Gregório de Nissa: corps

« Voici le livre de la Genèse du ciel et de la terre », dit l’Écriture, lorsque fut accompli l’ensemble du monde visible et que chaque être mis à part eut pris la place qui lui revenait, lorsque le cercle formé par le corps du ciel eut entouré l’univers, tandis qu’au centre prenaient place les corps lourds et pesants, à savoir, la terre et l’eau, se maintenant mutuellement l’un dans l’autre. I

De la même façon, la substance humide, par ses doubles qualités, est en harmonie avec l’une et l’autre des parties opposées. Par sa pesanteur et sa tendance vers le bas, elle a une parenté marquée avec la terre. D’un autre côté, la puissance qu’elle a de s’écouler ne la rend pas tout à fait étrangère à la nature en mouvement ; mais elle permet comme le mélange et la rencontre d’éléments opposés, à savoir de la pesanteur se transformant en mouvement, et du mouvement ne rencontrant pas d’obstacle dans un corps lourd, si bien que se rejoignent l’une l’autre des substances de nature radicalement différente, grâce à l’union que mettent entre elles les substances intermédiaires. I

Les artistes ici-bas donnent à leurs instruments une forme en rapport avec l’usage qu’ils en feront. Ainsi le meilleur des artistes fabrique notre nature comme une création adaptée à l’exercice de la royauté. Par la supériorité qui vient de l’âme, par l’apparence même du corps, il dispose les choses de telle sorte que l’homme soit apte au pouvoir royal. Ce caractère royal, en effet, qui l’élève bien au-dessus des conditions privées, l’âme spontanément le manifeste, par son autonomie et son indépendance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de son propre vouloir. De quoi ceci est-il le propre, sinon d’un roi ? IV

Que signifie la stature droite de l’homme ? Pourquoi son corps n’a-t-il pas, pour protéger sa vie, des forces naturelles ? En fait l’homme vient au monde, dépouillé de protections naturelles, sans armes et dans la pauvreté, manquant de tout pour satisfaire aux besoins de sa vie : apparemment il mérite plus la pitié que l’envie. Comme armes, il n’a ni les défenses des cornes, ni les pointes des ongles, ni sabots, ni dents, ni aiguillon empoisonné pour donner la mort, tous ces organes enfin que la plupart des vivants ont sur eux pour se défendre des blessures ; son corps n’est pas non plus recouvert d’une enveloppe de poils. VII

A mon avis, il n’est pas difficile de montrer que ce qui paraît un déficit de notre nature est en fait un encouragement à dominer ce qui est près de nous . Supposons l’homme doué d’une telle force que sa rapidité surpasse celle du cheval, que son pied n’ait pas à souffrir de la dureté du sol, grâce aux défenses des sabots ou des griffes, supposons qu’il ait des cornes, des aiguillons et des ongles ; avec de pareils organes, il ne serait qu’une bête féroce inabordable. Il ne chercherait pas, en outre, à dominer les autres, n’ayant aucun besoin de l’aide de ce qu’il a sous la main. Au contraire, pour la raison que je vais dire, chacun des animaux qui nous sont unis a reçu en partage les biens dont nous avons besoin : il nous devient alors nécessaire de les commander. C’est parce que son corps est lent et difficile à mouvoir que l’homme a asservi et dompté le cheval. Parce que son corps est nu, il a dû surveiller les brebis afin de compléter par le port de leurs laines annuelles ce qui manque à notre nature. Comme il, doit faire venir d’ailleurs de quoi vivre, il a attaché à son service les animaux de charge. Ne pouvant, comme les bêtes des champs, se nourrir d’herbe, il a domestiqué le boeuf qui, par ses travaux, nous rend la vie plus facile. Nous avions besoin de dents et d’un organe pour mordre, afin de nous défendre contre les autres animaux ; le chien, par ses dents qui blessent et par sa rapidité, met à notre disposition sa mâchoire qui devient comme une épée vivante. Plus robuste que la défense des cornes, plus tranchant que la pointe des dents, le fer a été utilisé par l’homme ; il ne nous est pas toujours attaché comme les défenses des bêtes féroces, mais il combat avec nous au moment voulu ; le reste du temps, on le met de côté. Au lieu d’avoir une écaille comme le crocodile, l’homme peut de celle-ci se faire une arme, en s’en entourant le corps suivant les besoins. Ou, à défaut d’écaille, à cette même fin, il travaille le fer dont il use à la guerre, au moment utile, pour redevenir, lors de la paix, libre d’un tel équipement. Il plie à son service l’aile des oiseaux, en sorte que par son ingéniosité il a à sa portée la rapidité du vol. Parmi les animaux, il apprivoise les uns qui servent aux chasseurs, et, grâce à eux, parvient à soumettre les autres à ses besoins. En particulier l’ingéniosité de son art donne des ailes aux flèches et, par l’arc, tourne à notre usage la rapidité de l’oiseau. Enfin la sensibilité de nos pieds à la marche nous fait chercher une aide dans les objets qui nous sont soumis. De là vient qu’à nos pieds, nous ajustons des chaussures . VII

La stature de l’homme est droite, tendue vers le ciel et regardant en haut. Cette attitude le rend apte au commandement et signifie son pouvoir royal. Si seul parmi les êtres l’homme est ainsi fait, tandis que le corps de tous les autres animaux est penché vers le sol, c’est pour indiquer clairement la différence de dignité qu’il y a entre les êtres courbés sous le pouvoir de l’homme et cette puissance placée au-dessus d’eux. Chez les autres, en effet, les membres antérieurs du corps sont des pieds, parce que l’inclination de leur corps demandait un appui en avant ; dans la constitution de l’homme, ces membres sont devenus des mains. Pour une stature droite, un seul appui suffisait qui, grâce aux deux pieds, permet de se tenir solidement . VIII

Donnons donc des êtres la division suivante : d’un côté, la nature intellectuelle, de l’autre la nature corporelle. Laissons pour le moment la question de savoir comment se divise la première : ce n’est pas notre sujet. Disons seulement : parmi les natures corporelles, les unes ne participent en aucune façon à la vie, les autres ont une énergie vitale. De nouveau, parmi les corps vivants, les uns ont la sensation, les autres en sont dépourvus. A son tour, la nature sensible se divise en rationnelle et en irrationnelle. VIII

Aussi après la matière inanimée, qui est comme le fondement sur lequel repose le genre des animés, Moïse parle de la formation de cette vie « naturelle » qui existe dans les plantes ; il place ensuite la naissance des êtres qui ont une organisation sensible. Alors suivant le même ordre logique, parmi les êtres qui reçoivent la vie à travers la chair, il y a, d’un côté, les êtres sensibles qui existent sans posséder de nature spirituelle, de l’autre, les êtres doués de raison, qui ne subsisteraient pas dans un corps, s’ils ne se fondaient dans un organisme sensible. Aussi c’est en dernier lieu, après les plantes et les animaux, que l’homme est créé ; car la nature avance vers la perfection par un ordre et un chemin régulier. VIII

