Hugo Rahner, Mythes grecs et mystère chrétien. Traduction de Henri Voirin. Paris: Payot, 1954
Fulget crucis mysterium,
Le bois sur lequel s’appuie Tirésias, c’est la croix. Et le mystère de lumière qui lui ouvre ses yeux aveugles, c’est le baptême.
Ce que nous avons présenté dans les exposés faits jusqu’à maintenant était peut-être par trop théorique ou même (cela pourrait facilement laisser cette impression) par trop apologétique. Cependant la précision avec laquelle nous avons opposé le mystère chrétien et le mystère antique, afin de pouvoir plus facilement ensuite les mettre en rapports, visait seulement à se mettre au service d’une méthode assurée et produit maintenant ses fruits, alors que nous nous préoccupons maintenant de revivre, en les célébrant, le mystère de la croix et du baptême dans la profondeur de leur contenu chrétien et la beauté de leur vêtement grec. « Le mystère de la croix étincelle » chantait jadis Venantius Fortunatus [[Carmen II, 6 (Vexilla Régis prodeunt) : Analecta Hymnica 50 (Leipzig 1907), 74.]] et son chant résonna par toute la liturgie jusqu’à nos jours.
Pour saisir plus profondément ce que le Chrétien antique entendait par son mystère de la croix, nous devons encore un peu nous retourner vers ce qui a été acquis dans les exposés théoriques. Le mystère chrétien est le « Drame de la vérité » : le décret de salut dissimulé dans les profondeurs de Dieu se révèle dans la crucifixion du Christ, et, dans le voile qui couvre sa vie, se cache l’insondable mysterion tes eusebeias (I Timothée, 3, 16). C’est pourquoi tout ce qui se produit alors dans l’évolution historique de cette œuvre de salut, c’est-à-dire dans l’Église, prend sa part de ce caractère de mystère : tout y est à la fois ouvert et caché, et sous le voile de ce qui est simplement visible et sans complication se cache l’insondable sagesse de Dieu, qui devient seulement révélée à la fin des temps, la sophia en mysterion (I Corinthiens, 2,7). C’est ainsi que l’Église est elle-même un mysterion mega (Ephésiens, 5,32) parce que son être maintenant révélé permet de lever le voile sur le secret indiqué dans Adam et Eve (Gen. 2, 24) : mais c’est justement par là que l’Église elle-même est, de nouveau, dans sa forme historiquement perceptible, le voile d’un secret qui se découvre seulement sous le jour eschatologique, à savoir de l’union intime de sa vie avec le Christ (cf. Colossiens, 1, 27), union dont jaillira un jour la doxa qui agit déjà secrètement maintenant.
Cette nature du mystère chrétien peut se lire alors avant tout dans l’événement décisif du salut : la crucifixion de Dieu. C’est dans cet événement que le chrétien antique voit, depuis saint Paul, le mystère de toute la création. La mort du Christ sur la croix est sans que l’on enlève quoi que ce soit de son inexorabilité et de sa dureté historiques, et même par elles et à cause d’elles, un mystère, qui embrasse, en influençant l’avenir et le passé, le devenir entier du monde. Est mystère chrétien (afin d’utiliser la toute dernière expression spécialisée) « le décret de Dieu, antérieur au monde et caché au monde, mais ouvert aux Pneumatiques, qui est accompli en la croix du Kyrios tes doxes et qui enclôt en lui la glorification des fidèles. Avec cette empreinte, l’idée présente sa claire dépendance à l’égard de l’idée apocalyptique de la fin du judaïsme et son éloignement par rapport à celle des cultes des mystères et de la gnose. En tant que mysterion tou Theou l’histoire de la crucifixion et de la glorification du Christ est enlevée à la mainmise de la sagesse temporelle et caractérisée comme une histoire préparée dans la sphère de Dieu et mise en accomplissement… Du fait que le mysterion de Dieu s’accomplit dans le Christ, la création et l’achèvement, le commencement et la fin du monde sont rassemblés en lui et extraits de leur propre domaine de science et de réalisation. Dans la révélation du mystère divin, les temps arrivent à leur fin (Ephésiens, I, 10). Mais dans l’idée de mysterion il ne faut pas seulement entendre que l’on désigne un déroulement historique échappant aux lois de devenir et de science intérieures au monde et qui s’accomplit selon le décret secret de Dieu, mais aussi que ce déroulement historique s’accomplit dans le monde. Dans le mystère, une vérité céleste pénètre dans le domaine de l’ancien Éon : le Kyrios tes doxes meurt sur la croix que les Archontes du monde ont dressée. C’est dans la croix que se révèle le contraste entre la sagesse jusqu’alors cachée de Dieu et la sagesse des puissances — destructeur pour celles-ci, mais apportant le salut à ceux qui croient au Kerygma [[En ce sens Bornkamm dans G. Kittel : Theologisches (Wörterbuch zum Neuen Testament, IV, Stuttgart 1942, p. 826.]]. » Il est maintenant de grande importance, afin de comprendre le mystère de la croix, de se rapporter encore une fois à la structure fondamentale de chaque mystère et de la souligner — et cela nous semble être plus important pour l’intelligence du « mystère naturel » de la religiosité antique que ce qu’il y a de proprement cultuel et rituel. « Le secret de chaque vrai et grand mystère n’est-il pas peut-être d’être simple ?» a dit avec bonheur K. Kerényi [[Einführung in das Wesen der Mythologie, p. 248.]]. La simplicité du symbole qui est celle de la vie primitive, l’épi, l’arbre qui bourgeonne, l’ablution, l’union des sexes productrice de vie, la lumière et l’obscurité, la lune et le soleil, tout cela déjà veut trouver dans le mystère naturel, du fait de la simplicité définitive des choses qui se comprennent d’elles-mêmes, l’expression la plus appropriée pour exprimer l’arrheton et l’aneklaleton de ce qui est pensé très profondément dans le symbole mystérieux. Mais cette structure fondamentale se répète aussi, quoique sur un tout autre plan et avec un contenu divin différent dans le mystère de la croix. Mort humaine, agonie, sang et blessure du cœur ; la forme primitivement simple de la croix aux pièces « croisées » ; tous les événements historiques de la mort et de la résurrection du Seigneur, racontés avec une humble simplicité, c’est là ce qu’il y a de peu d’importance, de scandaleux et de fou ; de petit et de faible (Ire Corinthiens, 1, 24-25) dans la mort sur la croix du « Seigneur de Gloire » (Ire Corinthiens, 2, 8). Mais, c’est justement là-dedans que, s’enveloppe le mysterion et c’est par le symbole qui paraît de faible importance que nous voyons la majesté qui contient le monde entier. Justin le Philosophe dit en un endroit que les païens nous accusent, nous chrétiens, de folie, parce que nous avons osé placer un homme crucifié à côté du créateur du monde entier. Mais ils n’ont parlé ainsi que « parce qu’ils ne comprenaient pas le Mysterion qui réside dans cet homme crucifié [[Apologie I, 13 (Otto I, p. 42).]] ». Et l’un des plus vieux hymnes provenant du Christianisme primitif et qui nous a été conservé par un fragment de Melito de Sardes, chante ainsi :
Quel est ce nouveau mystère ?
