Avec saint Jean Climaque, l’abbé de Sinaï, dit Scolastique, à cause de son excellente culture (ca 525-605), nous arrivons au point culminant de cet ascétisme pratique, à son moment le plus fécond. Les idées mystiques, l’élan vers la perfection, le profond amour pour la cité angélique qu’est la communauté monastique, en un mot la vertu monastique trouvèrent en lui leur meilleur interprète. A l’invitation de Jean de Raithu, son admirateur zélé, Jean Climaque composa l’Echelle spirituelle (Scala Paradisi), une œuvre qui devint célèbre et qui est considérée comme le chef-d’œuvre de l’ascétisme oriental du VIIe siècle. Le titre fait allusion à l’échelle céleste que vit en rêve Jacob (Bible, Gen., 28, 12) ; de même la composition en 30 chapitres ou échelons fait allusion aux trente ans de vie cachée de Jésus. La Lettre au pasteur (Liber ad pastorem), qui dans les éditions courantes est regardé comme un traité à part, faisait à l’origine partie intégrante de l’ouvrage, sa partie finale. On reconnaît aisément que Climaque est fortement influencé par saint Grégoire de Nazianze et le pseudo-Denys et l’on trouve en lui comme un écho de la pensée stoïcienne et cynique. Néanmoins sa source principale reste sa propre expérience d’ascète et les conférences qu’il a eues avec d’autres ascètes renommés. C’est ce qui confère un air tout personnel à sa parole, comme à sa pensée et lui permet de passer sous silence ses sources. Le monastère étant considéré comme une école préparatoire à la vie future, le moine y passe toute sa vie en qualité d’élève. Le moine a un combat à livrer pour gagner sa perfection et voir réalisées dès ce monde les paroles évangéliques. Combat rude et âpre envers soi-même, envers les autres. Saint Paul fut le premier à comparer cet effort pour la perfection à un combat athlétique. Le moine en effet est un athlète, un ascète qui consume sa vie dans l’ascèse de l’âme et du corps. Le traité de Climaque est justement un guide, une méthode de cette ascèse. Le ton est de beaucoup semblable à celui de la diatribe cynico-stoïcienne, mais le but final est radicalement différent. L’indépendance de la raison et son hégémonie sont pour le sage stoïcien une fin en soi ; pour le chrétien elles ne sont, au contraire, qu’un moyen pour se détacher complètement de ce monde et s’attacher à Dieu ; un moyen pour le salut de son âme. Comme elle a sa méthode, l’ascèse, a aussi sa pédagogie. L’ascète ne peut pas espérer gagner seul la perfection ; le croire c’est de l’arrogance. Il doit faire preuve d’une humilité excessive et s’attacher de toute son âme à son guide, le pasteur. Le rôle de celui-ci, son art et ses qualités, plus généralement l’art de gouverner, est esquissé dans la partie finale de l’œuvre de Climaque, la Lettre au pasteur. Est vrai pasteur, y est-il dit, celui qui peut par sa bonté, par sa propre activité et sa prière rechercher et retrouver ceux qui sont perdus. Cette force d’âme ne peut lui venir que de Dieu et de ses propres exploits. Par elle seule il peut sauver le navire, non seulement de la tempête, mais le tirer hors de l’abîme même. Le vrai pasteur prend connaissance de Dieu par une illumination intérieure qui rend inutiles tous les écrits. Il ne convient pas aux maîtres d’éduquer par des copies, c’est-à-dire par des connaissances qui leur viennent du dehors. Ils offrent à leurs brebis leur propre âme. Cette sagesse, qui lui est conférée par Dieu, le pasteur la reconnaîtra, quand il pourra mener à la perfection non pas les diligents, mais ceux qui sont incultes et imprudents. Le pasteur ne cessera pas de jouer à la flûte de la raison, même quand ses brebis paissent ; ni même quand elles vont se coucher ; il n’y a rien que le loup craigne autant que la résonance de la flûte pastorale. On voit, par ce qui précède, que Jésus lui-même sert ici de modèle à Climaque pour dessiner le type du vrai pasteur.