L’Apôtre nous apprend la même chose par ses paroles aux Éphésiens : il prie pour eux, afin qu’ils gardent dans son intégralité, pour la venue du Seigneur, la beauté du corps, de l’âme et de l’esprit. Pour désigner la partie nutritive, il dit le « corps » ; par « âme », il entend la partie sensitive ; par « esprit », la partie intellectuelle . De la même manière, le Seigneur dans l’Évangile enseigne au scribe que l’amour de Dieu vient avant tout commandement et qu’il doit s’exercer par tout le coeur, toute l’âme et toute la pensée. Là aussi l’Écriture semble faire la même distinction ; elle parle de « coeur » pour désigner l’ensemble corporel, d’ « âme » pour ce qui est intermédiaire entre le corps et l’esprit et d’ « esprit » pour la nature supérieure, la faculté de comprendre et d’agir. De là viennent les trois distinctions que l’Apôtre établit dans les principes qui inspirent notre action : il appelle l’un « charnel », celui qui ne voit que le ventre et le plaisir ; l’autre est l’ « animal », intermédiaire entre la vertu et le vice, supérieur au second, sans appartenir tout à fait au premier ; enfin le dernier est le « spirituel », qui consiste en la perfection de la vie selon Dieu. C’est pourquoi il dit aux Corinthiens, blâmant leur vie de pure jouissance et de soumission aux passions : « Vous êtes charnels et incapables de saisir des doctrines plus élevées » . Ailleurs, faisant une différence entre le degré du milieu et le degré plus parfait, il dit : « L’homme animal ne comprend pas les choses de l’esprit ; elles sont folie pour lui ; l’homme spirituel au contraire juge de tout et n’est lui-même jugé par personne » . Comme donc « l’animal » est élevé au-dessus du « charnel », de la même façon le « spirituel » est placé au-dessus de « l’animal ». VIII

Puisque l’homme était un vivant apte à la parole, il fallait que l’instrument de son corps fût construit en rapport avec les besoins du langage. De même que les musiciens travaillent tel genre de musique selon la nature des instruments et qu’ils ne jouent pas de la flûte avec un luth ou de la cithare avec une flûte, ainsi la parole devait avoir des organes appropriés, afin que, élaborée par les parties aptes à la voix, elle puisse rendre un son répondant aux besoins du discours . VIII

A cette fin les mains ont été articulées au corps. Sans doute peut-on dénombrer par milliers les besoins de la vie où la finesse de ces instruments qui suffisent à tout a servi l’homme dans la paix comme dans la guerre ; pourtant c’est avant tout pour le langage que la nature a ajouté les mains à notre corps. Si l’homme en était dépourvu, les parties du visage auraient été formées chez lui, comme celles des quadrupèdes, pour lui permettre de se nourrir : son visage aurait une forme allongée, amincie dans la région des narines, avec des lèvres proéminentes, calleuses, dures et épaisses, afin d’arracher l’herbe ; il aurait entre les dents une langue toute autre que celle qu’il a, forte en chair, résistante et rude, afin de malaxer en même temps que les dents les aliments ; elle serait humide, capable de faire passer ces aliments sur les côtés, comme celle des chiens ou des autres carnivores, qui font couler les leurs au milieu des interstices des dents. Si le corps n’avait pas de mains, comment la voix articulée se formerait-elle en lui ? La constitution des parties entourant la bouche ne serait pas conforme aux besoins du langage. L’homme, dans ce cas, aurait dû bêler, pousser des cris, aboyer, hennir, crier comme les boeufs ou les ânes ou faire entendre des mugissements comme les bêtes sauvages. Mais puisque la main a été donnée au corps, la bouche peut sans difficultés s’occuper de servir à la parole. Aussi les mains sont bien la caractéristique évidente de la nature rationnelle : le modeleur de notre nature nous rend par elles le langage facile. VIII

La divine beauté, dont le Créateur nous a fait don en mettant en son image la ressemblance des biens qu’il possède, apporte avec elle les autres biens dont Dieu a libéralement doté notre nature humaine. L’esprit et la réflexion, on ne peut les appeler proprement des dons, mais plutôt une participation, car par eux, c’est la splendeur même de sa nature que Dieu a déposée en son image. Or l’esprit, qui est du domaine de l’intelligible et de l’incorporel, ne pouvait communiquer et unir sa beauté à d’autres êtres, s’il n’inventait quelque moyen de manifester au dehors son mouvement. C’est ce qui rendit nécessaire la création d’un organisme, afin que l’esprit, touchant à la façon d’un plectre les parties aptes à la voix, traduise par l’impression de sons variés le mouvement venu de l’intérieur. Un habile musicien, qu’un accident a privé de sa voix, pour faire connaître ce qu’il a dans l’esprit, se sert du chant de voix étrangères et livre son art au public grâce à la flûte ou à la lyre. Ainsi l’esprit humain : il découvre des pensers de toutes sortes, mais il ne peut montrer son mouvement intérieur à l’âme qui entend par les sens du corps ; aussi comme un habile accordeur, il touche ces organes animés, pour manifester ses pensées secrètes par le bruit qu’il fait dans les sens. IX

Ainsi c’est grâce à cette organisation que l’esprit, comme un musicien, produit en nous le langage et que nous devenons capables de parler. Ce privilège, jamais sans doute nous ne l’aurions, si nos lèvres devaient assurer, pour les besoins du corps, la charge pesante et pénible de la nourriture. Mais les mains ont pris sur elles cette charge et ont libéré la bouche pour le service de la parole. X

Ce qui se passe dans les yeux présente un caractère aussi étrange : comme par les oreilles, l’esprit, par les yeux, saisit ce qui est à l’extérieur du corps ; il tire à lui les images des choses visibles et reproduit en lui-même les traits de ce qu’il voit. X

Ce que nous avons dit doit faire cesser les vaines conjectures de ceux qui enferment dans des parties du corps l’activité de l’esprit : les uns veulent placer dans le coeur la partie supérieure de l’âme, d’autres affirment que l’esprit habite dans le cerveau . Tous fondent de telles inventions sur des vraisemblances de surface. Celui qui attribue le premier rôle au coeur donne la place de celui-ci comme preuve de son opinion : cette position centrale lui semble faite pour permettre au mouvement de la volonté de se répartir facilement du milieu vers l’ensemble du corps et ainsi de passer à l’acte. On donne encore comme preuve de la même opinion le certain retentissement que paraissent avoir en cette partie-là nos dispositions de chagrin et de colère. Ceux qui consacrent le cerveau à la raison disent que la tête a été édifiée par la nature comme une citadelle sur tout le corps : l’esprit y habite comme un roi défendu tout autour par les organes des sens qui sont ses messagers et ses écuyers. Ils donnent encore comme indices d’une telle supposition le déséquilibre mental de ceux dont les méninges sont en mauvais état et la perte du sens de la mesure chez ceux dont la tête est alourdie par le vin. L’un et l’autre groupe de ceux qui tiennent ces opinions ajoutent encore quelques autres raisons tirées des sciences pour établir leurs hypothèses sur la partie supérieure de l’âme. L’un dit que le mouvement de la pensée est du même genre que celui du feu, puisque l’un et l’autre sont sans arrêt. Or en sait que la chaleur a sa source dans le coeur. Aussi ces auteurs, comme ils tiennent que le mouvement de l’esprit se confond avec la mobilité de la chaleur, concluent que le coeur qui renferme la chaleur est le réceptacle de la nature spirituelle . L’autre groupe part du fait que les méninges (c’est le nom de la membrane qui entoure le cerveau) sont comme le fondement et la racine de tous les organes des sens ; de là ils donnent à penser que l’activité de l’esprit ne peut avoir de siège ailleurs que dans cette partie où s’ajuste l’oreille et où les sons qui y tombent viennent frapper. De même c’est par son union à cette membrane dans la cavité des yeux que, grâce aux images qui tombent sur les pupilles, la vue exprime les choses à l’intérieur de l’esprit. De même c’est dans le cerveau que, par l’odorat qui les attire, se fait le discernement des différentes odeurs. La sensation du goût est soumise, elle aussi, au discernement de cette méninge : celle-ci, communiquant la sensibilité aux développements nerveux qui l’avoisinent, les répand dans les muscles de cette région, à travers les vertèbres du cou jusqu’au conduit de l’ethmoïde . XII