L’invisible est contemplé et n’en a point de honte,
L’insaisissable est saisi et ne s’en indigne point,
L’impassible souffre et ne se venge pas,
L’immortel meurt et ne s’y refuse pas.
Quel est ce nouveau mystère ? [[Melito de Sardes, Fragment 13 (Otto IX, p. 419). Traduction allemande dans : E. Hennecke, Neutestamentliche Apokryphen (2e éd.), Tubingen 1924, p. 598.]] »
Si donc nous commençons maintenant à parler du « Mystère de la croix », cela ne peut avoir que le sens suivant : que nous chercherons avec soin à pénétrer dans le monde auguste de pensée des chrétiens antiques, dans lequel, en considérant la croix de peu d’importance, la croix scandaleuse, la croix folle, ils apercevaient la splendeur qui s’y cachait, la doxa au sens paulinien qui, rayonnant de la croix contient tous les Éons et unit en elle, comme un point brillant qui illumine, aussi bien la création que la totalité de l’œuvre de salut de Dieu. Nous pouvons répartir la matière de ce que les sources de l’antiquité chrétienne ont à dire à ce sujet en deux points : la croix comme mystère cosmique (I) et la croix comme mystère biblique (II).
I
Le regard du myste chrétien éclairé par la foi monte de la croix sur laquelle le créateur du monde et le Logos est mort, vers le ciel étoile, où Hélios et Séléné décrivent des cercles, entre dans les structures les plus profondes de la disposition du cosmos, pénètre les lois constitutives des corps humains, et jusque dans les formes des choses quotidiennes qui sont à son service : et tout partout il voit, imprimée dans toutes choses, la forme de la croix. La croix de son seigneur a pour ainsi dire enchanté le monde entier. La forme de la croix est pour lui tout d’abord le schème fondamental imprimé au Cosmos par Dieu (qui depuis le tout premier commencement voyait secrètement toujours la future croix de son fils), la loi de construction du monde. Les deux grands cercles du ciel, l’équateur et l’écliptique, qui se coupent sous forme d’un « chi » couché et autour desquels tourne dans un rythme merveilleux toute la voûte du ciel étoile, deviennent pour le regard chrétien la croix du ciel. Ce que Platon dans le Timée a écrit, le prenant dans l’antique sagesse pythagoricienne [[Timée 36 BC — Cf. à ce sujet le commentaire d’O. Appelt, Platons Dialoge, Timaios und Kritias, Leipzig 1922, p. 159 sqq.]], au sujet de l’âme du monde qui se révèle sous forme du « Chi » céleste, cela le Chrétien antique ne le lit que comme une intuition qui se fit jour chez les païens et concernait le Logos constructeur du monde, lequel, pendu à la croix, contient le cosmos et le fait dépendre du mystère de la croix. W. Bousset nous a présenté cette spéculation sur la croix dans un bel article publié sous le titre : «L’âme du monde chez Platon et la croix du Christ [[Zeitschrift fur neutestamentliche Wissenschaft 14 (1913) p. 273-285.]]. »
Déjà Justin applique le mot de Platon au fils de Dieu, et même s’il ne l’indique que brièvement, il est hors de doute que, par derrière, se rencontre l’idée, qui lui était familière, que le « Chi » céleste est un symbole préfiguratif de la croix [[Apologie I, 60, 1 (Otto I, p. 160).]]. Chez saint Irénée, cela est introduit dans sa profonde théologie concernant la récapitulation que réalise la croix de tout le devenir cosmique et biblique : « Lui, qui par l’obéissance à la croix a effacé sur le bois l’ancienne désobissance, est lui-même le Logos du Dieu tout puissant, qui nous pénètre tous en même temps d’une présence invisible, et c’est pourquoi il embrasse le monde entier, sa largeur et sa longueur, sa hauteur et sa profondeur. Car c’est par le Logos de Dieu que toutes choses sont conduites selon l’ordre et le fils de Dieu est crucifié en elles cependant qu’il a apposé à toutes son empreinte sous la forme de la croix. Il était donc juste et approprié qu’en se rendant lui-même visible il imprimât à tout ce qui est visible sa communauté dans la croix avec tout. Car son action devait montrer dans les choses visibles et dans une forme visible qu’il est celui qui illumine les hauteurs, c’est-à-dire le ciel, qui atteint jusque dans les profondeurs et dans les fondements de la terre, qui étend les surfaces depuis l’orient jusqu’au couchant et qui étale les lointains depuis lé Nord jusqu’au Sud et qui appelle de partout tout ce qui est dispersé à connaître son père [[Epideixis I, 34 (Traduction allemande du texte qui n’a été transmis qu’en arménien chez S. Weber, Bibliothek der Kirchenväter, IV, Kempten-Munich 1912, p. 607).]]. » C’est là un des textes les plus classiques de l’antiquité chrétienne sur le mystère de la croix. Le faible signe de la croix est la somme et la manifestation visible de tout le devenir cosmique, car la nature de toutes choses doit aussi être englobée dans le drame de la rédemption du monde par la croix, et dans les quatre dimensions des bois perpendiculaires de la croix le Chrétien antique voit, reprenant l’audacieuse pensée de la parole de saint Paul (Éphésiens, 3, 18), les quatre dimensions du Cosmos représentées comme par un symbole mystique. La croix est la « récapitulation » de l’œuvre de création, c’est-à-dire le résumé, le signe simple, le symbole sensible de quelque chose d’inouï, — et justement du mystère. Saint Irénée a résumé cela brièvement dans son ouvrage contre la Gnose par les mots : « Le vrai créateur du monde est le Logos de Dieu, c’est notre Seigneur, qui dans les derniers temps est devenu homme. Quoiqu’il soit dans le monde, il embrasse de manière invisible tout ce qui a été créé et toute la création porte son empreinte, parce qu’il est le Verbe de Dieu qui dirige et ordonne tout. Et c’est pourquoi il est venu sous une forme visible vers ce qui lui appartient et il est devenu chair et il a été accroché à la croix de façon à y « résumer » en soi l’Universum [[Adversus haereses V, 18, 3 (Harvey II, p. 374 sq.).]]. »
