C’est ainsi donc que l’ensemble des êtres atteint son achèvement . Ainsi parle Moïse : Le ciel, la terre et toute substance située entre les deux furent accomplis et chaque chose reçut la beauté qui lui revient : le ciel, l’éclat des astres, la mer et l’air, les animaux qui y nagent ou qui volent, la terre, la diversité des plantes et des troupeaux, tous ces êtres qui reçoivent ensemble leur vitalité de la volonté divine et que la terre mit au monde dans le même instant. La terre qui avait fait germer en même temps les fleurs et les fruits était remplie de splendeurs ; les prairies étaient couvertes de tout ce qui y pousse. Les rochers et les sommets des montagnes, les versants des coteaux et les plaines, tous les vallons se couronnaient d’herbe nouvelle et de la magnifique variété des arbres ; ceux-ci sortaient à peine de terre que déjà ils avaient atteint leur parfaite beauté. Naturellement toutes choses étaient dans la joie ; les animaux des champs amenés à la vie par l’ordre de Dieu bondissaient dans les taillis par troupes et espèces. Partout les couverts ombragés retentissaient du chant harmonieux des oiseaux. L’on peut aussi imaginer la vue qui s’offrait aux regards sur une mer encore paisible et tranquille dans le rassemblement de ses flots ; les ports et les abris, qui s’étaient creusés d’eux-mêmes le long des côtes selon le vouloir divin, joignaient la mer au continent. Les mouvements paisibles des vagues répondaient à la beauté des prés, faisant légèrement onduler le sommet des flots sous des souffles doux et bienfaisants . I
La beauté divine n’est pas le resplendissement extérieur d’une figure ou d’une belle apparence ; elle consiste dans la béatitude indicible d’une vie parfaite. Aussi de même que les peintres, dans les couleurs qu’ils emploient pour représenter un personnage sur un tableau, arrangent leurs teintes selon la nature de l’objet pour faire passer dans le portrait la beauté du modèle, imaginez de même celui qui nous façonne : les couleurs en rapport avec sa beauté sont ici les vertus qu’il dépose et fait fleurir en son image pour manifester en nous le pouvoir qui est le sien. La gamme variée des couleurs qui sont en cette image et qui représentent vraiment Dieu n’a rien à voir avec le rouge, le blanc ou quelque mélange de couleurs, avec le noir qui sert à farder les sourcils et les yeux et dont certain dosage relève l’ombre creusée par les traits, ni en général avec ce que les peintres peuvent encore inventer. Au lieu de tout cela, songez à la pureté , à la liberté spirituelle, à la béatitude, à l’éloignement de tout mal, et à tout le reste par quoi prend forme en nous la ressemblance avec la Divinité. C’est avec de pareilles couleurs que l’auteur de sa propre image a dessiné notre nature. V
Où est l’hérésie des Anoméens ? Que disent-ils contre cette parole ? Comment en ce que nous avons dit défendront-ils une opinion qui ne repose sur rien ? Diront-ils qu’une image unique peut ressembler à des formes variées ? Si le Fils n’a pas une nature semblable à celle du Père, comment fera-t-il une seule image de natures différentes ? Celui qui dit, en effet, « Faisons l’homme à notre image » et qui emploie le pluriel pour désigner la Sainte Trinité, ne parlerait pas d’image au singulier, si précisément les modèles n’étaient semblables les uns aux autres. Car il est impossible de donner un portrait unique de personnes dissemblables. Si donc les natures étaient différentes, les images aussi seraient différentes et pour chaque personne il y aurait une image. Mais si l’image est unique sans que le modèle le soit, on doit conclure, à moins d’avoir perdu la raison, que des êtres semblables à un être unique le sont également entre eux . Aussi l’Écriture, sans doute pour couper court à cette hérésie, dit, à propos de la création de la vie humaine : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. VI
Que signifie la stature droite de l’homme ? Pourquoi son corps n’a-t-il pas, pour protéger sa vie, des forces naturelles ? En fait l’homme vient au monde, dépouillé de protections naturelles, sans armes et dans la pauvreté, manquant de tout pour satisfaire aux besoins de sa vie : apparemment il mérite plus la pitié que l’envie. Comme armes, il n’a ni les défenses des cornes, ni les pointes des ongles, ni sabots, ni dents, ni aiguillon empoisonné pour donner la mort, tous ces organes enfin que la plupart des vivants ont sur eux pour se défendre des blessures ; son corps n’est pas non plus recouvert d’une enveloppe de poils. VII
A mon avis, il n’est pas difficile de montrer que ce qui paraît un déficit de notre nature est en fait un encouragement à dominer ce qui est près de nous . Supposons l’homme doué d’une telle force que sa rapidité surpasse celle du cheval, que son pied n’ait pas à souffrir de la dureté du sol, grâce aux défenses des sabots ou des griffes, supposons qu’il ait des cornes, des aiguillons et des ongles ; avec de pareils organes, il ne serait qu’une bête féroce inabordable. Il ne chercherait pas, en outre, à dominer les autres, n’ayant aucun besoin de l’aide de ce qu’il a sous la main. Au contraire, pour la raison que je vais dire, chacun des animaux qui nous sont unis a reçu en partage les biens dont nous avons besoin : il nous devient alors nécessaire de les commander. C’est parce que son corps est lent et difficile à mouvoir que l’homme a asservi et dompté le cheval. Parce que son corps est nu, il a dû surveiller les brebis afin de compléter par le port de leurs laines annuelles ce qui manque à notre nature. Comme il, doit faire venir d’ailleurs de quoi vivre, il a attaché à son service les animaux de charge. Ne pouvant, comme les bêtes des champs, se nourrir d’herbe, il a domestiqué le boeuf qui, par ses travaux, nous rend la vie plus facile. Nous avions besoin de dents et d’un organe pour mordre, afin de nous défendre contre les autres animaux ; le chien, par ses dents qui blessent et par sa rapidité, met à notre disposition sa mâchoire qui devient comme une épée vivante. Plus robuste que la défense des cornes, plus tranchant que la pointe des dents, le fer a été utilisé par l’homme ; il ne nous est pas toujours attaché comme les défenses des bêtes féroces, mais il combat avec nous au moment voulu ; le reste du temps, on le met de côté. Au lieu d’avoir une écaille comme le crocodile, l’homme peut de celle-ci se faire une arme, en s’en entourant le corps suivant les besoins. Ou, à défaut d’écaille, à cette même fin, il travaille le fer dont il use à la guerre, au moment utile, pour redevenir, lors de la paix, libre d’un tel équipement. Il plie à son service l’aile des oiseaux, en sorte que par son ingéniosité il a à sa portée la rapidité du vol. Parmi les animaux, il apprivoise les uns qui servent aux chasseurs, et, grâce à eux, parvient à soumettre les autres à ses besoins. En particulier l’ingéniosité de son art donne des ailes aux flèches et, par l’arc, tourne à notre usage la rapidité de l’oiseau. Enfin la sensibilité de nos pieds à la marche nous fait chercher une aide dans les objets qui nous sont soumis. De là vient qu’à nos pieds, nous ajustons des chaussures . VII
Avant d’examiner ce sujet, revenons à un point que nous avons laissé de côté et qui allait nous échapper bien que logiquement il ait trait à ce qui précède, à savoir : pourquoi les produits du sol germent d’abord, pourquoi viennent ensuite parmi les vivants les êtres sans raison et enfin, après la formation de ces êtres, l’homme. Bien sûr, nous apprenons par là, – ce qui est à la portée de tout le monde -, que le Créateur a fait l’herbe en vue des vivants et les bêtes des champs en vue de l’homme : avant les animaux, il crée leur nourriture ; et, avant l’homme, tout ce qui doit servir à sa vie. Mais je soupçonne Moïse d’avoir voulu donner à entendre par là une doctrine mystérieuse et, sous des mots cachés, de livrer une philosophie de l’âme que les « philosophes de l’extérieur » ont entrevue, sans la saisir clairement. VIII
Par ces mots, l’Écriture nous enseigne que la force qui est dans les vivants et les êtres animés est de trois sortes : premièrement, celle qui permet aux êtres de s’accroître et de se nourrir, en attirant à eux la nourriture nécessaire à leur développement. On l’appelle « naturelle » : elle se trouve chez les plantes. Dans les produits du sol, en effet, on peut voir une force vitale privée de sensation. Secondement, il y a une autre forme de vie, qui possède la première et qui a en plus un organisme sensoriel. C’est le cas des animaux sans raison : ils se nourrissent et se développent, mais ont aussi une activité sensible et la perception. Enfin la perfection de la vie corporelle se trouve dans la nature rationnelle, c’est-à-dire la nature humaine : elle se nourrit, a des sens, participe de la raison et se gouverne par l’esprit. VIII