Pour ma part, je reconnais sans peine que la prépondérance des affections physiques trouble souvent l’intelligence et que les dispositions du corps émoussent l’activité naturelle de la raison. J’admets aussi que le coeur est la source du feu qui est dans le corps et que les fortes émotions ont leur retentissement sur lui. En outre, quand les savants en ces matières me disent que cette méninge est placée près des organes des sens, qu’elle enferme le cerveau de ses plis et qu’elle est comme « arrosée » des vapeurs venues des sens, ils l’ont constaté par les anatomies qu’ils ont faites. Je ne rejette pas ce qu’ils disent. Mais je ne puis y voir la preuve de ce que la nature incorporelle soit circonscrite en des délimitations spatiales. En effet, nous le savons, le délire ne vient pas de la seule ivresse ; la maladie des membranes qui entourent les côtes s’accompagne également, au dire des médecins, d’un affaiblissement de la pensée : ils appellent ce mal « phrenitis » (folie), du mot « phrenes » qui est le nom donné à ces membranes. Par ailleurs, dans l’état consécutif au chagrin et qui agit sur le coeur, les choses ne se passent pas comme l’on dit : ce n’est pas le coeur, mais l’entrée de l’estomac qui est ainsi éprouvée ; seulement, par ignorance, on attribue ce mal au coeur. Voici ce que disent ceux qui ont examiné avec soin ces phénomènes : quand nous sommes dans le chagrin, les conduits se contractent et s’obstruent naturellement dans tout le corps et tout l’air qui ne peut sortir est repoussé vers les profondeurs. Alors les viscères, qui ont besoin de respirer, se trouvant comprimés de tous côtés, l’attraction de l’air se fait plus forte et la nature, pour remédier à cet affaissement, cherche à élargir ce qui s’est rétréci. Cette difficulté de respirer, nous en faisons le signe du chagrin et nous l’appelons gémissement et soupir. L’apparente compression des alentours du coeur est une mauvaise disposition, non du coeur, mais de l’entrée de l’estomac, qui a la même origine que la contraction des conduits : le réceptacle de la bile, par suite de son rétrécissement, verse son liquide âcre et mordant sur l’entrée de l’estomac. La preuve en est que la peau de ceux qui sont ainsi chagrinés devient jaune et « hépatique », sous l’action de la bile qui, trop resserrée, se déverse dans les veines. XII

Ce qui se passe dans la joie et le rire confirme encore davantage ce que nous disons. Les conduits du corps sont relâchés et dilatés par le plaisir, chez ceux par exemple qu’une bonne nouvelle épanouit. Dans le cas du chagrin, par suite de la fermeture dans les conduits de ces passages minces et imperceptibles ouverts à la respiration et, par suite, de la compression de l’intérieur des viscères, il se produit un refoulement vers la tête et les méninges de la vapeur humide : celle-ci reçue en abondance dans les cavités du cerveau, par l’intermédiaire des conduits qui sont à sa base, est repoussée vers les yeux : d’où la contraction des sourcils fait sortir goutte à goutte l’humidité (ces gouttes que nous appelons larmes). D’une façon identique, vous pouvez penser que la disposition contraire élargit les conduits plus que de coutume, que l’air est attiré par eux vers les profondeurs et, de là, à nouveau rejeté naturellement par la bouche avec le concours des viscères et surtout, dit-on, du foie, qui le chassent dans un mouvement tumultueux et bouillonnant. Aussi la nature, pour faciliter la sortie commode de cet air, élargit la bouche et écarte de chaque côté les joues pour permettre la respiration. Le nom donné à ce phénomène est le rire. XII

En conclusion, il n’y a là aucune raison de localiser dans le foie la partie supérieure de l’âme pas plus que le bouillonnement du sang autour du coeur dans les moments de colère n’en est une de placer en celui-ci le siège de l’esprit. Il faut chercher la cause de ces faits dans la constitution même des corps Au contraire il faut estimer que l’esprit, selon un mode d’union indicible, s’attache également à chacune des parties corporelles. Si certains nous opposent l’Écriture, d’après laquelle cette partie supérieure de l’âme serait dans le coeur, il n’y a qu’à vérifier leur dire, avant de le recevoir. Celui en effet qui a fait mention du coeur parle aussi des reins : « Dieu, dit-il, examine les coeurs et les reins » , en sorte qu’il faudrait enfermer la pensée dans ces deux organes ou dans aucun. Donc, lorsque l’on me dit que l’activité de l’esprit est émoussée ou même disparaît totalement dans telles ou telles dispositions du corps, je ne vois pas là une preuve suffisante pour circonscrire la puissance de l’esprit en un certain lieu : en ce cas, des tumeurs formées en ces régions diminueraient la place réservée à l’esprit. C’est seulement lorsqu’il s’agit des corps qu’on ne peut trouver où les mettre, si le récipient a été précédemment rempli. La nature spirituelle ne cherche pas à remplir le vide laissé par les corps ; elle n’est pas non plus chassée d’un endroit, quand la chair y est trop abondante. XII

En réalité, on dirait tout le corps construit à la manière d’un instrument de musique ; de même que souvent des chanteurs sont empêchés de montrer leur talent par la mise hors d’usage de l’instrument dont ils se servent, qui s’est gâté avec le temps, brisé dans une chute ou que la rouille et la moisissure ont rendu inutilisable, si bien qu’il ne répond plus, même si c’est un flûtiste de première valeur qui le touche, de même aussi l’esprit, qui se communique à tout son instrument et qui atteint chaque organe d’une façon spirituelle, conformément à sa nature, n’exerce son activité normale que là où tout est selon l’ordre de la nature ; mais là où la faiblesse d’une partie s’oppose à son opération, il reste sans résultat et sans efficacité. Il fait de même bon ménage, en effet, avec tout ce qui respecte l’ordre de la nature, mais il reste étranger à tout ce qui s’en écarte. XII