C’est à partir de là que part et passe par toute la littérature chrétienne antique un hymne ininterrompu sur le mystère cosmique de la croix et sur les mains étendues et ouvertes du Logos, qui, du haut de la croix embrasse le monde entier et l’emmène à son père. Il est impossible même de ne présenter dans la multitude de ces chants de louange que ce qu’il y a de plus beau [[Ils ont été rassemblés presque tous dans les trois in-folio aujourd’hui encore inépuisables de J. Gretser : De sancta cruce, Ratisbonne 1734 ; Cf. aussi O. Zöckler, Das Kreuz Christi, Religionshistorische und kirchlicharchäologische Untersuchungen, Gütersloh 1875.]]. Golgotha est le point central du Cosmos autour duquel le grand tout tourne dans un tourbillon divin. « Dieu a ouvert ses mains sur la croix pour embrasser les limites de l’Œcuméné et c’est pourquoi ce mont Golgotha est le pôle du monde », prêche saint Cyrille de Jérusalem à ceux qui veulent se faire baptiser à l’endroit historique de la mort sur la croix (Catechesis 13, 28). Et Grégoire de Nysse exalte la croix comme l’empreinte cosmique qui est apposée au ciel et dans les profondeurs de la terre [[Oratio de resurrectione — Catechesis magna 32.]]. C’est ensuite en particulier la religiosité byzantine dans laquelle l’intelligence cosmique du mystère de la croix continue à exister. « O Croix, réconciliation du cosmos, lit-on dans un de ses panégyriques, délimitation des étendues terrestres, hauteur du ciel, profondeur de la terre, lien de la création, étendue de tout ce qui est visible, largeur de l’Œcuméné [[André de Crète, In sanctam Crucem.]]. » Mais c’est déjà pour les Chrétiens latins de Rome et de l’Afrique un antique héritage théologique. Hippolyte de Rome loue au commencement du IIIe siècle (c’est-à-dire au beau milieu du commencement de « mystérisation » de l’Occident sous les Empereurs syriaques), le mystère cosmique de la croix dans des paroles franchement enivrées — nous les donnerons comme le plus beau témoignage à la fin du présent exposé [[Cf. aussi De Antichristo 61.]]. Lactance, le Cicéron chrétien, écrit : « Dieu, dans sa souffrance, ouvrit les bras et embrassa le cercle de la terre de façon à faire comprendre alors déjà que, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil un peuple futur viendrait se rassembler sous ses ailes [[Divinae institutiones IV, 26, 36.]]. » Et Firmicus Maternus oppose dans un célèbre chapitre le bois de la croix au bois symbolique des mystères antiques et voit en lui le mystère cosmique : « Le signe d’une croix de bois maintient la machine du ciel, renforce les fondements de la terre, conduit les hommes qui y sont suspendus vers la vie [[De errore profanarum religionum 27.]]. » Et, c’est aussi dans la mystique latine que cette louange de la croix cosmique a continué à sonner jusqu’à une date avancée du moyen âge [[Sous la conduite de saint Augustin qui parle souvent des dimensions cosmiques de la croix. Cf. Richard de Saint Victor, Honorius Aug. Thiofrid von Echternach.]]. C’est à partir de cette base que nous comprendrons une multitude de pensées et d’images, qui développent encore le secret cosmique de la croix. De même que la croix est la somme de la loi constructive du monde, de même elle apparaîtra, à la fin des temps de la terre, visible dans le ciel comme le grand signe lumineux qui précédera la venue du Christ transfiguré. Déjà on pourra interpréter dans la Didaché en ce sens un mot qui a été très discuté [[Didache 16,6 (Funk I, p. 36, Z. 12).]]. A la fin des temps apparaîtront « les signes de la vérité : tout d’abord le signe de l’extension au ciel, ensuite le signe des trompettes, et enfin la résurrection des morts. » Ce semeion ekpetaseos en ourano est la croix, sur laquelle Christ a étendu ses bras pour embrasser le Cosmos. Le Syrien Ephrem chante à ce sujet un de ses hymnes : « Lorsque le Christ apparaîtra venant d’Orient, alors paraîtra avant lui la croix comme une enseigne devant le Roi [[Th. J. Lamy, S. Ephraem Syri Hymni et Sermones II Mecheln 1886, p. 407, Z 3-6 ; Kyrillos Jer. Catechesis 13, 41 : « Avec Jésus la croix redescendra du ciel car l’enseigne (tropaion) marchera devant le roi. » Cf. aussi W. Bousset : Der Antichrist in der Tradition der alten Kirche, Göttingen 1895, p. 154 sqq.]]. » Et aujourd’hui encore, dans la liturgie latine de la fête de l’exaltation de la croix, on louange le mystère eschatologique du monde par les mots : « Hoc signum crucis erit in cselo, cum Dominus ad judicandum venerit. » Car la splendeur du temps qui apparaîtra le dernier jour révélera seule totalement le mystère de la croix. « In te universa perficis mysteria », dit Léon Le Grand (Sermo 59,7) en parlant de la croix. Le secret eschatologique de la croix transfigurée agit cependant déjà dans cette vie temporelle puisque le Chrétien antique exprime dans la liturgie le paradoxe mystique de la « joie sur la croix » et de la « victoire dans la mort » durant la fête de l’« Exaltatio crucis ». Le contenu de cette fête du mystère est la réjouissance anticipée sur la victoire finale de la croix [[Cf. à ce sujet O. Casel, Das christliche Festmysterium ; Paderborn 1941, 102-106, p. 206-214.]] — et c’est en cela que la forme de cette fête est et est restée jusqu’à nos jours purement grecque. « Car tout mysterion pour le Grec c’est l’éternité dans le temps », dit une Russe pleine d’esprit [[M. Lot-Borodine. La grâce déifiante des sacrements d’après Nicolas Cabasilas, Revue des Sciences phil. et théologiques 25 (1936), p. 315.]]. Le mystère de la croix flamboie — et, par les liturgies de l’élévation de croix byzantine et romaine passe un son qui rappelle les vers de la Sibylle Chrétienne :
la terre ne te gardera pas;
non, tu verras la demeure du ciel
lorsque ton œil de feu lancera des éclairs, oh ! Dieu [[Oracula Sibyllina VI, 26-28 (GGS p. 132).]]. »
De même que dans la croix le premier début de l’édification du monde et la fin du devenir mondial s’unissent, de même se reflète dans toutes les choses et toutes les dimensions de ce monde visible d’apparences le mystère de la croix. Dans les actes apocryphes de saint André, l’apôtre prononce, en allant au-devant de sa croix, une sorte d’hymne à la louange du mystère cosmique, qui se dissimule dans la figure du bois de la croix :
« Je connais ton mystère, ô Croix, au nom duquel tu as aussi été dressée. Car tu es solidement fixée dans le monde pour y fixer l’instable. Et tu atteins jusque dans le ciel pour montrer le Logos qui vient d’en haut. Tu es étendue vers la droite et vers la gauche afin de chasser la terrible puissance ennemie et de rassembler le monde. Et tu es solidement enfoncée dans la profondeur de la terre, afin de relier ce qui est sur la terre et sous la terre au ciel. O Croix ! outil de salut du Très-Haut ! O Croix ! Signe de la victoire du Christ sur ses ennemis ! O Croix ! plantée dans la terre et qui portes ses fruits dans le ciel ! O nom de la Croix, qui enclos en toi le monde entier ! Salut à toi, ô Croix ! puisque tu contiens le monde dans sa totalité. Salut à toi, ô Croix ! qui as donné à ton informe apparence extérieure une forme remplie d’intelligence [[Martyrium Andreae 19 (Lipsius-Bonnet, Acta Apostolorum apocrypha II, 1, Leipzig 1898, p. 54, Z. 23, sqq.).]]. »