Donnons donc des êtres la division suivante : d’un côté, la nature intellectuelle, de l’autre la nature corporelle. Laissons pour le moment la question de savoir comment se divise la première : ce n’est pas notre sujet. Disons seulement : parmi les natures corporelles, les unes ne participent en aucune façon à la vie, les autres ont une énergie vitale. De nouveau, parmi les corps vivants, les uns ont la sensation, les autres en sont dépourvus. A son tour, la nature sensible se divise en rationnelle et en irrationnelle. VIII
Aussi après la matière inanimée, qui est comme le fondement sur lequel repose le genre des animés, Moïse parle de la formation de cette vie « naturelle » qui existe dans les plantes ; il place ensuite la naissance des êtres qui ont une organisation sensible. Alors suivant le même ordre logique, parmi les êtres qui reçoivent la vie à travers la chair, il y a, d’un côté, les êtres sensibles qui existent sans posséder de nature spirituelle, de l’autre, les êtres doués de raison, qui ne subsisteraient pas dans un corps, s’ils ne se fondaient dans un organisme sensible. Aussi c’est en dernier lieu, après les plantes et les animaux, que l’homme est créé ; car la nature avance vers la perfection par un ordre et un chemin régulier. VIII
L’Apôtre nous apprend la même chose par ses paroles aux Éphésiens : il prie pour eux, afin qu’ils gardent dans son intégralité, pour la venue du Seigneur, la beauté du corps, de l’âme et de l’esprit. Pour désigner la partie nutritive, il dit le « corps » ; par « âme », il entend la partie sensitive ; par « esprit », la partie intellectuelle . De la même manière, le Seigneur dans l’Évangile enseigne au scribe que l’amour de Dieu vient avant tout commandement et qu’il doit s’exercer par tout le coeur, toute l’âme et toute la pensée. Là aussi l’Écriture semble faire la même distinction ; elle parle de « coeur » pour désigner l’ensemble corporel, d’ « âme » pour ce qui est intermédiaire entre le corps et l’esprit et d’ « esprit » pour la nature supérieure, la faculté de comprendre et d’agir. De là viennent les trois distinctions que l’Apôtre établit dans les principes qui inspirent notre action : il appelle l’un « charnel », celui qui ne voit que le ventre et le plaisir ; l’autre est l’ « animal », intermédiaire entre la vertu et le vice, supérieur au second, sans appartenir tout à fait au premier ; enfin le dernier est le « spirituel », qui consiste en la perfection de la vie selon Dieu. C’est pourquoi il dit aux Corinthiens, blâmant leur vie de pure jouissance et de soumission aux passions : « Vous êtes charnels et incapables de saisir des doctrines plus élevées » . Ailleurs, faisant une différence entre le degré du milieu et le degré plus parfait, il dit : « L’homme animal ne comprend pas les choses de l’esprit ; elles sont folie pour lui ; l’homme spirituel au contraire juge de tout et n’est lui-même jugé par personne » . Comme donc « l’animal » est élevé au-dessus du « charnel », de la même façon le « spirituel » est placé au-dessus de « l’animal ». VIII
Si donc l’Écriture fait venir l’homme en dernier après tout vivant, c’est que Moïse veut donner un enseignement sur l’âme et, dans la suite nécessaire de l’ordre des êtres, il voit la perfection dans les derniers venus. En effet dans l’être doué de raison sont compris tous les autres ; dans l’être doué de sens, tout l’ordre « naturel » est présent et celui-ci n’est attribué qu’à la pure matière. Ainsi la nature, par les propriétés de la vie qui sont comme des degrés, paraît faire sa route en avant de l’inférieur au plus parfait . VIII
A cette fin les mains ont été articulées au corps. Sans doute peut-on dénombrer par milliers les besoins de la vie où la finesse de ces instruments qui suffisent à tout a servi l’homme dans la paix comme dans la guerre ; pourtant c’est avant tout pour le langage que la nature a ajouté les mains à notre corps. Si l’homme en était dépourvu, les parties du visage auraient été formées chez lui, comme celles des quadrupèdes, pour lui permettre de se nourrir : son visage aurait une forme allongée, amincie dans la région des narines, avec des lèvres proéminentes, calleuses, dures et épaisses, afin d’arracher l’herbe ; il aurait entre les dents une langue toute autre que celle qu’il a, forte en chair, résistante et rude, afin de malaxer en même temps que les dents les aliments ; elle serait humide, capable de faire passer ces aliments sur les côtés, comme celle des chiens ou des autres carnivores, qui font couler les leurs au milieu des interstices des dents. Si le corps n’avait pas de mains, comment la voix articulée se formerait-elle en lui ? La constitution des parties entourant la bouche ne serait pas conforme aux besoins du langage. L’homme, dans ce cas, aurait dû bêler, pousser des cris, aboyer, hennir, crier comme les boeufs ou les ânes ou faire entendre des mugissements comme les bêtes sauvages. Mais puisque la main a été donnée au corps, la bouche peut sans difficultés s’occuper de servir à la parole. Aussi les mains sont bien la caractéristique évidente de la nature rationnelle : le modeleur de notre nature nous rend par elles le langage facile. VIII
Nous avons été amenés à faire ces réflexions subsidiaires à propos du but premier de ce chapitre. Nous nous demandions si la puissance spirituelle a son siège dans une partie spéciale de notre être ou si elle s’étend pareillement en toutes. Certains, disions-nous, assignent à l’esprit une localisation et ils fondent leur supposition sur ce fait que l’exercice de la pensée est arrêté chez ceux dont les méninges sont malades. Notre raisonnement a montré qu’en tout organe du composé humain, qui a de soi une activité propre, la puissance de l’âme peut rester sans effet, si l’organe en question ne se maintient pas dans l’ordre naturel. Ces considérations nous ont amenés à introduire dans la suite de l’exposé le principe énoncé ci-dessus, où nous voyons que dans le composé humain, l’esprit est gouverné par Dieu, et notre vie matérielle par l’esprit, lorsqu’elle garde l’ordre de la nature. Mais se détourne-t-elle de cet ordre, elle devient étrangère à l’influence de l’esprit. Là-dessus revenons au point d’où nous étions partis, à savoir que sur les parties de notre être qui ne se détournent pas de leur constitution naturelle à la suite de quelque passion (pathos), l’esprit exerce sa puissance propre ; il a de la force sur les organes en bon état mais il est impuissant sur ceux qui ne laissent pas place a son activité. D’autres arguments peuvent encore servir à établir cette façon de penser ; si vous n’êtes pas fatigué par ce que nous avons dit, autant que j’en suis capable, je donnerai encore quelques explications sur ces matières. XII
Cette vie matérielle et fluente des corps, toujours soumise au changement, ne trouve de possibilité d’exister que dans la perpétuité de son mouvement. Comme un fleuve emporté par son courant a le lit où il coule, toujours plein, bien que la même eau ne soit jamais au même endroit, mais qu’une partie soit déjà en aval, quand l’autre est encore en amont, ainsi notre vie matérielle ici-bas s’écoule dans le mouvement et, par la succession continue des contraires, est prise dans un changement qui ne peut s’arrêter. Au lieu d’avoir la possibilité de rester toujours au même endroit, elle est douée d’un mouvement où elle ne cesse de changer parmi des qualités semblables ; et si elle s’arrêtait jamais dans son mouvement, elle cesserait d’exister. Ainsi le vide succède au plein et de nouveau le plein vient prendre la place du vide. XIII
