Erôs et Agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations. Aubier, 1944
Chapitre premier – L’Agapè.
I – L’ « Agapè » et la communion avec Dieu.
2. — L’originalité de la communion chrétienne avec Dieu.
On peut observer aux heures décisives de l’histoire religieuse, au moment où jaillit un élément nouveau, que bien que l’on ait conscience des réalités qui apparaissent, on reste attaché aux valeurs anciennes déjà données. Ce n’est pas aussi extraordinaire qu’il peut sembler à première vue. C’est le signe que les transformations réellement importantes sont d’origine interne et que la vie nouvelle brise progressivement les formes anciennes pour s’en créer de nouvelles. La Réforme en est un exemple. Luther ne prétend pas fonder une nouvelle Eglise. Il reste fidèle, aussi longtemps qu’il le peut, à l’Eglise ancienne. Ce n’est que sous la pression des événements que son action réformatrice aboutit à la création d’une Eglise nouvelle et indépendante.
Mais le plus bel exemple nous est offert par l’apparition du christianisme. Il y a en lui quelque chose d’absolument nouveau et, cependant, le contact avec l’ancien état de choses se trouve maintenu. Jésus ne se présente pas comme le fondateur d’une nouvelle religion; et pourtant le christianisme s’oppose au judaïsme dont il est issu, comme une religion nouvelle et de nature différente. Jésus se meut au milieu des formes créées par la piété de l’Ancien Testament. Loin de lui de vouloir les supprimer. Il n’est pas venu pour abolir la Loi et les prophètes, mais pour les accomplir. Il n’est pas venu pour annoncer un Dieu nouveau. Son Dieu est celui de l’Ancien Testament, le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Tout son effort tend vers ce seul but : amener les hommes à communier avec ce Dieu. Et c’est précisément sur ce point qu’apparaît l’élément nouveau et décisif. Jésus ne veut pas apporter de, nouvelles conceptions ou de nouvelles idées de Dieu, mais une nouvelle communion avec Lui. La nouveauté réside dans ce qu’il y a de plus intime dans la vie religieuse, à savoir dans la communion avec Dieu. Pour reprendre l’image dont s’est servi Jésus (Matth., 9, 17), c’est le vin nouveau qui fait rompre les vieilles outres, et le christianisme naît du judaïsme comme une religion absolument nouvelle. La communion chrétienne avec Dieu est entièrement différente, par sa nature, de cette même communion telle qu’elle existait dans le judaïsme. Ceci explique que malgré leurs liens historiques, leur union et leur parenté, le christianisme et le judaïsme sont foncièrement différents. En quoi consiste donc l’originalité de la communion chrétienne avec Dieu ?
« Je ne suis pas venu pour appeler les justes, mais les pécheurs. » (Marc, 2, 17.) Par ces mots, Jésus bouleverse radicalement l’ordre tout entier des valeurs juives. Il est difficile d’imaginer une thèse attaquant plus violemment les idées traditionnelles. Que l’on se représente les sentiments qui se liaient, chez les Juifs, à la notion d’homme « juste ». A l’opposition qui sépare le juste et le pécheur, le pieux et l’impie, se rattachait un jugement de valeur bien déterminé. A ce sentiment naturel vient s’ajouter un puissant facteur religieux. Le juste aime la Loi de Dieu et cette Loi l’ennoblit. La piété régie par la Loi, telle qu’elle était pratiquée dans l’Ancien Testament, ne s’identifie pas à un légalisme formel. Un lien étroit unit l’homme pieux à la Loi. Le juste n’éprouve pas, en face d’elle, un sentiment de contrainte, mais un sentiment d’intime solidarité. Il trouve son plaisir dans la Loi de l’Eternel et, s’il l’accomplit, il prend de la valeur et se rend agréable à Dieu. Il se trouve dans l’état d’âme que nous rencontrons dans le Psaume I : « Heureux l’homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants, qui ne marche pas sur la voie des pécheurs et qui ne s’assied pas en compagnie des moqueurs, mais qui trouve son plaisir dans la Loi de l’Eternel et qui parle d’elle jour et nuit. Il est comme un arbre planté près d’un courant d’eau, qui donne son fruit en sa saison et dont le feuillage ne se flétrit point. Et tout ce qu’il fait, réussit. Il n’en est pas ainsi des méchants : ils sont comme la paille que le vent dissipe. C’est pourquoi les méchants ne restent pas dans l’assemblée des justes. Car l’Eternel connaît la voie des justes; et la voie des pécheurs mène à la ruine. » Entre le juste et le pécheur se trouve ainsi tracée une limite qui, au regard de Dieu et des hommes, est absolue.