Dans ce que l’on nomme les Actus Vercellenses, un récit du martyre de saint Pierre qui a subi très profondément l’influence gnostique, ce mystère cosmique est relié de manière curieusement profonde au mode de mort de l’Apôtre crucifié : il est cloué à la croix, la tête en bas, et en cela le récit de ce martyre voit un symbole de la chute pré-cosmique où l’homme primordial tomba dans le péché en s’y précipitant la tète la première, et ce péché, au sens de la Gnose, c’est l’existence corporelle. Un aspect platonicien vient se mêler ici à ces mythes du pré-homme que nous connaissons par Hippolyte dans le Poimandres et la prédication des Naasséniens [[Cf. à ce sujet R. Reitzenstein, Poimandres, p. 242 sqq.]] ; mais on y voit luire en outre la conviction chrétienne qui a trait au péché originel d’Adam, lequel n’est réparé que sur la croix — et c’est justement en cela que réside le mystère de la croix, en ce fait que c’est en elle que l’humanité, pour ainsi dire, se tourne vers une autre direction, une direction céleste, et s’arrête dans sa chute. C’est pourquoi ces actes font parler ainsi l’Apôtre qui est suspendu à la croix.
« Oh ! Nom de la Croix, mystère caché. Oh ! Grâce inexprimable, qui s’exprime avec le nom de la Croix. Oh ! Nature humaine, qui ne pourra plus être séparée de Dieu… Connaissez maintenant le mystère de toute la création et le commencement de toutes choses, tel qu’il a été. Car le premier homme dont je porte la race dans ma forme, est tombé la tête vers le bas [[Actus Vercellenses 37, 38 (Lipsius, Acta Apost. apogr. I, p. 92-94).]]. »
La croix est pour le Cosmos tout entier la mekane (C’est ainsi qu’Ignace d’Antioche nomme à un moment la croix) [[Lettre aux Ephésiens 9,1 (Funk I, p. 220, Z. 12).]], de la remontée au ciel et son signe mystique peut être vu dans le cosmos tout entier. Cette recherche et cette énumération des symboles se rattachant à la croix dans la nature inanimée, dans la nature humaine, et même dans les œuvres de la production technique et quotidienne, fait partie du trésor primitif de la symbolique chrétienne et tout cela n’est compréhensible que si on le rapporte à l’idée fondamentale du mystère de la croix. Dans tout, il y a la croix : dans la forme du corps humain, lorsque celui qui prie étend ses mains ; dans le vol des oiseaux ; dans les instruments de l’agriculture ; au mât des navires avec leurs antennes déployées en forme de croix. Tout est en secret mysterion tou staurou. Déjà au IIe siècle, cette symbolique se rencontre toute formée chez Justin : « Contemplez donc tout ce qu’il y a dans le Cosmos et demandez-vous si cela peut exister ou durer sans la figure de la croix. La mer ne peut être traversée si le Tropaion, c’est-à-dire la vergue, ne se tient pas en bon état sur le navire. La terre n’est pas cultivée sans la croix, ceux qui la fouillent et les artisans n’accomplissent pas leur tâche sans des instruments qui ont cette forme. La forme du corps humain ne se distingue de la forme des animaux dépourvus de raison par rien d’autre que ce fait qu’elle se tient debout et peut étendre les mains… Oui, même les images habituellement utilisées chez vous, Païens, font connaître la puissance du signe de la croix : je pense aux enseignes de guerre et aux tropaia avec lesquels vous avancez partout quand vous partez en guerre [[Apologia I, 55 (Otto I, p. 150 sqq.)]]. » A quel point cette symbolique était répandue dans l’Église primitive, nous le voyons par des textes semblables qui se rencontrent chez Tertullien [[Apologétique 16, 6-8.]] et chez Minucius Félix [[Octavius 29, 6, 7.]]. Et au ve siècle encore (en laissant de côté une multiplicité de documents que nous avons présentés plus en détail dans un autre développement), Maxime de Turin prêche ses fidèles en utilisant la multitude de ces images : « Grandiose est le mystère de la croix ! Car c’est dans ce signe que le cercle entier de la terre sera sauvé. Un symbole de ce mystère est donné par la voile qui pend au mât, comme si elle était le Christ qui a été élevé sur la Croix. Et lorsque le bon paysan s’apprête à labourer le sol de son champ : voyez, il ne peut l’accomplir qu’avec l’image de la croix. Même le cercle du ciel est formé selon la forme de la croix. Et l’homme lorsqu’il s’avance, lorsqu’il lève ses bras : il décrit la forme de la croix, et c’est pourquoi nous devons prier avec les bras étendus, afin d’imiter nous-mêmes, par l’attitude de nos membres la souffrance de notre Seigneur [[Homilia 50, De cruce Domini. ]]. » C’est ainsi que le regard et la pensée et la prière du Chrétien antique sont tout entiers remplis de ce mystère bien aimé de la croix, et c’est certes même un point de vue décisif pour l’intelligence de l’art chrétien primitif et de ses symboles. La simplicité apparemment malhabile des symboles cruciaux peints et griffonnés des catacombes, la simplicité primitive des orantes qui prient, tout cela constitue, justement parce que c’est simple, un mystère. L’homme antique possède pour sentir l’opposition quasiment dialectique entre le symbole, d’une petitesse méprisable, du dessin ou du geste, et le contenu extraordinaire qui s’y cache, pour cette « tension de mystère » (si toutefois nous pouvons ainsi nous exprimer) un sens encore totalement vivace. C’est la raison pour laquelle il est précisément nécessaire en ce qui concerne le mystère de la croix que dans les symboles choisis pour sa représentation sensible, cette tension devienne perceptible. La croix est ce « bois mesquin, auquel les hommes confient leur âme » (Sagesse, 14, 5), le faible bateau qui cependant s’en va seul sur la mer sauvage, la petite rame de bois qui conduit le navire tout entier : « sauvant le cosmos entier avec ce bois misérable », dit Grégoire de Nazianze [[Oratio 4, 18 ; Oratio 43, 70.]]. C’est la même pensée, essentielle pour la structure de base du mystère chrétien antique, que Grégoire de Nysse [[Catechesis magna 36.]] expose en un endroit avec sa finesse authentiquement grecque qui lui fait sentir le paradoxe divin du mystère du salut ; ce qu’il y a de merveilleux à voir consisterait justement en ce qu’un tel mystère se serait accompli « en un temps si étroitement petit » de trois jours. Car le mystère de la croix est justement la grandeur de la sagesse de Dieu que l’on peut apercevoir dans la folie du symbole de peu d’importance.