Nous avons découvert en ce qui vit trois facultés distinctes : la première, « nutritive », n’a pas la sensation ; la seconde, nutritive et sensitive à la fois, n’a pas l’activité rationnelle ; enfin la dernière, rationnelle et parfaite, se répand à travers toutes les autres, en sorte qu’elle est présente en toutes et à l’esprit en sa partie supérieure. Cependant on ne doit pas en conclure que le composé humain soit formé d’un mélange de trois âmes que l’on pourrait considérer dans leurs délimitations propres et qui donnerait à penser que notre nature est un composé de plusieurs âmes. En réalité l’âme, dans sa vérité et sa perfection, est une par nature, étant à la fois spirituelle et sans matière et, par les sens, se trouvant mêlée à la nature matérielle. Toute partie matérielle soumise au changement et à l’altération, se développera si elle participe de la puissance de l’âme. Mais si elle s’éloigne de l’âme qui lui donne la vie, elle perd son mouvement. Aussi, comme il n’y a pas de sensation sans substance matérielle, en dehors de la puissance spirituelle, les sens à leur tour ne peuvent avoir d’activité. XIV
Ainsi donc comme l’âme a sa perfection dans ce qui est intelligent et doué de raison, tout ce qui ne réalise pas cette qualité peut recevoir par similitude le nom d’âme, mais ne l’est pas réellement : il ne s’agit alors que de quelque énergie vitale, mise par appellation en parallèle avec l’âme. Aussi Dieu qui fixe les lois de chaque être a également remis à l’homme pour ses besoins les animaux qui tiennent encore de près à cette vie « naturelle », pour qu’ils lui servent de nourriture comme les plantes : « Vous mangerez, dit-il, de toutes les viandes comme des herbes des champs. » L’animal, en effet, par son activité sensible, paraît peu élevé au-dessus des êtres qui se nourrissent et s’accroissent sans cette activité. Ceci peut servir d’enseignement aux amis de la chair pour leur persuader de ne pas conduire leurs pensées selon les apparences sensibles, mais de se consacrer aux biens supérieurs de l’âme, puisque c’est en eux que celle-ci réside en sa vérité, tandis que la sensation leur est commune avec les animaux. XV
Selon l’Église, en quoi consiste la grandeur de l’homme? Non à porter la ressemblance de l’univers créé, mais à être à l’image de la nature de celui qui l’a fait. Quel est le sens de cette attribution d’« image » ? Comment, dira-t-on, l’incorporel est-il semblable au corps ? Comment ce qui est soumis au temps est-il semblable à l’éternel ? Ce qui se modifie à ce qui ne change pas ? À ce qui est libre et incorruptible ce qui est soumis aux passions et à la mort ? À ce qui ne connaît pas le vice ce qui en tout temps habite et grandit avec lui ? Il y a une grande différence entre le modèle et celui qui est « à l’image ». Or l’image ne mérite parfaitement son nom que si elle ressemble au modèle. Si l’imitation n’est pas exacte, on a affaire à quelque chose d’autre, mais non à une image. Comment donc l’homme, cet être mortel, soumis aux passions et qui passe vite, est-il image de la nature incorruptible, pure et éternelle ? Seul celui qui est la vérité sait clairement ce qu’il en est. Pour nous, selon notre capacité, par des conjectures et des suppositions, nous suivrons la vérité à la trace. Voici donc sur ces points ce que nous supposons : D’un côté, la parole divine ne ment pas, lorsqu’elle fait de l’homme l’image de Dieu ; de l’autre, la pitoyable misère de notre nature n’a pas de commune mesure avec la béatitude de la vie impassible. Il faut choisir : quand nous mettons en comparaison Dieu et notre nature, ou la divinité est soumise aux passions, ou l’humanité est établie dans la liberté de l’esprit, si l’on veut chez les deux à la fois parler de ressemblance. Mais si ni la divinité ne connaît les passions ni notre nature ne les exclut, avons-nous un moyen de vérifier l’exactitude de la parole divine : « L’homme a été fait à l’image de Dieu » ? Revenons à la divine Écriture elle-même pour voir si la suite du récit ne donnera pas à nos recherches quelque fil conducteur. Après la parole : « Faisons l’homme à notre image » et après avoir indiqué la fin de cette création, elle poursuit : « Dieu fit l’homme et Il le fit à son image. Il les fit mâle et femelle…». Déjà précédemment, on a vu que cette parole a été proférée à l’avance contre l’impiété des hérétiques, afin de nous apprendre que, si Dieu le Fils unique fit l’homme « à l’image de Dieu », il n’y a pas de différence à mettre entre la divinité du Père et celle du Fils, puisque la Sainte Écriture les appelle Dieu l’un et l’autre, celui qui a fait l’homme et celui à l’image de qui il a été fait. Mais laissons ce point pour revenir à notre sujet : Comment, si la divinité est heureuse et l’humanité malheureuse, se peut-il que l’Écriture dise celle-ci « à l’image » de celle-là ? XVI
L’Écriture nous donne ici, je crois, un enseignement d’une grande élévation. Voici quel il est : entre deux extrêmes opposés l’un à l’autre, la nature humaine tient le milieu, entre la nature divine et incorporelle et la vie de l’irrationnel et de la brute. En effet, comme il est facile de le constater, le composé humain participe de deux ordres : de la Divinité, il a la raison et l’intelligence qui n’admettent pas en elles la division en mâle et femelle ; de l’irrationnel, il tient sa constitution corporelle et la division du sexe. Tout être qui participe de la vie humaine possède l’un et l’autre caractère dans leur intégralité. XVI
Dieu est par sa nature tout ce que notre pensée peut saisir de bon. Bien plus il dépasse toutes les conceptions et toutes les expériences que nous avons du bien et, s’il crée la vie humaine, il n’a d’autre raison que sa bonté. XVI
Avant d’explorer l’objet de ce chapitre, peut-être vaut-il mieux chercher la solution d’une difficulté de nos adversaires. Ils disent qu’avant la faute, le récit ne parle ni d’enfantement, ni des douleurs qui l’accompagnent, ni d’instinct de procréation. Quand Dieu chasse Adam et Ève du paradis après leur faute et que la femme est condamnée aux douleurs de l’enfantement, alors seulement Adam vient connaître sa compagne en mariage et la première procréation a lieu. Si donc dans le Paradis il n’y avait ni mariage ni douleurs ni enfantement, il est, à leur avis, nécessaire d’en conclure que la multiplication de la vie humaine ne se serait pas faite, si le bienfait de l’immortalité ne nous avait été enlevé pour nous faire mortels et si le mariage, grâce aux naissances, n’avait préservé la nature, en amenant à la vie de nouveaux êtres à la place des disparus. Si bien que d’une certaine façon la faute qui s’introduit dans la vie humaine eut son utilité : sans elle, la race humaine en serait restée au couple primitif, puisque la crainte de la mort n’aurait pas été là pour pousser la nature à se reproduire. XVII
Sur ces points, une fois de plus, la vérité, quelle qu’elle soit, ne saurait apparaître dans son évidence qu’aux initiés, comme Paul, des mystères indicibles du paradis. Pour nous, voici notre avis : un jour où les Sadducéens faisaient objection à la doctrine de la Résurrection et où, pour confirmer leur thèse, ils mettaient en avant le cas de cette femme mariée successivement à sept frères, en demandant à qui après la Résurrection elle appartiendrait, le Seigneur, non seulement pour instruire les Sadducéens, mais aussi pour faire connaître aux âges à venir le mystère de la vie dans la Résurrection, dit : « A la résurrection ni les hommes ni les femmes ne se marieront ; car ils ne peuvent plus mourir : ils sont semblables aux Anges et fils de Dieu, étant fils de la Résurrection ». La grâce de la Résurrection ne nous est pas présentée autrement que comme le rétablissement dans le premier état de ceux qui sont tombés. En effet la grâce que nous attendons est le retour à la première vie, où sera ramené dans le paradis celui qui en avait été chassé. XVII
Si, une fois rétablie dans l’ordre, notre vie va de pair avec celle des Anges, c’est que la vie avant la faute était en quelque façon angélique . Aussi notre retour au premier état nous rend-il semblables aux Anges. Or, comme on sait, bien que le mariage n’existe pas chez eux, leurs armées constituent des myriades infinies. Ainsi le décrit Daniel dans ses visions. Donc, comme eux, si le péché ne nous avait transformés et fait déchoir de l’état d’égalité où nous étions avec eux, nous n’aurions pas eu besoin du mariage pour nous multiplier. XVII