Cette vie matérielle et fluente des corps, toujours soumise au changement, ne trouve de possibilité d’exister que dans la perpétuité de son mouvement. Comme un fleuve emporté par son courant a le lit où il coule, toujours plein, bien que la même eau ne soit jamais au même endroit, mais qu’une partie soit déjà en aval, quand l’autre est encore en amont, ainsi notre vie matérielle ici-bas s’écoule dans le mouvement et, par la succession continue des contraires, est prise dans un changement qui ne peut s’arrêter. Au lieu d’avoir la possibilité de rester toujours au même endroit, elle est douée d’un mouvement où elle ne cesse de changer parmi des qualités semblables ; et si elle s’arrêtait jamais dans son mouvement, elle cesserait d’exister. Ainsi le vide succède au plein et de nouveau le plein vient prendre la place du vide. XIII

Le sommeil relâche la tension de l’état de veille ; ensuite l’état de veille tend ce qui s’est relâché. Aucun de ces deux états ne dure, mais l’un à tour de rôle prend la place de l’autre. La nature se renouvelle ainsi par ces échanges, de telle sorte que, tenant ces deux états à la fois, elle passe sans discontinuer de l’un à l’autre. Une tension continue des activités du vivant produit une brisure et une déchirure de ces parties tendues au delà de la normale ; au contraire, un relâchement constant du corps cause la chute et la dissolution de l’être. Le passage régulier, au moment voulu, de l’un à l’autre état est une force pour le maintien de la nature qui, grâce à cette succession perpétuelle des deux états, dans l’un se repose de l’autre . XIII

Ainsi la nature, prenant le corps tendu par l’état de veille, assure, par le sommeil, le relâchement de sa tension selon les besoins ; elle fait se reposer les facultés sensorielles de leur activité, comme si elle laissait se détendre des chevaux après des combats de char. Ce relâchement opportun est nécessaire à la conservation du corps ; grâce à lui, la nourriture peut se répandre sans obstacle à travers tout le corps par les conduits intérieurs, aucune tension n’empêchant ce passage. Quand le soleil brille de rayons plus chauds, des vapeurs nébuleuses sortent du fond d’un sol humide ; un phénomène semblable a lieu dans la terre que nous sommes, lorsque la chaleur naturelle échauffe la nourriture qui est à l’intérieur. Les vapeurs, tendant, comme l’air, à s’élever et montant toujours plus haut, se trouvent dans la région de la tête, comme une fumée qui passe par les jointures d’une muraille ; de là elles sont emportées par évaporation vers les conduits des sens. Alors cédant peu à peu la place à ces vapeurs, la sensation est rendue nécessairement impossible. Les yeux se recouvrent des paupières, comme si une machine de plomb, c’est-à-dire le poids de ces vapeurs, faisait abaisser les paupières sur les yeux. L’ouïe alourdie par ces mêmes vapeurs, comme si on avait mis une porte devant les organes de l’audition, n’exerce plus son activité normale. Tel est l’état du sommeil : la sensation n’agit plus dans le corps ; elle est privée de son mouvement naturel, pour permettre la distribution de la nourriture qui s’introduit ainsi par chacun de ces conduits avec les vapeurs. XIII

Dans l’activité du corps, bien que chaque partie ait une fonction propre liée à la puissance qui est en elle, il n’y en a pas moins corrélation entre la partie en repos et celle qui est soumise au mouvement ; de la même façon dans l’âme, même si une de ses parties est en repos et l’autre en mouvement, l’ensemble reste en liaison avec ses parties. Car on ne peut admettre que l’unité naturelle de l’âme soit entièrement dissoute par la prédominance de l’activité d’une des puissances sur une partie. Mais de même que chez ceux qui sont éveillés et en exercice, l’esprit domine et le sens sert, alors que cependant la partie nutritive du corps ne fait pas défaut au reste (l’esprit fournit la nourriture nécessaire, le sens la reçoit et la force nutritive du corps l’assimile) ; de la même façon durant le sommeil l’ordre de commandement de ces puissances est en nous comme inversé : alors que commande la partie irrationnelle, l’activité des autres cesse, mais ne s’éteint pas tout à fait. A ce moment la partie nutritive est occupée, grâce au sommeil, à la digestion, et elle assure le soin de toute la nature ; mais alors la force de la sensation n’est pas tout à fait détendue (ce que la nature a une fois uni ne peut être ensuite complètement séparé), sans que son activité puisse pourtant s’exercer au grand jour, à cause de l’inactivité des sens pendant le sommeil. Il faut en dire autant de l’esprit : comme il est uni à la partie sensitive de l’âme, il serait logique d’affirmer que les mouvements de celle-ci déterminent les mouvements de l’esprit et que son repos amène le repos de l’esprit. C’est ainsi que normalement il arrive pour un feu. Lorsque de tous côtés on l’a recouvert de pailles mais qu’aucun souffle ne vient agiter la flamme, celle-ci ne se répand pas sur les matières environnantes. Cependant le feu n’est pas tout à fait éteint ; mais, au lieu d’une flamme, la paille ne donne qu’une vapeur. Le vent vient-il à s’en emparer, la paille change la fumée en flamme. De la même façon l’esprit, recouvert pendant le sommeil par suite de l’inaction des sens, n’a pas la force de faire briller en eux sa lumière ; mais il n’est pas tout à fait éteint. Son mouvement est celui de la fumée : il a bien quelque activité, mais elle est sans force. Un musicien, qui frappe le plectre sur les cordes relâchées de sa lyre, ne fait pas entendre de chant régulier, car une corde, si elle n’est pas tendue, ne résonne pas. Alors sa main a beau être fidèle à son art et poser le plectre à l’endroit voulu, aucun son n’en sort, mais un bruit sourd qui n’a ni sens ni ordre et qui vient du mouvement des cordes. Ainsi l’ensemble des organes des sens est relâché par le sommeil et, ou bien l’artiste se repose tout à fait, quand une trop grande fatigue ou quelque lourdeur ont entièrement détendu l’instrument, ou bien son activité reste sans vigueur et indistincte, quand l’organe des sens est incapable de recevoir exactement son impression. La mémoire alors est confuse et notre connaissance de l’avenir sommeille sous des voiles incertains ; l’imagination nous présente l’image d’objets dont nous nous occupions éveillés et il arrive souvent que nous y trouvions l’indication d’événements à venir. Car alors la mémoire, par la subtilité de la nature, dépasse la lourdeur corporelle et peut apercevoir quelque objet existant. Sans doute n’a-t-elle pas le pouvoir de faire comprendre nettement ce qu’elle dit et d’annoncer clairement l’avenir, mais la manière dont elle le montre reste incertaine et amphibologique, à quoi les interprètes des songes donnent le nom d’énigmes. Ainsi l’échanson broie des grappes de raisin dans la coupe du pharaon ; ainsi le panetier se voit en songe en train de porter des corbeilles : chacun pendant ses songes se croit dans ses occupations de l’état de veille. L’impression, dans la partie de l’âme qui regarde l’avenir, des objets qui étaient l’occupation ordinaire de ces hommes, a fait qu’occasionnellement leur a été prédit quelque événement à venir, grâce à cette prévision de l’esprit. XIII