C’est là que réside enfin aussi le motif le plus profond pour lequel l’antiquité chrétienne a vu dans le mystère de la croix la victoire remportée sur tous les mystères païens. Le Chapitre, dans lequel Firmicus Maternus oppose le bois de la croix aux usages cultuels des mystères, nous l’avons déjà rencontré : « La vie de l’homme devrait être attachée au bois de la croix et ainsi être entourée par le cadre d’une perpétuelle immortalité [[De errore prof. rel. 27, 1.]] » : telle est l’influence de ce mys-terium crucis. Un Grec inconnu du ive siècle oppose la croix et cet Hélios qui dans les derniers temps était le Dieu suprême de tous les mystères. Mais maintenant, se réjouit-il, Hélios est vaincu par la Croix : « et l’homme, que le soleil créé au ciel ne pouvait instruire, voyez, il est maintenant tout entouré par les rayons de la lumière du soleil de la croix et (dans le baptême) il en est tout illuminé [[Ps. Athanasius, De passione Domini.]] ». Et, l’orateur, ensuite s’évade dans une sublime louange du mystère de la croix : « Oh ! cette sagesse véritablement divine ! O Croix ! outil qui nous élève au ciel (mekane ouranios). La croix a été plantée, et voyez, la croyance aux idoles a été anéantie. Ce n’est pas un bois ordinaire, mais un bois dont Dieu se “servit pour vaincre. Bois et lance, et clous et mort ; c’est le vêtement où naît la vie éternelle, et c’est de là qu’est né le deuxième homme. Oh ! Merveille paradoxale ! » Ce n’est plus la plainte malheureuse sur la mort d’Adonis, ce n’est plus la réjouissance sur la résurrection de l’amant de Vénus qui remplit maintenant les villes — Origène [[Selecta in Ezechiel.]] et encore Cyrille d’Alexandrie [[Comment. In Isaiam 2.]] nous renseignent à ce sujet — mais la plainte sur la croix et la joie pascale du nouveau mystère. « Dans ce signe unique de la Croix les paroles magiques des Cabires ont trouvé leur fin, et dans la force de cette humble et simple parole, qui s’en allait par le cercle entier de la terre, les hommes ont eu le mépris de la mort et ils ont commencé à penser l’immortel » dit saint Athanase [[Oratio de incarnatione Verbi (que nous avons condensée dans une certaine mesure) 47.]]. Le Christ crucifié est le « véritable Orphée » qui a été chercher l’humanité, sa fiancée dans les profondeurs du sombre Hadès — le Orpheus Bachikos ainsi que le nomme une célèbre représentation de la croix provenant de l’antiquité chrétienne et portée sur un cylindre de fer [[Cf. à ce sujet, Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne XII (Paris 1936) sp. 2735-2755, Représentation de la croix orphique id. Fig. 9249 — A. Boulanger, Orphée, rapports de l’Orphisme et du Christianisme, Paris 1925, p. 7.]]. Et le Moyen-Age en eut une dernière intuition, lorsqu’il chanta dans un hymne sur le mystère de la croix :
un serpent d’airain a jadis
calmé la douleur des mordus ;
afin de la libérer dans un lien suprême
notre Orphée a combattu et regagné
la fiancée sur l’abîme le plus profond [[Poète inconnu (XIIe siècle) sur la séquence de Pâques : « Morte Christi celebrata ». Texte dans A. Mai, Nova Patrum Bibliotheca, I, 2 Rome 1852, p. 208. Traduction en allemand par Fr. Wolters, Hymnen und Sequenzen, Berlin 1914, p. 156.]]. »
II
Dans ce mystère cosmique de la croix on peut déjà dégager clairement l’essence de la pensée primitive chrétienne : c’est un mystère que la croix, parce qu’elle exprime en elle toutes les lois fondamentales du devenir du monde — mais cela avec une brièveté et une petitesse presque méprisables et si simplistes que c’est justement dans ce paradoxe, dans ce contraste inouï entre ce qui est dit et ce qui est pensé, entre le visible et l’invisible, que réside le mystère.
C’est exactement la même loi qui s’applique à la croix, dans la mesure où elle forme le point central de l’histoire du salut, le point suprême du drame de la révélation joué par Dieu depuis le début de l’humanité en vue du salut des hommes. La croix est aussi un mystère biblique. Et cela parce que c’est dans la croix que s’expriment toutes les lois fondamentales de la volonté de salut qui se cache en Dieu — mais (pour utiliser un mot du Christianisme primitif) « dans le mystère de la croix justement vain et rempli de toutes les hontes » [[Justin, Dialogue 114 (Otto II, p. 466).]].