Le pasteur trouvé, reste la méthode à suivre. Celle-ci est le sujet développé dans les 30 échelons. L’ouvrage entier se divise en deux parties, peu distinctes, la lutte contre les vices, occupant la plupart des 23 premiers chapitres, et l’acquisition des vertus, occupant le reste de l’ouvrage. L’échelon souvent suit le précédent sans aucune raison. Si pourtant l’unité laisse à désirer, le plan est manifeste dans sa conception générale. Il y a un point de départ pour la vie évangélique, c’est l’abandon du monde, et un point final, l’impassibilité, que l’on gagne par des progrès successifs indiqués dans les échelons intermédiaires. La composition aussi est très inégale. A côté des chapitres où il n’y a que des définitions abstraites, il y en a d’autres remplis de digressions fort prolixes et d’intéressantes anecdotes. On a souvent la vive impression que l’auteur suit la trame des souvenirs personnels. Même inégalité dans le style, où nous trouvons côte â côte des tournures recherchées et des locutions populaires. Les premières trahissent plutôt ses lectures, les secondes lui viennent de son entourage. L’ouvrage ne constituant pas une recherche systématique, il ne faut pas s’attendre à un développement théorique ; c’est à une déontologie d’un caractère nettement pratique que nous avons affaire. Et comme elle a sa source dans la foi inébranlable de l’auteur et dans son expérience personnelle, et non pas dans un problème qui se pose théoriquement, l’empirisme y domine. Néanmoins Climaque chante » avec une ardeur inlassable et un optimisme émouvant, la noble obligation où nous sommes de nous refaire à l’image et à la ressemblance originelles, en demandant à la vie pratique le secret de notre déification. C’est par là même que Climaque accuse un accroissement évident de la sensibilité, en comparaison du mysticisme spéculatif, liturgique plutôt du pseudo-Denys. « Si tu ne te dépouilles pas, ô mon amant, dit Climaque dans le 30e échelon, de ce corps grossier, tu ne peux pas apprendre quelle est ma beauté. Que l’échelle t’enseigne l’enchaînement des vertus… les trois vertus d’ici-bas sont : la foi, l’espérance et la charité, et la charité est la plus grande. » Il est dit ailleurs que le propre de l’âme pure est l’amour inlassable pour Dieu. L’âme unie à Dieu par la pureté, n’aura aucun besoin d’une raison pour l’enseigner ; elle aura en elle, la bienheureuse, la raison éternelle « mystagogue » et guide et lumière. On voit bien que ce n’est pas par une procession rationnelle et discursive qu’on obtient la connaissance de Dieu. On y arrive par une adhésion de l’âme amoureuse ; c’est ce qui est le propre de la mystique. Climaque est un des amants de Dieu dont il nous parle lui-même. Dans les Ménologes de l’Église orientale, au 30 mars, il est dit de lui, qu’ «il a mené la vie du solitaire pendant quarante ans dans un amour ardent, enflammé par le feu de l’amour divin et que son chemin n’était que prière incessante, qu’amour inexplicable pour Dieu ». On reconnaît aisément à ce saint amour, ainsi conçu, un trait foncier de la philosophie grecque ; on voit en Dieu encore, plutôt un objet aimable qu’un sujet aimant. Le moine, dit Climaque, est « ordre et constitution des incorporels, qui se fait dans un corps matériel et sale ». Comment peut-on arriver à faire de soi la demeure des puissances incorporelles ? On commencera par renoncer, aussi, complètement que possible, au monde ; le renoncement extérieur doit être suivi d’un détachement intérieur des choses du monde. Puis viendra la retraite du monde, l’intuition mystique étant incompatible avec la vie du monde. Etre en retraite c’est se séparer de tout ; et l’on se sépare de tout, car on est inséparablement lié à Dieu, par la méditation. Par la retraite nous échappons à l’imagination