Si Dieu mit sur la voie de la connaissance de l’avenir le tyran d’Égypte ou, celui d’Assyrie, c’est qu’il se proposait par là un but spécial : il voulait manifester au jour la sagesse des saints restée cachée, afin de la faire servir au bien des hommes. Comment Daniel eût-il été connu pour ce qu’il était, si les enchanteurs et les mages n’étaient restés impuissants à découvrir les songes ? Comment le peuple d’Égypte eût-il été sauvé, si Joseph était demeuré en prison et si son explication du songe ne l’avait mis en évidence ? Aussi ces événements sont différents des premiers et il ne faut pas les juger d’après les imaginations communes. En général tous peuvent avoir des songes et ceux-ci naissent dans l’imagination de façons très diverses. Ou bien en effet, comme j’ai dit, demeurent dans la mémoire les retentissements des actions du jour ; ou souvent aussi, les songes se forment selon les dispositions du corps. Ainsi celui qui a soif se croit à une source ; celui qui a faim dans des banquets ; le jeune homme, gonflé par la jeunesse, se construit des chimères conformes à sa passion. XIII

J’ai découvert une autre cause de ce qui se passe pendant le sommeil, en soignant un malade de mes familiers qui était pris de « phrenitis ». Il était alourdi par plus de nourriture que n’en supportaient ses forces et il criait, blâmant les assistants d’avoir rempli ses intestins de fumier. Le corps tout dégoûtant de sueur, il accusait ceux qui étaient là d’avoir de l’eau prête pour l’arroser sur son lit. Il ne cessait de crier, jusqu’à ce que l’événement eût indiqué la cause de tels reproches. Sans arrêt, en effet, une sueur abondante coulait sur son corps et l’état de son ventre indiquait bien la lourdeur de ses intestins. Ici, à la suite de l’émoussement de la sobriété par la maladie, la nature a souffert du mal même du corps, mais alors qu’elle n’était pas sans ressentir son mal, le déséquilibre produit par la maladie lui ôtait la force de manifester clairement la cause de son affliction. Or supposons que ce soit le sommeil naturel et non le manque de force qui ait assoupi la partie intelligente de l’âme, le même fait se serait produit en rêve pour notre malade : l’eau y aurait traduit l’écoulement de la sueur et la lourdeur des intestins le poids des aliments. Beaucoup de ceux qui connaissent la médecine expriment de même l’opinion que, chez les malades, les visions de leurs rêves sont en rapport avec leurs maladies : il y a les rêves des malades de l’estomac, ceux des malades des méninges, ceux des fiévreux, ceux des bilieux ; ceux qui sont malades de la pituite en ont d’autres et les songes de ceux qui sont atteints de congestion sont différents des songes de ceux qui se dessèchent. XIII

Ces exemples font voir que dans la partie de l’âme occupée à la nourriture et à l’accroissement, l’union de l’âme et du corps maintient des germes d’activité spirituelle, plus ou moins conformes à notre état physique, et met en harmonie les imaginations de l’esprit avec la disposition dominante du corps. XIII

Nous voici loin de notre sujet. Nous voulions montrer que l’esprit n’est pas enchaîné à une partie du corps, mais qu’il s’attache également à l’ensemble et communique le mouvement conformément à la nature de la partie qui lui est soumise. Il y a des cas où c’est l’esprit qui suit comme un serviteur les inclinations de la nature. Souvent, en effet, la nature du corps prend le commandement, à la suite du chagrin qui est en nous ou du désir de ce qui nous charme : alors elle a l’initiative, excitant en nous l’appétit ou nous faisant chercher notre plaisir. Pendant ce temps, se soumettant à ces penchants, l’esprit s’unit au corps pour lui fournir les moyens qui sont en lui de satisfaire à ces besoins. XIV

Mais la suite des pensées nous a emportés à côté du sujet. Notre but n’était pas de montrer que l’activité de l’esprit est plus élevée en dignité, parmi les attributs de l’homme, que la partie matérielle de son être, mais que l’esprit ne s’attache pas à l’une des parties de notre être et qu’il est également en toutes et à travers toutes : ni il ne les contient de l’extérieur ni non plus il ne les domine de l’intérieur : de telles façons de parler s’appliquent proprement à des cubes ou à des objets semblables qui s’emboîtent les uns dans les autres. L’union de l’esprit et de l’ensemble corporel représente au contraire une liaison indicible et impensable : elle ne se fait pas dans le corps (comment l’incorporel serait-il au pouvoir du corps ?) ; elle ne se réalise pas non plus à l’extérieur (comment l’incorporel contiendrait-il en lui quoi que ce soit ?). Mais l’esprit, selon un mode hors de toute imagination et de toute pensée, s’approchant de notre nature de telle sorte qu’il se joint à elle, est à la fois en elle et autour d’elle, sans pourtant y avoir son siège ni l’enfermer en lui. On ne peut dire que ceci : la fidélité de la nature à marcher dans sa voie permet l’exercice de la pensée. Mais le moindre écart en elle en rend boiteux le mouvement. XV

Selon l’Église, en quoi consiste la grandeur de l’homme? Non à porter la ressemblance de l’univers créé, mais à être à l’image de la nature de celui qui l’a fait. Quel est le sens de cette attribution d’« image » ? Comment, dira-t-on, l’incorporel est-il semblable au corps ? Comment ce qui est soumis au temps est-il semblable à l’éternel ? Ce qui se modifie à ce qui ne change pas ? À ce qui est libre et incorruptible ce qui est soumis aux passions et à la mort ? À ce qui ne connaît pas le vice ce qui en tout temps habite et grandit avec lui ? Il y a une grande différence entre le modèle et celui qui est « à l’image ». Or l’image ne mérite parfaitement son nom que si elle ressemble au modèle. Si l’imitation n’est pas exacte, on a affaire à quelque chose d’autre, mais non à une image. Comment donc l’homme, cet être mortel, soumis aux passions et qui passe vite, est-il image de la nature incorruptible, pure et éternelle ? Seul celui qui est la vérité sait clairement ce qu’il en est. Pour nous, selon notre capacité, par des conjectures et des suppositions, nous suivrons la vérité à la trace. Voici donc sur ces points ce que nous supposons : D’un côté, la parole divine ne ment pas, lorsqu’elle fait de l’homme l’image de Dieu ; de l’autre, la pitoyable misère de notre nature n’a pas de commune mesure avec la béatitude de la vie impassible. Il faut choisir : quand nous mettons en comparaison Dieu et notre nature, ou la divinité est soumise aux passions, ou l’humanité est établie dans la liberté de l’esprit, si l’on veut chez les deux à la fois parler de ressemblance. Mais si ni la divinité ne connaît les passions ni notre nature ne les exclut, avons-nous un moyen de vérifier l’exactitude de la parole divine : « L’homme a été fait à l’image de Dieu » ? Revenons à la divine Écriture elle-même pour voir si la suite du récit ne donnera pas à nos recherches quelque fil conducteur. Après la parole : « Faisons l’homme à notre image » et après avoir indiqué la fin de cette création, elle poursuit : « Dieu fit l’homme et Il le fit à son image. Il les fit mâle et femelle…». Déjà précédemment, on a vu que cette parole a été proférée à l’avance contre l’impiété des hérétiques, afin de nous apprendre que, si Dieu le Fils unique fit l’homme « à l’image de Dieu », il n’y a pas de différence à mettre entre la divinité du Père et celle du Fils, puisque la Sainte Écriture les appelle Dieu l’un et l’autre, celui qui a fait l’homme et celui à l’image de qui il a été fait. Mais laissons ce point pour revenir à notre sujet : Comment, si la divinité est heureuse et l’humanité malheureuse, se peut-il que l’Écriture dise celle-ci « à l’image » de celle-là ? XVI