Il rentre évidemment dans les principes fondamentaux de la théologie symbolique du christianisme primitif que tout ce que Dieu a révélé dans l’Ancien Testament, depuis « l’arbre de Vie » (Genèse, 2, 9) jusqu’à la sagesse personnelle de Dieu, dans laquelle cet arbre de Vie se personnifie (Proverbes, 3,18) n’a été exprimé qu’en vue du développement futur du salut dans la crucifixion de la sagesse devenue homme. C’est pourquoi l’essence de tout l’Ancien Testament consiste à être une unique et immense Parabole, dans laquelle l’avenir se cache, mais à travers laquelle il se fait connaître à celui qui possède la science. L’Ancienne Alliance contient « tous les mystères du Logos » [[Hippolyte, De Antichristo 2.]]. Encore plus précisément : il contient « le mystère de la Croix », dit Justin [[Dialogue 91 (Otto II, p. 330).]], et dans son Dialogue avec le Juif Tryphon, nous pouvons déjà saisir pour les premières décades du ne siècle quelle fine conformation revêtait cette théologie du mystère biblique de la croix. Une impression identique ressort de la lettre dite de Barnabe lequel recherche dans un chapitre consacré à cela, par une exégèse presque maniérée, tous les modèles qui dans l’Ancien Testament préfigurent la Croix [[Epistola Barnabae 12 (Funk I, p. 74-78).]]. Nous pourrions aujourd’hui sourire peut-être de cette interprétation enfantine de l’Écriture dans laquelle se dessinent déjà les premières traces de l’art des commentateurs.alexandrins. Mais la conviction dont elle provient est la théologie de saint Paul : « Tout est arrivé pour nous servir de préfiguration, à nous, sur qui la fin des temps est arrivée » (lre Corinthiens, 10, 6, 11). La conviction de croyance mystique du Chrétien antique quant à la signification de la croix était si pénétrante que, de même que le Cosmos, l’Ancien Testament aussi se découvrait à lui comme par un acte magique : le rideau du temple se déchira et le mystère de Dieu perdit son voile — pour s’envelopper à nouveau aussitôt dans le voile sanglant de la crucifixion, qui ne se lèvera que lorsque la fin des temps arrivera « avec le signe de l’extension dans le ciel». C’est ainsi que le commentaire de la Bible devient un drame mystérieux de la tension des âmes. C’est saint Augustin qui, avant tout, a vécu ce fait dans la génialité de son âme à la fois antique et chrétienne. « Afin que dans le mystère de la croix, tout ce qui était voilé dans l’Ancien Testament, se dévoile : voilà pourquoi le voile du temple s’est déchiré, » prêche-t-il en un passage (Sermon 300, 4). Et c’est encore plus dialectiquement que Tertullien l’avait déjà senti : « Oui, ce mystère de la croix devait être enveloppé en des images lors de l’ancienne révélation. Car s’il avait été révélé dans une nudité sans image, cela aurait été un scandale encore plus grand. Et, d’autant plus grandiose devait être ce mystère, d’autant plus devait-il demeurer dans l’ombre des images, de façon que la difficulté qu’il y avait à le comprendre fît toujours rechercher la grâce de Dieu [[Adversus Marcionem III, 18.]]. »
Il est impossible, dans le cadre de ces articles, de communiniquer même ne fût-ce qu’une idée de la richesse des ravissantes idées et images lyriques et dogmatiquement profondes qui.se rencontrent dans la théologie antique au sujet de ce mystère de la croix. Tout bois de l’Ancien Testament devient pour le myste du Nouveau Testament hypodeigma (Hébreux 9, 23) dans lequel il voit partout la « force, que Dieu a placée dans le mystère de la Croix [[Justin; Dialogue 91,1 (Otto II, p. 330).]] » : le bois salvateur de l’Arche de Noé, la baguette de bois de Moïse qui fait jaillir l’eau, le bois auquel était suspendu le serpent d’airain, l’arbre bourgeonnant planté au bord des ruisseaux d’eau. Nous avons présenté plus précisément ailleurs, comment ce « mystère du bois » s’est développé dans l’image de l’Arche de Noé naviguant par-dessus le déluge, et on pourrait de la même manière écrire, pour chacun des symboles cruciaux, une histoire qui aurait la même importance pour la mystique et pour l’histoire de l’art, — car dans les profondeurs de cette intelligence des mystères de l’Ancien Testament laquelle resta vivace jusque dans l’art roman et dans la mystique gothique, les chercheurs n’ont encore pénétré que peu profondément. Mais nous devons nous limiter ici et c’est ainsi que l’on ne doit parler que de l’un de ces symboles du mystère de la Croix dans lequel une représentation biblique primitive peut être regardée à la lumière de la Croix : les Latins le nommaient « sacramentum ligni vitae », les Grecs le « mysterion tou eulon ». Il s’agit du bois de l’arbre de vie du Paradis et de son importance pour la croix du Christ [[Cf. à ce sujet : F. Piper : Der Baum des Lebens, Berlin 1863 — A. Wunsche :Die Sagen vom Lebensbaum und Lebenswasser, Altorientalische Mythen (Ex. Oriente Lux 1,2) Leipzig 1905 — Fr. Kampers : Mittelalterliche Sagen vom Paradiese und vom Holz des Kreuzes Christi, Cologne 1897 — L. von Sybel : xilon zoes P- 93 sqq. — Zeitschrift f. die neutestamentliche Wissenschaft 19 (1920) p. 85-91 ; 20 (1921) p. 93 sqq. — R. Bauerreiss : Arbor Vitae, Der Lebensbaum und seine Verwendung in Liturgie, Kunst und Brauchtum des Abendlandes, Munich 1938.]].
L’arbre de vie, au milieu du Paradis, entouré du bruissement de l’eau du fleuve aux quatre bras (Genèse, 2, 9, 10) était déjà pour la Prophétie israélite l’image du salut messianique (Cf. Ezechiel, 47, 12) [[Cf. aussi le livre d’Henoch 24, 3-6 ; 25, 1-7 (Texte allemand chez P. Riessler, Altjüdisches Schrifttum, Augsbourg 1938, p. 371, sq.).]] et c’est même la sagesse de Dieu elle-même qui est cet arbre de Vie (Proverbes, 3,18). Dans la même image, l’Apocalypse du Nouveau Testament voit l’accomplissement de la rédemption (Apocalypse, 2, 7 ; 22,2). Mais là s’ajoute une nouveauté décisive : « N’ont droit à l’arbre de Vie » (Apocalypse, 22, 14) que ceux qui ont lavé leur vêtement dans le sang de l’Agneau. Entre l’arbre de vie du Paradis et l’arbre de vie du ciel nouveau, le Chrétien antique ne voit se dresser qu’un arbre de vie sur lequel se décide le sort de la famille d’Adam : la Croix. Et dans son regard de mystère, il contemple ces arbres comme une image unique. L’arbre du Paradis n’est qu’une préfiguration de la Croix, et cette croix est le point central du Monde et du drame du salut de l’Homme. Elle se dresse du Golgotha vers le Ciel, embrassant le Cosmos, elle est édifiée à la même place où Adam fut jadis créé, où il gît enterré, et où à la même heure et le même jour le second Adam doit mourir. Et, à ses pieds sourdent les quatre fleuves paradisiaques du mystère du baptême, baptême par lequel la descendance d’Adam acquiert un nouveau droit à l’arbre éternellement verdissant de vie [[Cf. à ce sujet : R, E. Schlee, Ikonographie der Paradiesesflüsse, Leipzig 1937 — W. von Reybekiel, Der fons vitae in der christlichen Kunst : Niederdeutsche Zeitschrift fur Volkskunde 12 (1934) p. 87-136.]]. Une poésie de l’antiquité chrétienne du me siècle commence par les paroles :
Golgotha Judœi patrio cognomine dicunt [[Ps. Cyprian — Carmen de Pascha vel de ligno vitae.]].