Celui qui amène toutes choses à l’être et qui, dans son propre vouloir, forme tout l’homme selon l’image divine, répugne à voir se constituer la plénitude numérique des âmes humaines par les apports successifs de générations ; sa puissance presciente conçoit globalement dans son ensemble toute la nature humaine et l’élève au pied d’égalité avec les anges. Mais, comme sa puissance qui voit tout lui montre à l’avance la déviation de notre liberté hors de la route droite et la chute qui s’ensuit, loin de la vie des anges, afin de ne pas mutiler le total des âmes humaines qui ont perdu le mode d’accroissement de l’espèce angélique, Dieu, pour ces raisons, établit pour notre nature un moyen plus adapté à notre glissement dans le péché : au lieu de la noblesse des anges, il nous donne de nous transmettre la vie les uns aux autres, comme les brutes et les êtres sans intelligence. De là vient sans doute que le grand David, prenant en pitié la misère humaine, gémit sur nous en ces termes : « L’homme qui était en dignité n’a pas compris » , – en dignité, c’est-à-dire dans un état pareil à celui des anges. A cause de cela, continue-t-il, il a été rejeté dans la compagnie des bêtes sans raison et leur est devenu semblable. Il est réellement devenu bestial, celui qui a reçu ce genre de naissance qui le fait déchoir, à cause de son penchant vers la matière. XVII
Tel est, selon moi, le principe de chacune des « dispositions passionnelles », qui, jaillissant comme d’une source, ont débordé sur la vie humaine . La preuve en est en ce que ces mouvements qui se manifestent chez nous nous sont communs avec les animaux. En effet on ne peut strictement attribuer à la nature humaine, qui porte les traits de la forme même de Dieu, l’origine de ces dispositions. Mais comme les animaux sont venus dans le monde avant l’homme et que, pour la raison dite plus haut, ils lui ont communiqué quelque chose de leur nature, à savoir ce qui concerne la naissance, l’homme a aussi en commun avec eux leurs autres particularités. XVIII
La colère ne peut être un point de ressemblance entre Dieu et l’homme ; le plaisir ne saurait non plus définir la nature supérieure et la lâcheté, l’audace, le désir des grands biens, la haine de toute condition inférieure et tous les sentiments semblables ne sont guère des notes qui conviennent à la Divinité. Ces caractères, c’est de la nature irrationnelle que la nature humaine les tire. Toutes les protections qui servent à la conservation de la vie animale, transportées dans la vie humaine, donnent ces mouvements des « passions ». Ainsi le courage préserve les carnivores ; la recherche de la volupté est la sauvegarde des plus féconds. Ceux qui n’ont pas de forces, la lâcheté les protège et la crainte ceux qui sont d’une prise facile aux forts ; la gloutonnerie garde ceux qui sont d’un grand embonpoint. Et quand ils ne peuvent contenter leurs plaisirs, les animaux connaissent aussi le chagrin. Dans la constitution de l’homme, toutes ces dispositions et autres semblables se sont introduites à la suite de notre naissance animale. Qu’on me permette une comparaison entre l’image de l’homme et l’une de ces curieuses créations des sculpteurs. De même que dans certains modelages, l’on voit sculptée une double forme, que les artistes ont imaginée pour la stupeur des passants, représentant dans une seule tête deux visages d’aspect différent, de même, semble-t-il, l’homme porte la ressemblance de deux objets opposés. Par son esprit déiforme, il porte les traits de la beauté de Dieu ; par les poussées en lui de ces « mouvements », la similitude de la brute. XVIII
Mais grâce à ceux dont la vie s’est redressée, on peut encore voir parmi les hommes l’image divine. Si en effet une vie toute aux passions et à la chair nous dissuade d’admettre en l’homme la parure de la beauté de Dieu, la vie de celui qui par la vertu s’est élevé loin des souillures consolidera en nous une meilleure idée de l’homme. Il est plus simple de prendre un exemple : la souillure du péché a effacé la beauté de leur nature en certains hommes dont les fautes sont connues, comme Jéchonias ou quelque autre célèbre par ses vices. Mais si vous regardez Moïse ou ceux qui lui ont ressemblé, ils ont gardé dans sa pureté la forme de l’image. Et la vue de ceux en qui l’image n’a pas été obscurcie confirme notre foi en la création de l’homme comme image de Dieu. XVIII
Malgré tout, quelqu’un rougit peut-être de la nécessité où nous sommes de manger comme les animaux pour entretenir notre vie et il en conclut qu’il est indigne de croire l’homme à l’image de Dieu. Eh bien ! qu’il espère que cette charge sera un jour enlevée à la nature dans la vie que nous attendons : « Le royaume de Dieu, comme dit l’Apôtre, n’est pas manger et boire » et le Seigneur a affirmé que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu . La résurrection fera paraître en nous une vie semblable à celle des anges. Or pour les anges, il n’est pas question de manger. Nous avons donc tout ce qu’il faut pour croire qu’un jour l’homme sera débarrassé de cette charge, lui qui vivra comme les anges. XVIII
Ce ne sera pas, dit-on peut-être, au même genre de vie qu’à l’origine que l’homme reviendra alors, si précisément dans le premier état nous étions dans la nécessité de manger, tandis qu’après la résurrection nous serons délivrés de cette charge. Pour ma part, quand je lis l’Écriture , je ne puis admettre qu’il s’agisse de nourriture corporelle pas plus que de jouissance charnelle, mais d’un plaisir tout autre, présentant bien une analogie avec le plaisir du corps, mais dont la jouissance s’adresse à l’âme seule. « Mangez des pains qui m’appartiennent », ordonne la Sagesse à ceux qui ont faim ; et le Seigneur béatifie ceux qui ont faim de cette nourriture, à savoir : « Si quelqu’un a soif, dit-il, qu’il vienne à moi et qu’il boive. » Et le grand Isaïe : «Buvez à la joie », ordonne-t-il à ceux qui sont capables de comprendre la sublimité de sa doctrine. On trouve aussi contre les coupables cette menace prophétique, qu’ils seront punis par la faim . La faim n’est pas ici une disette de pain et d’eau, mais le manque de Parole ; car l’Écriture ne veut parler ni du pain ni de l’eau, mais de la faim d’entendre les paroles du Seigneur. XIX
Quand donc on parle de la plantation de Dieu dans l’Eden (Eden signifie «jouissance»), il faut penser à un fruit en rapport avec elle et ne pas hésiter à en faire la nourriture de l’homme, sans songer pour cette vie du paradis à notre nourriture passagère et fuyante : « Vous mangerez, dit Dieu, de tout arbre qui est dans le Paradis. » Qui donnera à celui qui a la véritable faim cet arbre-là, celui qui est dans le paradis, cet arbre qui renferme tout bien, qui est désigné par ce mot « tout », et dont l’Écriture accorde à l’homme la participation ? En ce mot qui désigne un ensemble et s’élève au-dessus de tout, est contenu naturellement l’idée de tout bien et par un seul arbre est signifié le tout. Qui m’écartera au contraire de goûter à cet arbre mélangé et participant de deux genres ? Ceux qui y regardent de près voient clairement quel est ce « tout », dont le fruit est la vie et aussi quel est cet arbre au fruit mélangé, dont le terme est la mort ? Celui, en effet, qui remet sans réserve à l’homme la jouissance du tout, le détourne absolument par ses paroles et ses conseils de toucher à ces biens « mélangés » . Pour interpréter cette parole, les meilleurs maîtres me semblent être le grand David et le sage Salomon. Tous les deux pensent que le bienfait unique de la jouissance qui nous est accordée, c’est le vrai Bien lui-même, qui est précisément « tout bien ». David dit : « Jouissez du Seigneur » et Salomon nomme « arbre de vie cette Sagesse même » qui est le Seigneur. XIX
Donc l’expression « tout arbre » désigne la même chose que l’arbre de vie, celui dont l’Écriture fait don pour sa nourriture à celui qui a été façonné selon Dieu. Un autre arbre est entièrement distingué de celui-là : c’est celui dont la manducation met en nous la connaissance du bien et du mal : non que de sa nature, il produise en partie l’un et l’autre de ces opposés, mais il fait fleurir un fruit tout mélangé, composé des qualités contraires. Le maître de la vie nous empêche d’en manger ; le serpent nous le conseille, afin de donner ainsi une entrée à la mort. Et son conseil est persuasif, car il entoure le fruit de belles couleurs et de charme, afin qu’il paraisse agréable et qu’il excite en nous le désir d’en goûter. XIX
Lors donc que ce poison funeste eut produit ses effets sur la vie humaine, alors l’homme, dont la création et le nom sont pleins de grandeur, cette image de la nature divine, devint semblable, comme dit le Prophète , aux créatures frivoles. Et ainsi l’image ne réside plus que dans les parties les plus sublimes de notre être ; les tristesses et les misères de la vie présente n’ont rien à voir avec notre ressemblance divine. XX