En effet, nécessairement, rien n’est indéterminé pour Dieu dans les êtres qui tiennent de lui leur origine, mais chacun a sa limite et sa mesure, circonscrites par la sagesse de son Auteur. De même que tel homme en particulier est délimité par la grandeur de son corps et que son existence est mesurée par la grandeur répondant exactement à la surface de son corps, de même, je pense, l’ensemble de l’humanité est tenue comme dans un seul corps, grâce à la « puissance presciente » que Dieu a sur toutes choses. C’est ce que veut dire l’Écriture, lorsqu’elle dit que « Dieu créa l’homme et qu’il le fit à l’image de Dieu ». XVI

Ce ne sera pas, dit-on peut-être, au même genre de vie qu’à l’origine que l’homme reviendra alors, si précisément dans le premier état nous étions dans la nécessité de manger, tandis qu’après la résurrection nous serons délivrés de cette charge. Pour ma part, quand je lis l’Écriture , je ne puis admettre qu’il s’agisse de nourriture corporelle pas plus que de jouissance charnelle, mais d’un plaisir tout autre, présentant bien une analogie avec le plaisir du corps, mais dont la jouissance s’adresse à l’âme seule. « Mangez des pains qui m’appartiennent », ordonne la Sagesse à ceux qui ont faim ; et le Seigneur béatifie ceux qui ont faim de cette nourriture, à savoir : « Si quelqu’un a soif, dit-il, qu’il vienne à moi et qu’il boive. » Et le grand Isaïe : «Buvez à la joie », ordonne-t-il à ceux qui sont capables de comprendre la sublimité de sa doctrine. On trouve aussi contre les coupables cette menace prophétique, qu’ils seront punis par la faim . La faim n’est pas ici une disette de pain et d’eau, mais le manque de Parole ; car l’Écriture ne veut parler ni du pain ni de l’eau, mais de la faim d’entendre les paroles du Seigneur. XIX

Selon les astronomes, en ce monde tout rempli de lumière, l’ombre est formée par l’interposition du corps de la terre. Mais l’ombre, d’après la forme sphérique de celle-ci, est enfermée sur la partie arrière par les rayons du soleil et prend la forme d’un cône. Le soleil, lui, plusieurs fois plus grand que la terre, l’encercle de toutes parts de ses rayons et, à la limite du cône, réunit entre eux les points d’attache de la lumière. Supposons maintenant que l’on puisse franchir la limite de la zone obscure ; l’on se trouvera dans une lumière jamais interrompue par les ténèbres . De la même façon, lorsqu’ayant franchi la limite du vice, nous serons parvenus au sommet de l’ombre formée par le péché, de nouveau nous établirons notre vie dans la lumière, car la nature du bien comparée à l’étendue du vice déborde infiniment toutes limites. De nouveau, nous connaîtrons le paradis, de nouveau nous connaîtrons cet arbre, qui est l’arbre de vie. De nouveau, la beauté de l’image et notre première dignité . Ici je n’entends parler d’aucun de ces biens, dont Dieu a fait aux hommes un besoin pour leur vie, mais de l’espérance d’un autre royaume, dont la description demeure impossible. XXI

Nous n’avons pas à classer parmi les opinions indémontrables notre opinion sur la matière, qui fait dépendre l’existence de celle-ci de l’Être purement spirituel et sans matière. Nous découvrirons en effet que la matière n’est faite tout entière que d’un ensemble de qualités dont nous ne pouvons la dépouiller une à une sans la rendre absolument incompréhensible à la raison. Par ailleurs chaque espèce de qualité peut être mentalement isolée du sujet où elle se trouve. Or la raison est un mode de connaissance spirituel, qui n’a rien de corporel. Ainsi prenez un vivant, du bois, ou quelque autre objet ayant une organisation matérielle ; souvent nous considérons par abstraction, à part du sujet où elles sont, des qualités dont l’idée que nous nous en faisons se distingue nettement d’une autre considérée en même temps. Ainsi l’idée que nous avons de la couleur diffère de celle de poids, de quantité et de toucher. La malléabilité d’un corps, sa double épaisseur, ses autres qualités ne se confondent, dans notre idée, ni entre elles ni avec le corps en question. Pour chacune d’elles, nous trouvons une définition propre qui la signifie et qui ne la confond pas avec quelqu’une des autres qualités considérées en ce corps. Si donc la couleur est un « objet de pensée » et de même la résistance, la quantité et toutes les autres propriétés des corps, et si en même temps, lorsque l’on enlève au corps considéré chacune de ces qualités, on fait disparaître par le fait toute l’idée que nous en avons, il serait logique de supposer que la rencontre de ces qualités dont l’absence se trouve être cause de la disparition du corps, donne naissance aux êtres matériels. Comme il n’y a pas de corps, sans qu’il n’y ait en même temps couleur, forme extérieure, résistance, étendue, pesanteur et toutes les autres particularités, – attributs qui, pris à part, ne sont pas un corps, mais se sont révélés quelque chose d’autre, – ainsi à l’inverse, leur rencontre donne l’existence aux corps. Mais si la compréhension de chacune de ces propriétés est un « acte d’intelligence » et si la Divinité est aussi par nature une « substance intelligible », il n’y a rien d’invraisemblable à ce que ces qualités soient des principes purement spirituels venant d’une nature incorporelle pour la production des corps : la nature spirituelle donne l’existence à des forces spirituelles et la rencontre de celles-ci donne naissance à la matière . XXIV

Quelqu’un voyant la corruption des corps et jaugeant la Divinité à la mesure de ses forces soutient peut-être l’impossibilité de notre enseignement sur la Résurrection, sous prétexte qu’il ne peut admettre l’arrêt des êtres soumis au mouvement et le retour à la vie d’êtres qui ne se meuvent plus. Cet adversaire trouvera d’abord une excellente preuve de la vérité de la Résurrection, en examinant combien est digne de foi l’annonce qui en est faite : en particulier, il fondera son assentiment sur la réalisation actuelle de prophéties faites dans le passé. En effet, dans le nombre et la diversité des récits de la Sainte Écriture, il est possible de se demander si l’ensemble des prédictions qui s’y trouvent tient du mensonge ou de la vérité et de se faire par là une idée sur la doctrine de la Résurrection. Si ailleurs les paroles sont mensongères et s’écartent avec évidence de la vérité, la prophétie sur la Résurrection, elle aussi, sera fausse. Si, au contraire, les faits confirment la vérité de tout le reste, il serait logique d’en conclure à l’exactitude des prophéties sur la Résurrection. Rappelons donc une ou deux de ces prédictions et confrontons l’événement avec elles, afin de connaître par là la vérité de la Parole divine. XXV