Et voici que Jésus vient renverser tout cela; il mange et boit avec les péagers et les pécheurs et déclare : « Je ne suis pas venu pour appeler les justes, mais les pécheurs. » A ceux qui avaient été élevés dans la piété régie par la Loi, cela dut apparaître comme l’attaque la plus violente dirigée contre le fondement de la religion et de la morale. Ce n’était pas seulement un dogme isolé qui était mis en cause; cette attaque visait l’essence même de la piété régie par la Loi et atteignait, par là, le sentiment le plus profond de la valeur de la religion traditionnelle. Cette attaque se trouve encore aggravée du fait que Jésus ne présente pas ce renversement des valeurs comme l’effet d’un sentiment personnel, mais qu’il lui donne un fondement religieux objectif. Ce n’est pas lui seulement, mais Dieu qui juge ainsi. Quand Jésus appelle les pécheurs, il ne le fait pas en vertu de sa propre autorité. Au contraire, c’est pour cela qu’il a été envoyé. Rattachant ce renversement des valeurs à la conscience qu’il a de sa vocation, il le fonde par là-même en Dieu. Il agit ainsi en Son nom. Son action est une image de celle de Dieu. Celui-ci cherche le pécheur et veut le recevoir dans Sa communion. La communion avec Dieu n’est pas une communion régie par la Loi, mais par l’amour. La position de Dieu à l’égard de l’homme n’est pas caractérisée par la justitia distributiva, mais par l’agapè, non par la justice qui punit et récompense, mais par l’amour qui donne.
Deux conceptions différentes de la communion avec Dieu se trouvent en présence ici. Et ce conflit était d’autant plus inévitable qu’on prenait les choses plus au sérieux. Quand, dans les Evangiles, nous voyons Jésus lutter sans trêve contre les Pharisiens, il ne s’agit pas d’une rivalité banale. Les Pharisiens prenaient leur cause au sérieux et s’élevaient contre ce qui était, à leurs yeux, une offense non seulement à l’ordre légal humain, mais surtout à l’ordre légal divin, donc à la majesté de Dieu. Leur lutte est une protestation de la communion régie par la Loi contre la communion régie par l’amour.
Il ne faut pas, cependant, concevoir l’opposition des rapports de l’homme avec Dieu dans la communion régie par la Loi et dans la communion régie par l’amour, comme si l’amour divin ne tenait aucune place dans l’ordre juridique de l’Ancien Testament. C’est le contraire qui est vrai. Dans le judaïsme, il est souvent question de l’amour de Dieu. Celui-ci est le Dieu de l’Alliance et, comme tel, il est aussi le Dieu d’amour. La fondation de l’Alliance et l’institution de la Loi sont les expressions les plus élevées de son amour. Mais, par là, il a également lié son amour à l’Alliance et à la Loi. « La grâce (amour) du Seigneur dure d’éternité en éternité pour ceux qui le craignent, et sa justice pour les enfants des enfants de ceux qui gardent son alliance et se souviennent de ses commandements pour les accomplir. » (Ps., 103, 17 et ss.) Ceux qui craignent Dieu, donc les justes et non les pécheurs, sont l’objet de son amour. Cet amour atteste la fidélité de Dieu à l’Alliance malgré l’infidélité de l’homme, à condition toutefois que celui-ci revienne à cette Alliance [[Deut, 7, 6-10. Ce texte, datant de l’exil, est particulièrement intéressant parce qu’il atteste que l’amour de Dieu pour Israël n’a’ d’autre motif que Sa propre volonté et Sa promesse. Cette citation nous montre également avec netteté la distance qui sépare cet amour de l’agapè du Nouveau Testament.]. Mais il y a loin d’ici à l’amour de Dieu qui appelle le pécheur. Cet amour-là ne trouve point de place dans le cadre de la communion régie par la Loi; il y apparaît comme un blasphème.