Selon les astronomes, en ce monde tout rempli de lumière, l’ombre est formée par l’interposition du corps de la terre. Mais l’ombre, d’après la forme sphérique de celle-ci, est enfermée sur la partie arrière par les rayons du soleil et prend la forme d’un cône. Le soleil, lui, plusieurs fois plus grand que la terre, l’encercle de toutes parts de ses rayons et, à la limite du cône, réunit entre eux les points d’attache de la lumière. Supposons maintenant que l’on puisse franchir la limite de la zone obscure ; l’on se trouvera dans une lumière jamais interrompue par les ténèbres . De la même façon, lorsqu’ayant franchi la limite du vice, nous serons parvenus au sommet de l’ombre formée par le péché, de nouveau nous établirons notre vie dans la lumière, car la nature du bien comparée à l’étendue du vice déborde infiniment toutes limites. De nouveau, nous connaîtrons le paradis, de nouveau nous connaîtrons cet arbre, qui est l’arbre de vie. De nouveau, la beauté de l’image et notre première dignité . Ici je n’entends parler d’aucun de ces biens, dont Dieu a fait aux hommes un besoin pour leur vie, mais de l’espérance d’un autre royaume, dont la description demeure impossible. XXI
Vous me demanderez la raison pour laquelle cette existence douloureuse ne se change pas tout de suite en celle que nous désirons, mais pourquoi elle se prolonge dans la lourdeur charnelle jusqu’à des temps fixés et attend le terme de l’accomplissement universel, pour délivrer l’humanité du mors qu’elle porte et la faire enfin passer dans la liberté absolue de la vie bienheureuse et impassible. La vérité seule pourrait dire si la raison que nous invoquons lui est conforme. En tout cas, voici ce qui nous est venu à l’esprit. XXII
Avec l’achèvement de la génération humaine, le temps cessera définitivement et alors toutes choses retourneront à leurs éléments primitifs. Dans ce bouleversement universel, l’humanité aussi sera transformée et de son état périssable et terrestre, passera dans un état impassible et éternel. C’est à quoi le divin Apôtre me semble avoir songé, lorsqu’il prédit dans son Épître aux Corinthiens l’arrêt soudain du temps et le renouvellement de tout ce qui est soumis au mouvement : « Je vous annonce, dit-il, un mystère : tous, nous ne nous endormirons pas dans la mort, mais tous nous serons transformés, dans un instant indivisible, en un clin d’oeil, au son de la dernière trompette. » A mon sens, puisque le plérôme de l’humanité est parvenu à son terme selon la mesure prévue, par le fait que le nombre des âmes n’a plus désormais à s’accroître, l’Apôtre veut dire qu’un instant suffira à la transformation de la création et il exprime par cet instant indivisible et ce clin d’oeil cette limite du temps qui n’a ni partie ni extension. Aussi celui qui est parvenu à cet ultime sommet du temps, après lequel il n’y a plus de division temporelle, ne peut obtenir cette révolution transformante de la mort que si la trompette de la Résurrection a d’abord retenti pour réveiller tous les morts et faire passer tous ensemble dans l’immortalité ceux qui resteront en vie ; ceux-ci deviendront semblables aux autres que la résurrection aura transformés, au point de n’être plus entraînés vers le bas par le poids de leur chair et de ne plus être retenus à terre par leur masse, mais de vivre dans les espaces célestes. « Nous serons ravis, en effet, dit l’Apôtre, dans les nuages, à la rencontre du Seigneur, dans les airs, et ainsi pour toujours, nous serons avec le Seigneur . » Supportons donc le temps qui s’étend nécessairement le long du développement de l’humanité. XXII
Tous les patriarches qui entourent Abraham eurent le désir de voir la béatitude et ils ne cessèrent d’espérer la patrie céleste, comme dit l’Apôtre. Cependant ils demeurent encore dans l’espoir de ce bienfait, tandis que Dieu dispose les choses pour notre bien, selon la parole de l’Apôtre, afin, dit-il, qu’ils ne parviennent pas au terme sans nous. Si donc ceux qui viennent de loin supportent ce délai, si la seule vue de ces biens par la foi et l’espérance n’a pas empêché leur amour, selon l’Apôtre, et s’ils se reposent dans la certitude de la jouissance future sur la foi de la promesse, que doivent faire beaucoup d’entre nous, dont la vie ne manifeste guère l’espoir de ces biens supérieurs ? L’âme du prophète défaillait de désir et il avoue dans les Psaumes l’amour dont il est possédé, disant qu’il ne se tient plus d’être dans la maison du Seigneur, même si on doit le mettre à la dernière place. Car il préfère sans comparaison y être le dernier, plutôt que d’être le premier sous les tentes de ceux qui passent leur vie dans le péché. Pourtant il supportait ce délai, alors qu’il n’avait de bonheur que dans l’au-delà et aimait mieux quelques instants avec Dieu que mille années sur terre. « Un seul jour dans vos demeures vaut mieux que mille ans » , dit-il. Il ne trouvait pas mauvais le gouvernement nécessaire du monde et il lui paraissait suffisant au bonheur de l’humanité de ne l’avoir vu qu’en espérance. C’est pourquoi, à la fin de son Psaume, il dit : « Seigneur, Dieu des puissances, bienheureux l’homme qui espère en toi. » Nous non plus, nous ne devons pas resserrer nos coeurs, si la réalisation de nos espérances tarde un peu ; nous devons plutôt mettre tous nos soins à ne pas en être exclus. XXII
Qu’on prédise à un ignorant qu’à l’été la moisson viendra, que les greniers seront pleins et qu’en ce temps d’abondance, les tables seront chargées de mets, vous traiteriez de fou celui qui aurait hâte d’avoir devant lui la moisson, quand il faut d’abord semer et donner de sa peine, si l’on veut voir les fruits. Alors, que vous le vouliez ou non, la moisson viendra au temps fixé. Mais ils ne la verront pas du même oeil, celui qui par ses soins aura préparé pour lui la récolte et celui qui devant la moisson sera resté sans la préparer. De la même façon, je pense, alors que tous, nous savons par les oracles divins que le temps viendra de la transformation, nous n’avons pas à nous soucier du moment (le Christ a bien dit que ce n’était pas à nous de savoir les circonstances et l’époque) et à échafauder des raisonnements qui ne feront que gâter notre espérance de la Résurrection . Mais appuyés solidement sur la foi de ce que nous attendons, il faut nous assurer à l’avance le bienfait à venir par l’excellence de notre vie. XXII
Quelqu’un voyant la corruption des corps et jaugeant la Divinité à la mesure de ses forces soutient peut-être l’impossibilité de notre enseignement sur la Résurrection, sous prétexte qu’il ne peut admettre l’arrêt des êtres soumis au mouvement et le retour à la vie d’êtres qui ne se meuvent plus. Cet adversaire trouvera d’abord une excellente preuve de la vérité de la Résurrection, en examinant combien est digne de foi l’annonce qui en est faite : en particulier, il fondera son assentiment sur la réalisation actuelle de prophéties faites dans le passé. En effet, dans le nombre et la diversité des récits de la Sainte Écriture, il est possible de se demander si l’ensemble des prédictions qui s’y trouvent tient du mensonge ou de la vérité et de se faire par là une idée sur la doctrine de la Résurrection. Si ailleurs les paroles sont mensongères et s’écartent avec évidence de la vérité, la prophétie sur la Résurrection, elle aussi, sera fausse. Si, au contraire, les faits confirment la vérité de tout le reste, il serait logique d’en conclure à l’exactitude des prophéties sur la Résurrection. Rappelons donc une ou deux de ces prédictions et confrontons l’événement avec elles, afin de connaître par là la vérité de la Parole divine. XXV
Ensuite il manifeste un peu plus sa puissance, en rendant à la vie le fils de l’officier royal qui, de l’avis de tous, était en danger et que l’on s’attendait à voir mourir (il était en effet sur le point de mourir, dit l’Évangile, et le père criait : « Descends avant que ne meure mon enfant » ). Il montre un peu plus sa puissance par le fait qu’il ne s’est pas même approché de l’endroit où était le malade, mais que de loin il lui a rendu la vie par la force de son commandement. XXV