De nouveau il s’élève régulièrement à des miracles plus grands. S’étant mis en route pour aller vers l’enfant du chef de la Synagogue , il s’attarde volontairement en chemin à rendre publique la guérison cachée de l’hémorroïsse, comme pour laisser le temps à la mort d’emporter le malade. Or l’âme était depuis peu séparée du corps et les pleureuses se pressaient là avec des cris funèbres et des lamentations : lui, d’un mot, comme s’il s’agissait du sommeil, fait lever l’enfant et le rend à la vie. Ainsi il conduit d’une marche régulière la faiblesse humaine vers des oeuvres plus grandes. XXV

Quatre jours s’étaient écoulés depuis l’événement ; les rites habituels avaient été accomplis pour le mort et le corps était déposé dans le tombeau. Sans doute le cadavre se gonflait déjà ; il commençait à se corrompre et à se dissoudre dans les profondeurs de la terre, selon les lois normales. C’était un objet à fuir, lorsque la nature se vit contrainte de rendre de nouveau à la vie ce qui déjà se dissolvait et était d’une odeur repoussante. Alors l’oeuvre de la résurrection universelle est amenée à l’évidence par une merveille que tous peuvent constater. Il ne s’agit pas ici d’un homme qui se relève d’une maladie grave ou qui, près du dernier soupir, est ramené à la vie ; il ne s’agit pas de faire revivre un enfant qui vient de mourir ou de délivrer du cercueil un jeune homme que l’on portait en terre. Il s’agit d’un homme âgé qui est mort et dont le cadavre, déjà flétri et gonflé, tombe en dissolution au point que ses proches ne supportent pas de faire approcher le Seigneur du tombeau, à cause de la mauvaise odeur du corps qui y est déposé. Or cet homme, par une seule parole, est rendu à la vie et ainsi est fondée l’assurance de la Résurrection : ce que nous attendons pour le tout, nous l’avons concrètement réalisé sur une partie. De même, en effet, que dans la rénovation de l’univers, comme dit l’Apôtre, le Christ lui-même descendra en un clin d’oeil, à la voix de l’Archange, et par la trompette fera lever les morts pour l’immortalité , de la même façon maintenant celui qui, au commandement donné, secoue dans le tombeau la mort comme on secoue un songe et qui laisse tomber la corruption des cadavres qui l’atteignait déjà, bondit du tombeau dans son intégrité et en pleine santé, sans que les bandelettes qui entourent ses pieds et ses mains l’empêchent de sortir. XXV

Est-ce là peu de chose pour fonder notre foi en la Résurrection des morts ? Cherchez-vous encore d’autres témoignages pour confirmer votre jugement sur ce point ? Eh bien ! Ce n’est pas sans raison, je crois, que le Seigneur, voulant traduire la pensée des hommes à son sujet, dit ces mots aux Capharnaïtes : « Sans doute, m’appliquerez-vous ce proverbe : « Médecin, guéris-toi toi-même. » Celui qui sur les corps des autres a habitué les hommes à la merveille de la Résurrection devait affermir sur lui-même la foi en sa parole. Vous voyez qu’un appel de lui produit son effet chez les autres : des hommes sur le point de mourir, l’enfant qui vient à peine d’expirer, le jeune homme porté au tombeau, le mort déjà corrompu, tous, à un seul commandement, sont rappelés également à la vie. Vous demandez où sont ceux qui sont morts dans des blessures et dans le sang, afin que la défaillance en ce point de sa puissance vivifiante n’amène pas le doute sur ses bienfaits : voyez celui dont les mains ont été transpercées par les clous, voyez celui dont le côté a été traversé par la lance. Portez vos doigts à l’endroit des clous. Avancez votre main dans la blessure faite par la lance. Vous pourrez constater de combien la pointe de celle-ci a dû s’enfoncer à l’intérieur, en calculant sa pénétration par la largeur de la blessure. La plaie laisse la place à une main d’homme ! Vous pouvez supposer combien le fer est allé profond. Si cet homme est ressuscité, on peut bien conclure en redisant le mot de l’Apôtre : « Comment certains disent-ils qu’il n’y a pas de Résurrection des morts ? » XXV

Il y a des gens qui, par suite du manque de vigueur de nos raisons humaines, jugent à notre mesure la puissance divine et tiennent pour impossible à Dieu tout ce que nous ne pouvons comprendre. Ils nous montrent l’anéantissement de ceux qui sont morts depuis longtemps, les restes de ceux qui ont été réduits en cendres par des bûchers ; ils y joignent le cas des carnivores, et ce poisson qui, ayant dévoré la chair d’un naufragé, est devenu à son tour la nourriture des hommes et que la digestion a transformé dans le corps même de celui qui l’a mangé . Ils passent encore en revue beaucoup d’autres raisons méprisables et indignes de la toute-puissance de Dieu, pour renverser notre doctrine, comme si Dieu ne pouvait pas à nouveau par les mêmes chemins rétablir l’homme en sa nature par le moyen de la Résurrection. XXVI

Coupons court à ces longs circuits d’une vaine raison : nous reconnaissons que le corps se dissout dans les éléments dont il était composé. Non seulement, selon la parole divine, la terre retourne à la terre, mais l’air, l’humide, retournent à ce qui est de la même espèce qu’eux et chacun des éléments de notre être passe aux éléments correspondants, que le corps humain ait été dévoré par des oiseaux carnivores ou par des bêtes sauvages et se trouve changé en eux, qu’il soit venu même sous la dent des poissons ou que le feu l’ait transformé en vapeur et en poussière. Où que, par hypothèse, notre raisonnement emporte l’homme, il est toujours à l’intérieur du monde. Or le monde est contenu dans la main de Dieu, comme nous l’enseigne l’Écriture inspirée . Si vous n’ignorez pas l’objet que vous tenez en main, croyez-vous que la connaissance de Dieu ait moins de force que la vôtre, comme si elle ne pouvait découvrir avec exactitude ce qui est enfermé dans l’empan divin ? XXVI

Peut-être, si vous considérez les éléments de l’univers, il vous paraît difficile que, après le retour de l’air qui est en nous à ses éléments premiers et de même après le mélange du chaud, de l’humide et de la terre avec leurs éléments naturels, de nouveau, à partir de cette masse commune, ce qui appartient à chacun retourne à son propriétaire. N’avez-vous donc pas réfléchi, par des exemples tirés de la vie humaine, que cela même n’est pas au-dessus des bornes de la puissance divine ? Vous avez certainement vu, dans des lieux habités par des hommes, un seul troupeau formé de la réunion d’animaux appartenant à différents propriétaires : lorsque vient le moment de répartir à nouveau les bêtes entre leurs possesseurs, l’habitude des animaux de se rendre à l’étable ou certains signes qu’ils ont sur eux permettent à chaque maître de retrouver son bien. A votre propos, imaginez quelque chose de semblable et vous ne serez pas loin de la vérité. L’âme a naturellement en elle une inclination affectueuse pour le corps avec qui elle habite et, à cause de son union avec lui, elle possède une aptitude secrète à reconnaître son familier, comme si naturellement elle conservait quelques marques spéciales, lui permettant, dans cette masse commune, de discerner son bien demeuré sans mélange. Si l’âme tire de nouveau à elle ce qui lui appartient par un lien de parenté, pourquoi interdire à la puissance divine de rassembler les éléments de même famille qui, par une attraction spontanée, se portent d’eux-mêmes vers ce qui est à eux ? XXVII