de l’être, la vanité, l’inexistence, et nous obtenons l’être qui vraiment est. C’est à ces conditions qu’on obtiendra l’impassibilité, définie comme « mort de l’âme et mort de l’intelligence, avant la mort du corps ». L’ascète doit se soustraire à tout ce qui est fait en lui et autour de lui à la mesure de l’homme, pour être prêt à revêtir un autre moi, à entrer dans une autre vie, à recevoir ce qui dépasse l’homme, Dieu. Ainsi mort au monde, il sera ressuscité dans la vie contemplative. Seule cette retraite complète le fera digne de l’obéissance, qui est « mort des membres dans une intelligence vivante », une mort volontaire. L’homme en obéissance complète s’afflige seulement quand il se surprend à suivre sa propre volonté. Dans sa retraite complète le moine aura pour compagnon fidèle la méditation assidue de la mort. L’historien Procope n’avait-il pas déjà appelé la vie du moine, parfaite méditation de la mort ? Filles de la méditation de la mort sont les vertus que voici : le manque de toute inquiétude, la prière ininterrompue, et la vigilance de l’intelligence. Mais qu’est-ce que la mort ? La mort, à proprement parler, c’est la séparation de Dieu. Le vrai ascète doit considérer comme une journée perdue, toute journée passée sans deuil. Pourquoi ? Parce que la méditation de la mort est une mort quotidienne, et celle du moment où l’on rend l’âme est un soupir continuel. L’ascète a horreur de la mort, car elle pourrait survenir à un moment où il ne sera pas prêt ; il a horreur de la mort en tant que séparation de Dieu, de cette mort dans la contemplation, qui sera une résurrection au monde. Dès lors en méditant la mort, il lutte contre la mort, et travaille pour l’éternité. Sur ce point, et sur ce point seulement, Climaque se rencontre avec les philosophes païens, dont il fait mention : « Il est vraiment, dit-il, étrange, que les Grecs aussi aient dit quelque chose d’analogue, puisqu’ils définissent la philosophie comme méditation de la mort. » C’est évidemment à Phédon de Platon qu’il pense, mais dans une attitude toute mystique, laissant de côté tout ce qu’il y a de dialectique. Le moine ayant vaincu toutes les faiblesses et les vices de la chair comme ceux de l’âme, s’étant séparé du monde, s’étant élevé par la pensée au-dessus de la création, dans un amour ardent pour les vertus et pour Dieu, obtient la quiétude sacrée du corps et de l’âme, dont le terme final est l’impassibilité, la paix de l’âme affranchie du trouble des passions. Il lui reste à s’unir à Dieu. Il y arrivera par la prière. La prière, dit Climaque, est, quant à sa qualité, une conversation familière de l’homme et de Dieu. Dans sa perfection la prière est un enlèvement vers Dieu.
Jean de Raithu, à qui était destinée l’Echelle, en fut le premier commentateur. Il écrivit des scolies intéressantes, dont seule une traduction latine a été publiée. L’Échelle devint la lecture favorite des moines byzantins. Les manuscrits qui en subsistent ne se comptent pas ; peu de livres ont été plus lus. Un grand nombre des traductions en syriaque, latin, espagnol, français et slave, montre qu’elle était autant goûtée dans d’autres pays qu’à Byzance. Il est aisé, après ce qu’il est dit, de reconnaître dans l’ascétisme monastique des motifs cyniques, platoniciens et néoplatoniciens. L’ascétisme monastique ne constitue pas simplement un mélange de ces motifs ; il sut se servir librement de la tradition philosophique et se l’approprier, en lui donnant un sens nouveau. Le fond de l’Échelle de Climaque, pour donner un exemple, est le thème platonicien de Phédon, à savoir la divinisation de l’âme, qui, par une purification des passions, s’unit à la contemplation de Dieu. Or sur ce thème commun se déroule une pensée on ne peut plus différente de la pensée de Platon.