De nouveau il s’élève régulièrement à des miracles plus grands. S’étant mis en route pour aller vers l’enfant du chef de la Synagogue , il s’attarde volontairement en chemin à rendre publique la guérison cachée de l’hémorroïsse, comme pour laisser le temps à la mort d’emporter le malade. Or l’âme était depuis peu séparée du corps et les pleureuses se pressaient là avec des cris funèbres et des lamentations : lui, d’un mot, comme s’il s’agissait du sommeil, fait lever l’enfant et le rend à la vie. Ainsi il conduit d’une marche régulière la faiblesse humaine vers des oeuvres plus grandes. XXV
Quatre jours s’étaient écoulés depuis l’événement ; les rites habituels avaient été accomplis pour le mort et le corps était déposé dans le tombeau. Sans doute le cadavre se gonflait déjà ; il commençait à se corrompre et à se dissoudre dans les profondeurs de la terre, selon les lois normales. C’était un objet à fuir, lorsque la nature se vit contrainte de rendre de nouveau à la vie ce qui déjà se dissolvait et était d’une odeur repoussante. Alors l’oeuvre de la résurrection universelle est amenée à l’évidence par une merveille que tous peuvent constater. Il ne s’agit pas ici d’un homme qui se relève d’une maladie grave ou qui, près du dernier soupir, est ramené à la vie ; il ne s’agit pas de faire revivre un enfant qui vient de mourir ou de délivrer du cercueil un jeune homme que l’on portait en terre. Il s’agit d’un homme âgé qui est mort et dont le cadavre, déjà flétri et gonflé, tombe en dissolution au point que ses proches ne supportent pas de faire approcher le Seigneur du tombeau, à cause de la mauvaise odeur du corps qui y est déposé. Or cet homme, par une seule parole, est rendu à la vie et ainsi est fondée l’assurance de la Résurrection : ce que nous attendons pour le tout, nous l’avons concrètement réalisé sur une partie. De même, en effet, que dans la rénovation de l’univers, comme dit l’Apôtre, le Christ lui-même descendra en un clin d’oeil, à la voix de l’Archange, et par la trompette fera lever les morts pour l’immortalité , de la même façon maintenant celui qui, au commandement donné, secoue dans le tombeau la mort comme on secoue un songe et qui laisse tomber la corruption des cadavres qui l’atteignait déjà, bondit du tombeau dans son intégrité et en pleine santé, sans que les bandelettes qui entourent ses pieds et ses mains l’empêchent de sortir. XXV
Est-ce là peu de chose pour fonder notre foi en la Résurrection des morts ? Cherchez-vous encore d’autres témoignages pour confirmer votre jugement sur ce point ? Eh bien ! Ce n’est pas sans raison, je crois, que le Seigneur, voulant traduire la pensée des hommes à son sujet, dit ces mots aux Capharnaïtes : « Sans doute, m’appliquerez-vous ce proverbe : « Médecin, guéris-toi toi-même. » Celui qui sur les corps des autres a habitué les hommes à la merveille de la Résurrection devait affermir sur lui-même la foi en sa parole. Vous voyez qu’un appel de lui produit son effet chez les autres : des hommes sur le point de mourir, l’enfant qui vient à peine d’expirer, le jeune homme porté au tombeau, le mort déjà corrompu, tous, à un seul commandement, sont rappelés également à la vie. Vous demandez où sont ceux qui sont morts dans des blessures et dans le sang, afin que la défaillance en ce point de sa puissance vivifiante n’amène pas le doute sur ses bienfaits : voyez celui dont les mains ont été transpercées par les clous, voyez celui dont le côté a été traversé par la lance. Portez vos doigts à l’endroit des clous. Avancez votre main dans la blessure faite par la lance. Vous pourrez constater de combien la pointe de celle-ci a dû s’enfoncer à l’intérieur, en calculant sa pénétration par la largeur de la blessure. La plaie laisse la place à une main d’homme ! Vous pouvez supposer combien le fer est allé profond. Si cet homme est ressuscité, on peut bien conclure en redisant le mot de l’Apôtre : « Comment certains disent-ils qu’il n’y a pas de Résurrection des morts ? » XXV
Le témoignage des événements passés confirme donc la vérité de toute prédiction du Seigneur : non seulement la Résurrection nous est enseignée par des paroles, mais, grâce à ceux-là même que la résurrection a rendus à la vie, les faits nous donnent la preuve de la promesse. Maintenant, quel argument reste-t-il à ceux qui ne croient pas ? Nous laisserons là tous ceux qui se fondent sur la « philosophie » ou sur de vaines erreurs pour repousser la foi dans sa simplicité et nous donnerons notre assentiment sans réserve aux brèves paroles du Prophète qui nous enseigne la manière dont se fera ce don : « On leur enlèvera, dit-il, le souffle et ils expireront et ils retourneront en leur poussière. Tu enverras ton Esprit et ils seront créés et tu renouvelleras la face de la terre. » Alors le Seigneur trouvera sa joie en ses oeuvres, les pécheurs ayant débarrassé la terre. Comment pourrait-on appeler quelqu’un pécheur, quand le péché n’existe plus ? XXV
Peut-être, si vous considérez les éléments de l’univers, il vous paraît difficile que, après le retour de l’air qui est en nous à ses éléments premiers et de même après le mélange du chaud, de l’humide et de la terre avec leurs éléments naturels, de nouveau, à partir de cette masse commune, ce qui appartient à chacun retourne à son propriétaire. N’avez-vous donc pas réfléchi, par des exemples tirés de la vie humaine, que cela même n’est pas au-dessus des bornes de la puissance divine ? Vous avez certainement vu, dans des lieux habités par des hommes, un seul troupeau formé de la réunion d’animaux appartenant à différents propriétaires : lorsque vient le moment de répartir à nouveau les bêtes entre leurs possesseurs, l’habitude des animaux de se rendre à l’étable ou certains signes qu’ils ont sur eux permettent à chaque maître de retrouver son bien. A votre propos, imaginez quelque chose de semblable et vous ne serez pas loin de la vérité. L’âme a naturellement en elle une inclination affectueuse pour le corps avec qui elle habite et, à cause de son union avec lui, elle possède une aptitude secrète à reconnaître son familier, comme si naturellement elle conservait quelques marques spéciales, lui permettant, dans cette masse commune, de discerner son bien demeuré sans mélange. Si l’âme tire de nouveau à elle ce qui lui appartient par un lien de parenté, pourquoi interdire à la puissance divine de rassembler les éléments de même famille qui, par une attraction spontanée, se portent d’eux-mêmes vers ce qui est à eux ? XXVII
Certains de nos devanciers, auteurs du traité « des Principes », ont enseigné que les âmes préexistent et forment pour ainsi dire un peuple dans une cité à part. Là sont placés les modèles du vice et de la vertu. Tant que l’âme demeure dans le bien, elle reste sans l’expérience de liaison corporelle, mais si elle déchoit de la participation qu’elle a avec le bien, elle glisse vers la vie d’ici-bas et ainsi se trouve dans un corps . XXVIII
La cause de cette absurdité est la croyance en la préexistence des âmes. Le principe à la base de cette opinion l’entraîne logiquement de proche en proche jusqu’à des conclusions invraisemblables. Si l’âme, tirée, à cause du vice, de cet état plus élevé où elle est, après avoir goûté une fois, comme ils disent, à la vie corporelle, devient homme à son tour et si on doit reconnaître que cette vie charnelle est toute soumise aux passions en comparaison de la vie éternelle et incorporelle, il s’ensuit nécessairement que l’âme, dans cette vie où elle trouve en grand nombre les occasions de pécher, en vient à une malice plus grande et connaît de plus en plus l’esclavage des passions. Or, pour l’âme humaine, cet esclavage consiste à ressembler aux animaux. Comme donc elle s’est rapprochée d’eux par sa nature, elle tombe dans la nature bestiale et, une fois sur le chemin du vice, elle ne peut s’arrêter dans la voie qui l’emmène au mal, pas même dans l’irrationnel. L’arrêt dans ce mal est déjà une reprise du chemin vers la vertu. Or il n’est pas question de vertu parmi les animaux. Donc nécessairement l’âme ne cessera de passer dans un état pire, allant toujours à ce qui est plus méprisable et toujours en quête de ce qui est inférieur à la nature où elle est. Et de même que du rationnel, on passera au sensible, de même à partir de ce dernier la chute continue vers l’insensible. XXVIII
