symbole de la foi, et contre les systèmes filioquistes de la scolastique occidentale1. En partie seulement, car la pneumatologie byzantine est essentiellement positive, et finit même, au xive siècle, par englober les positions latines en les rectifiant. Mettant l’accent sur la seconde partie du célèbre adage patristique « Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir dieu », la Byzance spirituelle a repris les grandes proclamations

christologiques sous un angle nouveau: celui de leur intériorisation personnelle dans le Saint-Esprit – non point individualisme inspiré, mais authentique « ecclésiophanie ». Avec la synthèse palamite, l’expérience spirituelle la plus libre s’enracine définitivement dans l’institution sacramentelle tout en la purifiant par une véritable réforme intérieure.

Cette réforme du xive siècle non seulement a permis à l’orthodoxie grecque et balkanique de traverser victorieusement la domination ottomane, non seulement elle a structuré toutes les créations authentiques de l’Église russe, mais elle a rendu inutile, dans l’Orient chrétien, la réforme du xvie siècle. C’est son patrimoine spirituel qui ressurgira avec le renouveau orthodoxe des xixe et xxe siècles. Et, je le répète, dans ses ultimes dimensions, la synthèse palamite reste pour nous prospective : avec sa réconciliation du « protestant » et du « catholique », de l’ontologique et de l’existentiel, du personnel et du cosmique.

Cette grandiose création chrétienne de la dernière Byzance a échappé à beaucoup d’historiens. Analystes d’une décadence, ils enregistrent sans l’expliquer (du moins dans ses aspects chrétiens, essentiels) la « renaissance des Paléologues » et se bornent à souligner, dans le dernier stade de la culture byzantine, une opposition exaspérée des « mystiques » et des « humanistes ». Deux grands courants, en effet, traversent le Moyen Âge grec : d’une part, un parti monastique et populaire de « zélotes », de « spirituels », qui mettent l’accent sur la transcendance de l’Église et le caractère eschatologique du Royaume de Dieu et donc s’opposent fréquemment et farouchement à l’État (lorsqu’il intervient dans les affaires de l’Église) et à la culture profane. D’autre part, des « modérés », des « humanistes », attachés à la culture hellénique qui connaît des « renaissances » périodiques, à l’État qui la défend – et dont l’attitude est souvent celle d’Européens modernes… Est-ce, comme on le suggère facilement, l’opposition d’un Orient et d’un Occident ? Ce serait conclure bien vite. Les spirituels « hésychastes » (silencieux2 ), s’ils ne sont pas sans continuité, par leurs techniques de concentration, avec certaines profondeurs de l’Asie, sont fondamentalement pénétrés du sens biblique de la personne qui transforme cette continuité en polarité. Les « humanistes » ont la nostalgie du « chaldaïsme », d’un syncrétisme oriental. Mais surtout, la synthèse chrétienne réalisée par la dernière Byzance est si puissante qu’elle fait éclater cette opposition : le renouveau hésychaste, loin de se borner à des méthodes spirituelles, entraîne, à partir de l’« unique nécessaire », une réforme totale de l’Église, devient cultuel, partant culturel. Un Nicolas Cabasilas et les maîtres de la renaissance des Paléologues portent témoignage d’un humanisme chrétien ou plutôt, dans la lumière du Christ transfiguré, d’un divino-humanisme, ce « théandrisme » dont la philosophie religieuse russe du xxe siècle a retrouvé la vocation. Certes les dissociations sont venues vite, sans doute parce que la synthèse palamite était trop vaste pour des temps de repliement. Mais le germe – préservé par le « silence » des contemplatifs – a été fidèlement transmis jusqu’à nous par l’orthodoxie. Qui sait si la rencontre qui s’ébauche aujourd’hui entre la théologie des énergies divines et un Occident tenaillé par la nostalgie du « milieu divin » ne permettra pas enfin l’illumination par la gloire thaborique des abîmes qu’ouvrent autour de nous et en nous notre science et notre angoisse ?


  1. Sur le schisme et ses aspects pneumatologiques, voir L’Essor du christianisme oriental (de Photius au Concile de 1285) du même auteur, chez le même éditeur. 

  2. Du grec hesychia, silence, paix – de l’union avec Dieu.