Et ensuite, on représente comment cet arbre-croix de la vie s’élève à des hauteurs extraordinaires, étend ses bras pour embrasser le cercle de la terre ; comment à ses pieds jaillit la source du baptême et comment tous les peuples humains s’y pressent pour boire l’immortalité. Le vers final dit :
hoc lignum vitae cunctis credentibus. Amen. »
C’est là le mystère chrétien antique de la Croix « dans la source d’eau » ; et qui ne pourrait voir devant soi les merveilleuses mosaïques dont l’antiquité chrétienne a orné à Rome les baptistères [[J. Wilpert, Die römischen Mosaïken und Malereien, 1er Volume, Fribourg 1916, p. 193, 223, 227.]]. Il convient donc ici d’aller plus profondément. C’est une vieille tradition hébraïque dirigée vers un sens chrétien que de mettre en rapport l’arbre du Paradis et la création d’Adam avec les événements du salut messianique. Son expression la plus claire se rencontre dans ce que l’on nomme les «Trésors Syriaques » œuvre provenant du cercle qui entourait Ephrem le Syrien [[C. Bezold, Die Schatzhöhle, Edition syriaque et allemande, 2 volumes, Leipzig 1883-1888 — Texte allemand chez P. Riessler, Altjüdisches Schrifttum p. 942-1013.]] On y décrit la création du premier homme que Dieu a formé avec les quatre éléments du Cosmos et dont il a fait un magnifique homme de soleil :
à sa ressemblance et image.
Lorsque les Anges virent son magnifique aspect
ils furent saisis de la beauté de sa face,
puis ils virent la forme de sa tête,
comme elle était enflammée d’un éclat magnifique ainsi que la boule du soleil.
Le feu de ses yeux était égal à celui du soleil,
la lumière de son corps était comme l’étincellement du cristal.
Et il s’étendit et se tint au milieu de la terre
et il mit ses pieds à l’endroit
où fut élevée la croix de notre rédempteur [[Schatzhöhle II, 12-16.]] ».
Or, ceci se passait aux pieds de l’arbre de vie qui se tenait au milieu du Paradis. Et plus tard, il est dit expressément : « Cet arbre de vie au milieu du Paradis est une préfiguration de la croix de rédemption, laquelle est l’arbre de vie proprement dit, et cette croix fut érigée au milieu de la terre (IV, 3). » Le même mystère préfiguratif se produit ensuite lors de la mort d’Adam, lequel par suite du péché a perdu sa nature de lumière solaire et la regagnera seulement par la mort du futur rédempteur :
le 14 Nisan, à la neuvième heure,
un Vendredi:
à la même heure où le Fils de l’Homme
sur la croix rendit son esprit à son père (VI, 17, 18) ».
Certes, nous nous trouvons ici dans le domaine de l’imagination qui poétise dans le sens religieux. Mais la source originaire de toutes ces légendes sur l’arbre de vie qui sont souvent formées avec une ravissante poésie est le mystère théologique de la Croix ; et qui pourrait comprendre quelque chose de l’art antique ou moyenâgeux sans une connaissance de cette symbolique primitive ? Dans la version éthiopienne du livre dit « Livre d’Adam » [[Texte de la version éthiopienne chez E. Trump, Der Kampf Adams oder das christliche Adambuch des Morgenlandes : Abhandlung der bayrischen Akademie d. Wissensch. Hist. phil. Klasse XV, 3 (1880) — Extraits chez Fr. Kampers, op. cit. p. 16-25 — Cf. aussi F. Piper, Adams Grab auf Golgotha : Evangelischer Kalender (Berlin) 1861, p. 17 sqq.]] le mystère de la croix lors de la mort d’Adam est découvert de façon encore plus claire. Le mourant ordonne à son fils Seth d’enterrer le corps mort de son père primitif dans la terre, après le déluge qui viendra là. « Car l’endroit où mon corps sera couché est le point central de la terre, et Dieu viendra de là et rachètera notre race [[Kampers, p. 23.]]. » Et lorsqu’après le déluge le cercueil d’Adam est retiré de l’Arche, on entend la voix du père mort : « Dans le pays où nous allons, descendra le Logos de Dieu et il y vivra, et au-dessus de l’endroit où se trouve mon corps, il sera crucifié de sorte qu’il arrosera mon chef de son sang [[Kampers, p. 24.]]. » Nous connaissons tous dans l’art du Moyen-Age la représentation du crâne d’Adam au pied de la croix de bois : maintenant nous connaissons aussi les sources de l’antiquité chrétienne qui donnent une telle puissance d’images aux symboles, et de la puissance millénaire de ce « sacramentum ligni », découlent des milliers d’images et de paroles, dont le sens a été perdu pour nous parce que nous avons perdu l’intelligence qu’avait l’antiquité chrétienne du mystère de la croix. Nous devrions maintenant parler encore de la couronne de merveilleuses légendes qui se forme autour du bois de l’arbre de vie : de l’histoire d’Adam mortellement malade qui envoie son fils Seth vers le Paradis pour aller chercher un fruit d’immortalité provenant de l’arbre de vie. Mais l’ange qui garde le Paradis, ne lui donne que trois graines et de ces graines croît le triple bois de cèdre, de pin et de cyprès, il croît de la bouche d’Adam mort, et, dans une histoire merveilleuse et riche en variations qui traverse tout l’Ancien Testament, ce bois se conserve jusqu’à ce que les bourreaux en fassent l’arbre de la croix destiné au Christ. C’est encore le Moyen-Age tout entier qui a continué à tisser autour de ces légendes — et elles ne sont rien d’autre que la transformation en images et la forme naïve et populaire de ce que nous nommons le mystère de la croix dans l’Antiquité chrétienne [[Cf. encore A. Mussafia, Sulla legende del legno délia Croce : Sitz. Ber. d. Wiener Akademie d. Wissenschaft 1869 p. 165-216 — H. Rahner, Das Schiff aus Holz : Zeitsch. f. kath. Theologie 67 (1943) p. 10 sqq.]]