Comme on le voit, le retour à un état meilleur est nécessairement impossible pour l’âme. Mais eux la font revenir de l’arbuste à l’état d’homme, sans voir que de la sorte ils donnent à penser que la vie dans l’arbuste a plus de prix que l’état de vie incorporel. Ila été admis en effet que l’âme, une fois engagée vers le mal, ne cesse naturellement de descendre. Or l’inanimé vient au-dessous des êtres insensibles et c’est vers l’inanimé que les principes admis au début entraînent l’âme. Comme ces gens ne veulent pas de cette conséquence, ou bien ils enferment l’âme dans un être privé de sensibilité, ou de là ils la font revenir vers la vie humaine ; mais alors, comme nous avons dit, ils donnent à penser que la vie de l’arbre a plus de prix que le premier état de l’âme, si précisément la chute vers le vice a commencé en cet état supérieur et si de l’état inférieur commence le retour vers la vertu. XXVIII
Étant donné que la force nécessaire à l’enfantement ne vient pas d’un corps mort, mais d’un corps animé et vivant, nous en tirons logiquement la conséquence que ce qui sort d’un vivant pour être l’origine de la vie ne peut être mort et sans âme : car toute chair, si elle n’a pas d’âme, est morte, la mort étant la privation d’âme. Or personne n’ira jusqu’à dire que la privation est antérieure à la possession, en voulant établir que le corps inanimé, qui n’est qu’un mort, apparaît avant l’âme. XXIX
Si vous cherchez une preuve plus claire de la vie qui est dans l’embryon du vivant en voie de formation, vous pouvez examiner d’autres signes de différenciation entre l’animé et le mort. Pour constater que les hommes sont en vie, nous avons la chaleur, l’activité et le mouvement, tandis que le refroidissement et l’immobilité d’un corps ne sont rien autre que sa mort. Or l’embryon dont il s’agit est source de chaleur et d’énergie : c’est la preuve qu’il n’est pas inanimé. XXIX
Mais nous ne parlons pas encore, à propos de l’élément corporel de cet embryon, de chair, d’os, de cheveux et de tout ce que nous voyons en l’homme fait : chacune de ces parties n’est qu’en puissance et ne paraît pas encore au grand jour ; de même en ce qui concerne l’âme, nous disons que la « raison », l’ « appétit », le « coeur » et tous ses attributs n’ont pas encore dans l’embryon la place qui leur revient : les activités de l’âme se développent en corrélation avec la formation et le perfectionnement du corps qui la reçoit. De même qu’un homme arrivé à maturité fait paraître au dehors l’activité de l’âme, ainsi dès sa formation, l’action que l’âme exerce est adaptée et mesurée au besoin présent et elle se traduit par ce fait que l’âme se construit pour elle-même, à travers la matière déposée dans le sein maternel, la demeure qui lui convient. Car, selon nous, il est impossible qu’elle s’ajuste à des demeures étrangères, comme il ne peut arriver qu’une empreinte faite dans une cire corresponde ensuite à un autre sceau. En effet, de même que le corps passe progressivement de la petitesse à sa perfection, ainsi l’activité de l’âme se développe et s’accroît en connexion avec le corps. Au temps de la première formation, comme dans une racine cachée en terre, seule apparaît la force d’accroissement et de nutrition. La petitesse du corps qui reçoit cette activité n’en supporte pas davantage. Ensuite, quand la plante vient à la lumière et produit un germe au soleil, fleurit la vie sensitive. Enfin, quand le corps vient à maturité et s’élève à sa taille propre, commence à briller comme un fruit la force de la raison ; mais cela ne se fait pas d’un coup : elle suit avec soin le perfectionnement de l’instrument et elle porte du fruit dans la mesure où le permet la force du corps qui la reçoit. XXIX
Si vous recherchez dans la formation du corps les activités de l’âme, étudiez-vous personnellement, comme dit Moïse, et vous lirez comme en un livre l’histoire des travaux de l’âme. Plus clairement que tout raisonnement, la nature elle-même vous raconte les occupations variées de l’âme dans le corps, lorsqu’elle dispose le tout aussi bien que les parties. Mais il est superflu d’énumérer ce qui nous concerne, comme si nous avions à raconter une merveille qui nous dépasse. Qui donc, s’il se regarde lui-même, a besoin qu’on lui apprenne sa propre nature ? S’il examine sa manière de vivre, s’il apprend comment le corps est adapté à toutes les fonctions de la vie, il peut connaître à quoi travaille la partie « physique » de l’âme, lors de la première formation de notre être. XXIX
Étudiant la nature de notre corps, nous considérerons la finalité de chaque partie de notre être sous trois aspects : la vie, son bien-être, sa transmission. Les organes, sans lesquels il est impossible que se soutienne la vie humaine, sont au nombre de trois : le cerveau, le coeur et le foie. Il faut ajouter tous les biens que la nature accorde à l’homme pour lui permettre de vivre aisément : ce sont les organes des sens. Ils ne constituent pas la vie de l’homme, puisque certains font souvent défaut, sans qu’elle en soit atteinte ; mais, sans leur activité, l’homme ne peut trouver de joie dans l’existence. Le troisième point concerne la continuité et la succession de la vie. En plus de ces organes, il y en a d’autres, présents chez tous, pour la conservation de son être et qui ont chacun leur utilité propre, comme l’estomac ou les poumons : l’un, par le souffle, ranime le feu du coeur, l’autre introduit la nourriture dans les viscères. Par cette division de notre organisme, on peut se rendre exactement compte que la vie ne nous est pas communiquée par un seul organe, mais que la nature a réparti en plusieurs ce qui contribue au maintien de notre être et qu’elle rend nécessaire au tout le concours de chaque élément. De là viennent le nombre et la grande variété des organes qu’elle a confectionnés pour assurer et embellir notre vie. XXX
Avant d’aller plus loin, il ne sera pas mauvais, je crois, d’indiquer brièvement la répartition des parties qui contribuent en nous à la conservation de la vie. Nous laissons de côté, pour l’instant, la matière de tout le corps qui est commune à chacun des membres : nous nous proposons l’étude des parties de notre être ; celle de l’ensemble ne nous serait d’aucune utilité. Comme tout le monde est d’accord pour dire que nous avons en nous les mêmes éléments constitutifs que l’univers, le chaud, le froid et aussi le mélange qui se fait entre l’humide et le sec, nous allons étudier un à un ces éléments. XXX
Nous constatons que trois forces gouvernent notre vie : l’une réchauffe tout de sa chaleur, l’autre rafraîchit par l’humidité ce qui est chaud, de sorte que l’égale fusion des qualités contraires maintient le vivant dans l’équilibre : ni l’excès de chaleur n’évapore l’humidité, ni la prédominance de celle-ci ne vient à éteindre celle-là. La troisième force établit une jonction harmonieuse entre les articulations séparées les unes des autres ; elle les réunit entre elles par des ligaments et communique à toutes le mouvement libre et spontané. Si elle abandonne une partie, celle-ci ne peut plus agir et meurt, ne recevant plus l’esprit (pneuma) qui la meut spontanément . XXX
Plutôt que de nous arrêter à ce point, considérons l’art avec lequel la nature édifie notre corps. Une matière sèche et résistante n’offrirait pas de prise à l’activité des sens. Ceci est évident, si nous considérons nos os ou les produits du sol : nous voyons bien en eux une certaine vie par le fait qu’ils se développent et se nourrissent, mais leur dureté n’admet pas la sensation. Aussi, pour permettre cette activité, il fallait imaginer un ensemble qui eût la malléabilité de la cire et put recevoir l’impression des objets qui se présentent, sans qu’un excès d’humidité amène leur confusion (dans un liquide, en effet, l’impression n’est pas durable) et sans que par ailleurs cette matière offre à l’image une trop grande résistance. L’ensemble doit tenir le milieu entre la mollesse et la dureté, pour ne pas priver le vivant de la plus belle des activités de la nature, c’est-à-dire du mouvement des sens . Or une matière molle et sans résistance, si elle ne possède rien du fonctionnement des corps durs, n’a comme les mollusques ni mouvement ni articulations. Aussi la nature met dans les corps des os solides, qu’elle unit harmonieusement les uns aux autres et dont elle resserre les emboîtements, grâce aux liens des nerfs (neura). Tout autour, pour recevoir les sens, elle étend la chair, dont la superficie offre moins de prise à la douleur et plus de tension. XXX