Pour comprendre le sens de l’idée d’agapè, il faut examiner de plus près la nature de cette communion nouvelle avec Dieu. Quelle est la cause de ce renversement des valeurs, de cette transformation de la communion avec Dieu ? Pourquoi sont-ce précisément les pécheurs qui sont appelés ? L’idée ancienne qu’une bonne conduite nous rend agréables à Dieu et nous permet d’entrer dans Sa communion, est si naturelle qu’elle paraît se passer de démonstration. Or, Jésus renverse radicalement ce rapport naturel et fait en sorte que les pécheurs bénéficient de la communion avec Dieu, et que les justes en sont exclus. On est donc amené, bon gré mal gré, à se demander la raison de ce renversement surprenant. N’est-elle qu’un simple changement de valeur fondé sur une façon de sentir différente ? Est-ce un refus inopiné opposé à un ordre de valeurs autrefois admis ? Ou bien, la nature du pécheur renferme-t-elle quelque chose qui lui donne, devant Dieu, plus de valeur qu’au juste ? Cette dernière explication a trouvé de nombreux partisans. Il est intéressant de voir comment l’un d’eux expose son point de vue. Adressons-nous donc au penseur catholique Max Scheler. Il est de ceux qui ont le mieux compris le sens de l’idée chrétienne l’agapè. Quand il traite du « ressentiment dans la morale », il s’efforce d’expliquer pourquoi le pécheur est meilleur que le juste. Son explication est la suivante : « Le pécheur notoire confesse toujours le mal qui est en son âme. Je ne songe pas seulement à une confession orale devant un tribunal, mais aussi à une confession devant soi-même, à la confession par l’acte auquel a aboutit la volonté coupable. La faute qu’il confesse peut être un péché grave. Le seul fait qu’il confesse qu’il est déjà pécheur, quand son cœur est coupable, loin d’être mauvais, est bon ! Il purifie son cœur et enraye la progression du mal qui s’attaque toujours plus profondément à la personne de celui qui refoule au-dedans de soi les mauvais désirs… C’est pourquoi il vaut mieux, au regard de Dieu, pécher et se repentir — la repentance n’a-t-elle pas son origine dans le péché commis, dans la mesure où il doit être confessé ? — que refouler les désirs coupables, ce qui corrompt le cœur de l’homme ; cette corruption peut parfaitement aller de pair avec la conscience d’être bon et juste… devant la Loi. C’est pourquoi il est dit qu’ « il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur que pour raille justes », et que : « Celui qui n’a pas grand besoin de pardon, n’a pas non plus beaucoup aimé. »
Comme on le voit, Scheler n’est pas précisément heureux dans ces citations. Mais là n’est pas le plus grave. Le pire est que le raisonnement, dans son ensemble, porte à faux. On cherche en vain, dans les Evangiles, la moindre preuve que Jésus ait enseigné que l’homme « purifie son cœur et enraye la progression du mal » en laissant libre cours au péché, et que l’accomplissement de l’acte coupable empêche le mal « d’attaquer plus profondément la personne ». Jésus n’a jamais considéré le mal comme quelque chose qui n’atteint l’homme que superficiellement. Bien au contraire, pour lui, le péché a ses racines dans le fond du cœur de l’homme. « C’est du dedans, c’est du cœur de l’homme que proviennent les mauvaises pensées, les impudicités, les vols, les meurtres, etc. Toutes ces choses mauvaises viennent du dedans et souillent l’homme. » (Marc, 7, 21 et ss.) Jésus ignore qu’il y ait dans le pécheur une partie profonde qui ne serait pas touchée par le péché et que l’homme conserverait intacte du fait qu’il se libère de ce péché, pour ainsi dire, en l’extériorisant. Scheler résume la pensée de Jésus en disant que « le pécheur qui commet le péché vaut mieux que celui qui ne pèche pas et dont le désir coupable se tourne vers l’intérieur et corrompt son être ». Force est de déclarer que cette interprétation est improvisée, qu’elle n’a rien de commun avec la réalité et que Jésus la réfute lui-même clairement. Il est certain que, lorsqu’il appelle les pécheurs, telle n’est pas sa pensée.