. En arrière-plan de toute cette formation mythique il y a la conviction théologique du rapport qui existe là entre Adam et le Christ, l’homme terrestre et l’homme de l’esprit (Cf. lre Corinthiens, 15,45/49). Parallèlement aux légendes imagées et chuchotées de la croix court, depuis les temps primitifs de la théologie antique, la parole dogmatique solidement délimitée, et elle passe les siècles entiers, cette antithèse classique dans laquelle le bois du Paradis est mis en opposition au bois de la croix. Elle appartient au patrimoine primitif de la pensée théologique, et, déjà chez saint Irénée, elle apparaît comme l’héritage des Presbyteroi asiatiques : « Comme nous avons perdu le Logos par le bois, il a été révélé à nouveau à tous par le bois et il a montré, grâce au bois, la hauteur et la longueur et la largeur et la profondeur en unissant, ainsi que le dit un des Presbyteroi, en étendant ses mains, les deux peuples en un Dieu unique [[Adv. Haer. V, 17, 4 (Harvey II, p. 372).]]. » Ces deux peuples sont les Juifs et les Hellènes, qui sont maintenant unis par le bois de la Croix (Cf. Ephésiens 2, 13, 14). Le Cosmos des Grecs et la Bible des Israélites : tous deux convergent dans le mystère de la croix. C’est pourquoi le Syrien Ephrem dit : « Tous les mystères, le Seigneur de tous les hommes les a accomplis dans sa crucifixion, et les deux mondes des deux peuples, il les a embrassés en embrassant sa croix [[Sermo 6 in Hebdomadam Sanctam 17 (Lamy I, p. 502).]]. » La théologie grecque et byzantine a approfondi cela et l’a revêtu du merveilleux vêtement de ses panégyriques sur le bois de la croix qui fait don de la vie. Qu’on lise seulement la Dogmatique de l’arbre de vie chez Grégoire de Nysse [[Oratio 4 in resurrectionem Domini.]] ou l’hymne, d’une verve prolixe, au mystère biblique du bois chez le Byzantin Théophane Kerameus [[Homilia 4 in Exaltationem Crucis.]]. Un Grec inconnu fait un prêche sur le mystère du Vendredi Saint et il loue ce jour bienheureux comme le perfectionnement et la recréation de la première création d’Adam « Aujourd’hui, au sixième jour de la semaine, fut formé Adam : c’est aujourd’hui qu’il a reçu la forme de la divinisation, c’est aujourd’hui qu’il fut placé comme un petit cosmos dans le grand cosmos. Oh ! Jour multiple ! Oh ! Jour triste et qui délivre de la tristesse ! Oh ! Matin (de la création), qui a engendré la souffrance Oh ! Soir (de la mort sur la croix), qui nous a donné la joie ! » [[Ps.Chrysostome, In magnam Parasceve.]] Ce qui est dit ici sous la forme d’un hymne de prédication, la claire sagesse de Jean de Damas lui a donné, pour la théologie, la forme d’une possession doctrinale inoubliable [[De fide orthodoxa IV, 11.]]. C’est de façon tout à fait identique que se développe le mystère occidental de la Croix. C’est saint Augustin, en premier lieu, qui lui a donné la forme de pensée et la beauté de sa langue antithétique. Le sacramentum ligni fut une de ses idées les plus profondes [[De Genesi ad litteram VIII, 4,5 — De Genesi contra Manichaeos 11,22 — De catechizandis rudibus.]]. Et ses héritiers spirituels s’en nourrissent, la Liturgie romaine et les Hymnes de Venantius Fortunatus résonnent à plusieurs reprises de ce mystère. « Per arborem mortui, per arborem vivificati» prêche un post-Augustinien, et il s’écrie alors : « O sacramentorum immane mysterium [[Ps. Augustinus, Sermo de Adam et Eva et Sancta Maria (A. Mai, Nova patrum bibliotheca I, 1 Rome 1852, p. 3).]]. » Et Thomas d’Aquin encore vit ici tout entier selon l’esprit de saint Augustin [[Somme Théologique III, par. 46 à 4.]], et, sans les idées indiquées ici concernant l’antique mystère chrétien de la croix, nous ne pourrions comprendre chez Dante ni le Purgatoire (XXIII, 73/75) ni le dialogue plein de noblesse avec « l’antique père Adam » dans le Paradis (XXVI). La ravissante miniature de Salzbourg de Berthold Furtmayr (datant de 1481) [[Reproduction en couleur dans G. Leidinger, Meisterwerke der Buchmalerei aux Handschriften der bayrischen Staatsbibliothek München, Munich 1921, tableau 38.]] est comme le dernier mot au sujet de ce mystère de l’arbre de vie : Eve dans sa nudité sans grâce enlève du bois paradisiaque la nourriture de mort, mais au même arbre est suspendu le crucifié, et l’Eglise arrache à cet arbre le médicament de l’immortalité.
Au début du IIIe siècle, Hippolyte de Rome a entonné dans une prédication sur le mystère de Pâques, un chant merveilleux de louange à la gloire du mystère cosmique et biblique de la croix [[De Pascha Homilia 6, Traduction allemande chez H. de Lubac : Katholizismus als Gemeinschaft, Einsiedeln 1943, p. 420-424.]]. C’est avec ses paroles que nous terminerons notre exposé :
Oh ! Crucifié, toi qui as dansé avant tous la danse mystique I Oh ! Fête de noces spirituelles ! Oh ! Pâques divines, passant du ciel sur la terre et remontant de nouveau au ciel ! Oh ! Fête nouvelle de toutes choses ! Oh ! Fête de rassemblement cosmique ! Oh ! Joie de l’Univers ! Oh ! Honneur ! Oh ! Ravissement, par qui la mort la plus sombre est anéantie, la vie accordée au tout, et par qui les portes du ciel sont ouvertes. Dieu est apparu sous forme d’homme et l’homme s’est envolé comme un Dieu, parce qu’il a brisé les portes de l’enfer et qu’il a fait sauter les verrous d’airain. Et le peuple qui était dans l’abîme se relève de parmi les morts et annonce à la multitude qui est là-haut : le chœur de la terre revient ! »