Le rôle du cerveau dans le maintien de la vie apparaît clairement lors des accidents qui lui surviennent. Une blessure ou une lésion de la membrane qui l’entoure cause la mort immédiate : pas même un instant, la nature ne résiste à cette blessure, comme, lorsque l’on enlève les fondements d’un édifice, celui-ci s’écroule tout entier avec ses parties. Or, ce dont le mal est la cause évidente de la mort du vivant doit être reconnu comme la cause principale de la vie . XXX
Comme après la mort la chaleur naturelle s’éteint et que le cadavre se refroidit, il nous faut ranger également la chaleur parmi les causes de la vie. Ce dont l’absence amène la mort est de toute nécessité ce dont la présence permet au vivant de subsister. De cette force, nous voyons que le coeur est comme la source et le principe, à partir duquel des conduits semblables à des flûtes se séparent les uns des autres pour répandre dans tout le corps le feu et la chaleur . XXX
La pauvreté de notre nature se fait sentir dans le besoin absolu où elle est de tout ce qui est nécessaire à son existence : non seulement elle manque d’un air qui lui appartienne et d’un souffle qui réveille sa chaleur, puisqu’elle ne cesse de l’introduire en elle de l’extérieur pour la conservation de la vie, mais aussi elle prend la nourriture au dehors pour entretenir la masse corporelle. C’est pourquoi elle satisfait à nos besoins par la nourriture et la boisson, mettant en nous le moyen d’attirer ce qui lui manque et de rejeter ce qui est de trop. En ce travail, d’ailleurs, la chaleur cardiaque fournit à la nature une aide précieuse. Selon ce que nous avons admis, en effet, la partie principale du vivant est le coeur : par son souffle (pneuma) chaud, il réchauffe chaque partie une à une. Aussi il exerce son action de partout par la puissance efficace qu’il possède, selon la disposition du créateur voulant que chaque partie ait son activité et son emploi pour le bien de l’ensemble. De là vient que placé en dessous et en arrière du poumon, par la continuité de son mouvement, il assure d’un côté, en tirant vers lui le poumon, l’élargissement des conduits pour l’aspiration et de l’autre, en le soulevant à nouveau, l’évacuation de l’air reçu. De là vient aussi que, réuni à la partie supérieure du ventre, il le réchauffe pour le rendre capable d’accomplir sa fonction : il ne l’excite pas pour aspirer l’air, mais pour qu’il reçoive sa nourriture. Les passages du souffle et de la nourriture sont en fait voisins ; sur toute leur longueur, ils viennent à la rencontre l’un de l’autre, puis ils se rejoignent vers le haut, au point de n’avoir qu’un même orifice et de terminer leurs conduits dans une seule bouche, d’où par l’un se fait l’introduction de la nourriture, par l’autre celle du souffle. Mais en profondeur, l’union entre ces conduits n’existe plus du tout : le coeur, tombant au milieu du siège de l’un et de l’autre, donne à l’un ce qu’il faut pour respirer, à l’autre ce qu’il faut pour se nourrir. La substance ignée en effet recherche naturellement une substance combustible et elle la trouve nécessairement dans le réceptacle de la nourriture. Plus ce réceptacle est chaud, à cause de la chaleur environnante, plus sont attirées en même temps les substances capables de nourrir la chaleur. Cette attirance, nous l’appelons « appétit ». XXX
Le foie, plus que le reste, avait besoin de l’aide de la chaleur pour convertir en sang les substances humides ; mais, comme par position, il se trouve loin du coeur – (je ne crois pas possible qu’étant lui-même principe et source d’énergie, il se trouve à l’étroit par le voisinage d’un autre principe) -, pour que notre organisme n’ait cependant pas à souffrir de l’éloignement de la substance calorifique, un conduit semblable aux nerfs (que les savants en ces matières appellent « artère ») reçoit du coeur le souffle chaud et l’apporte au foie ; il communique avec le coeur près de l’endroit où s’introduisent les substances humides et comme sa chaleur fait bouillir celles-ci, il leur fait part de sa parenté avec le feu, en donnant au sang une coloration de feu. Deux conduits jumelés prennent là naissance : l’un et l’autre, en forme de tuyau, contiennent le premier le souffle, le second le sang. Il en est ainsi pour faciliter le passage à la matière humide qui suit le mouvement de la chaleur et est par elle rendue plus légère. De là ils se répandent et se divisent sur tout le corps en mille conduits et ramifications qui atteignent tous les organes. Cette union des deux principes des forces vitales – de celle qui envoie la chaleur et de celle qui envoie l’humide à travers le corps, – leur permet de communiquer à la puissance qui gouverne toute notre vie leurs propriétés comme un présent dont celle-ci ne pouvait se passer. XXX
Voici que nous nous égarons loin de notre sujet, tandis que nous nous appesantissons sur les oeuvres de la nature et que nous essayons de décrire comment et de quels éléments est composé chaque partie de notre être, celles qui sont faites pour assurer la vie, celles qui sont faites pour son bien-être et tout ce qui peut encore figurer dans notre première division. Nous nous étions d’abord proposé de montrer que la cause apte à produire notre organisme n’est ni une âme incorporelle, ni un corps inanimé, mais que dès l’origine, à partir des corps animés et vivants, est engendré un être vivant et animé. La nature humaine le recueille et comme une nourrice l’élève par ses moyens à elle. Elle donne sa nourriture à l’une et à l’autre partie de cet être et on les voit toutes deux suivre un développement adapté à ce qu’ils sont. Dès le début, en effet, tandis que le corps se forme suivant un plan savamment conçu, la nature fait paraître en lui la force de l’âme qui lui est liée : celle-ci apparaît d’abord obscurément, puis elle éclate peu à peu avec le perfectionnement de l’organisme corporel. Il se passe alors ce que l’on peut voir chez les sculpteurs. Un artiste conçoit l’idée d’un être vivant à tailler dans la pierre. Quand il l’a bien dans son esprit, il brise d’abord la pierre dans le bloc où elle appartient ; ensuite, taillant tout autour les matériaux inutiles, il arrive à une première ébauche qui présente déjà les grands traits du modèle : à cette vue, même un profane, peut deviner dès lors l’intention de l’artiste. Puis les progrès du travail l’approchent encore plus de l’idéal qu’il veut réaliser. Enfin, lorsqu’il a parfaitement exprimé dans le bloc tout le détail de son idée première, son oeuvre est achevée : et alors la pierre, peu auparavant encore informe, est devenue un lion ou toute autre oeuvre que l’artiste a conçue : le bloc n’a pas changé de substance en raison de l’idée, mais c’est l’idée qui, par le travail, a pénétré la masse. XXX
Dès l’origine, cet idéal eût atteint sa perfection, si la nature n’eût été mutilée par le vice. Cet amoindrissement, qui nous a valu un mode de naissance soumis aux passions et semblable à celui des animaux, a empêché l’image divine de briller immédiatement en nous et c’est dans la succession que l’homme trouve sa route vers son achèvement, au travers des particularités matérielles et animales de son âme. Cette façon de penser est conforme à l’enseignement du grand Apôtre dans son Épître aux Corinthiens : « Quand j’étais enfant, dit-il, je parlais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant . » Ce n’est pas par l’introduction dans l’homme d’une âme différente de son âme d’enfant que les habitudes de pensée de l’enfance sont chassées et que celles de l’homme apparaissent ; mais la même âme montre dans l’un son état d’imperfection, dans l’autre son état de perfection. Les êtres, quand ils naissent et se développent, nous disons qu’ils vivent : puisqu’ils ont la vie et le mouvement naturel, on ne peut les dire inanimés ; on ne peut pourtant pas alors dire qu’ils ont une âme parfaite : l’activité des végétaux est toute « physique » et ne s’élève pas aux mouvements de la vie sensitive. Les irrationnels ajoutent bien à cette force une autre « psychique », mais celle-ci n’atteint pas encore la perfection, car elle ne contient pas en elle le don de la raison et de la pensée. Aussi nous disons que l’âme vraie et parfaite est celle de l’homme et qu’elle se fait connaître par son activité. Si d’autres êtres participent de la vie, c’est par un habituel abus de langage que nous leur attribuons une âme : car, si leur âme n’est pas parfaite, ils possèdent quelques caractères de cette activité « psychique » qui, comme nous l’apprenons par « l’anthropogenèse mystique » de Moïse, devint le partage de l’homme à la suite de sa parenté avec les êtres vivant dans les passions. XXX