Où se trouve l’erreur de cette conception ? Elle est d’abord, dans la manière de poser le problème. “Dieu aime le pécheur : serait-ce que celui-ci est meilleur que le juste ? à quel point de vue ? En posant le problème de la sorte, on aboutit aux raisonnements erronés dont nous avons donné un exemple et d’après lesquels le péché a, tout au moins, l’avantage d’amener le pécheur à reconnaître son état véritable et à se libérer de ces péchés en l’extériorisant. Or, la présupposition que l’on considère ici comme évidente, est loin de l’être. Dieu aime le pécheur. Faut-il en conclure que le pécheur vaut mieux que le juste ? Dieu aime-t-il nécessairement les meilleurs ? On pressentait déjà, dans l’Ancien Testament, que l’amour de Dieu n’est pas lié à la valeur et à la grandeur de son objet. « Ce n’est pas parce que vous surpassez en nombre tous les peuples, que l’Eternel s’est attaché à vous et vous a choisis; car tu es le moindre de tous les peuples; mais c’est parce qu’il vous a aimés. ».(Deut., 7, 7.) On n’osait pas, certes, appliquer une telle déclaration aux rapports de Dieu avec le pécheur et avec le juste. Or, Jésus franchit ce pas. Selon lui, l’amour de Dieu est souverain en ce domaine également. En s’adressant au pécheur, Dieu révèle, d’une façon éclatante, Sa souveraineté. La communion avec Dieu, en tant que communion régie par l’amour s’amoindrit et s’affaiblit si l’on en recherche le fondement dans l’idée que le pécheur vaut mieux que le juste. Chercher un motif à l’amour divin, revient à le nier. La communion avec Dieu conserverait le caractère d’une communion régie par la Loi et Dieu aimerait celui qui, par sa qualité, serait plus digne que tout autre de son amour. Le renversement des valeurs, opéré par Jésus, ne renfermerait alors rien d’essentiellement nouveau. Jésus aurait simplement découvert que ceux qui semblent valoir le moins, ont, en réalité, une valeur cachée, et tiré les conséquences de cette découverte en ce qui concerne la communion avec Dieu. Il n’aurait pas révélé une nouvelle communion. L’amour de Dieu, enfermé dans le cadre d’un ordre légal, aurait simplement choisi un objet plus digne.
Pour enlever à la communion chrétienne avec Dieu et à l’idée chrétienne de l’amour leur valeur spécifique, on ne saurait procéder d’une manière plus captieuse qu’en faisant de l’amour de Dieu pour les pécheurs — expression qui désigne de la façon la plus frappante cette communion nouvelle avec Dieu — un cas particulier de la communion ancienne, régie par la Loi. L’originalité de la communion chrétienne avec Dieu consiste, au contraire, en ce qu’elle se fonde exclusivement sur l’agapè divine. La qualité, bonne ou mauvaise, de ceux qui sont l’objet de l’amour divin, n’entre plus en ligne de compte. A la question : pourquoi Dieu nous aime-t-il ? il n’y a qu’une réponse juste : parce qu’il est amour.