Élément permanent dans le changement de notre corps : l’eidos XXVII

L’entretien du Christ sur l’Enfer montre que dans l’âme, même après sa séparation, demeurent des marques distinctives du composé que nous étions : alors que les corps sont déposés dans le tombeau, les âmes conservent quelque signe corporel, qui permet de reconnaître Lazare et ne permet pas au riche de rester inconnu. Il n’est donc pas invraisemblable de croire que les corps qui ressuscitent laissent la masse commune pour retourner aux êtres particuliers. Celui qui examine avec plus d’attention notre nature n’aura aucun mal à l’admettre. XXVII

Notre être, en effet, n’est pas tout entier dans l’écoulement et la transformation. S’il n’avait aucune fixité naturelle, il serait absolument incompréhensible. En réalité, il est plus exact de dire qu’une partie de notre être demeure, tandis que l’autre est soumise à l’altération. Notre corps devient autre, quand il grandit ou diminue, et il revêt, comme des vêtements, des âges successifs. Mais à travers ce mouvement demeure inchangée la « forme » (eidos) propre de notre être : celle-ci ne perd pas les caractères une fois reçus de la nature, mais demeure visible avec ses caractéristiques particulières, malgré toutes les modifications corporelles. Sans doute il faut mettre à part le changement produit par la maladie, qui affecte l’ « aspect extérieur » (eidos) ; alors le masque de la maladie déforme cet « aspect » et prend sa place. Mais par la pensée on peut enlever ce masque et imaginer ce qui arriva pour Naaman le Syrien et pour les lépreux dont l’Évangile raconte l’histoire. Alors à nouveau, l’ « aspect » que nous voilait la maladie, la santé nous le rend avec ses caractères propres. XXVII

L’eidos du corps reste dans l’âme séparée comme une empreinte XXVII

Dans le composé que nous sommes, la partie de l’âme semblable à Dieu reste naturellement attachée, non à ce qui s’écoule dans l’altération et le changement, mais à ce qui reste permanent et identique à lui-même. Or les différences dans les combinaisons (de la matière) donnent à « l’aspect extérieur » (eidos) des formes différentes ; par ailleurs cette combinaison n’est autre que le mélange des éléments premiers (nous appelons ainsi les éléments qui sont les principes constitutifs du tout et par lesquels aussi est composé le corps humain). En conséquence, comme « l’aspect extérieur » du corps reste dans l’âme qui est comme l’empreinte par rapport au sceau, les matériaux qui ont servi à former la figure sur le cachet ne demeurent pas ignorés de l’âme, mais, dans l’instant de la Résurrection, elle reçoit de nouveau en elle tout ce qui s’harmonise avec l’empreinte laissée en elle par « l’aspect extérieur » (eidos) du corps. Or s’harmonisent entièrement avec elle ces éléments qui dès l’origine ont formé cet « aspect extérieur ». Donc il n’est pas du tout invraisemblable que de la masse commune ce qui lui est propre retourne à chacun. XXVII

De tout ceci vous pouvez conclure que notre enseignement sur la Résurrection n’est pas du domaine des faits qui sortent de notre expérience. Nous n’avons rien dit pourtant du fait qui nous est encore le plus connu, à savoir les débuts mêmes de la formation de notre être. Qui ne sait l’oeuvre admirable de la nature, ce que reçoit en lui le sein maternel et ce qu’il produit ? Ne voyez-vous pas que la semence jetée dans le sein maternel pour servir d’origine à notre organisme corporel est simple d’une certaine façon et présente des parties toutes semblables ? Or qui pourrait exprimer la variété de l’ensemble qui en est formé ? Si vous ne connaissiez les oeuvres ordinaires de la nature, pourriez-vous croire possible ce qui arrive, que le moindre petit élément soit l’origine d’une oeuvre pareille ? Et quand je parle d’une grande oeuvre, je ne regarde pas seulement la formation du corps, mais ce qui, plus que tout, est digne d’admiration, à savoir, notre âme et tous ses attributs. XXVII

Peut-être n’est-il pas hors de notre sujet d’examiner soigneusement les problèmes discutés dans les Églises à propos de l’âme et du corps. XXVIII

Certains de nos devanciers, auteurs du traité « des Principes », ont enseigné que les âmes préexistent et forment pour ainsi dire un peuple dans une cité à part. Là sont placés les modèles du vice et de la vertu. Tant que l’âme demeure dans le bien, elle reste sans l’expérience de liaison corporelle, mais si elle déchoit de la participation qu’elle a avec le bien, elle glisse vers la vie d’ici-bas et ainsi se trouve dans un corps . XXVIII

Une autre catégorie d’auteurs, s’attachant à l’ordre suivi par Moïse dans le récit de la formation de l’homme , affirment que temporellement l’âme a été créée après le corps. Dieu, en effet, a d’abord pris de la poussière du sol pour en former l’homme ; ensuite il l’a animée de son souffle. Par cette façon de parler, ils établissent que la chair vaut mieux que l’âme, puisque celle-ci est introduite dans une chair formée antérieurement : ils disent en effet que l’âme existe en vue du corps, afin que le corps modelé ainsi ne reste pas sans souffle et sans mouvement. Or un objet qui existe en vue d’un autre a certainement moins de valeur que ce à cause de quoi il est fait. Ainsi, d’après les expressions de l’Évangile, l’âme vaut plus que la nourriture, le corps plus que le vêtement, car les seconds sont à cause des premiers. L’âme n’est pas faite pour la nourriture ni le corps pour le vêtement, mais, l’âme et le corps existant d’abord, les seconds ont été découverts après coup pour satisfaire aux besoins des premiers. XXVIII

L’une et l’autre hypothèse méritent la critique, à la fois celle qui imagine que les âmes ont mené une existence antérieure dans quelque cité particulière et celle qui tient que les âmes ont été faites après les corps. Il faudrait examiner en détail chacune de leurs affirmations : mais leur critique exacte et la découverte de toutes les invraisemblances qu’elles contiennent exigeraient trop de pages et de temps. Autant que possible, nous examinerons brièvement chacune des deux, puis à nouveau nous reprendrons notre sujet. XXVIII

Les tenants de la première opinion, qui soutiennent que la cité formée par les âmes est plus ancienne que leur existence dans la chair, ne me paraissent pas s’être purifiés de ces doctrines imaginées par les Grecs sur la métempsycose. Un examen attentif ferait voir que cette façon de penser en vient, selon une pente nécessaire, à soutenir, comme on le prête à l’un de leurs sages, que le même être devient homme, se revêt d’un corps de femme, vole parmi les oiseaux, devient arbuste et finit par vivre dans les eaux. Ce sage, il me semble, n’est pas loin de la vérité, s’il parle de lui-même ; car toutes ces conceptions, tenant qu’une âme unique passe par ces divers états, sont dignes du bavardage des grenouilles ou des geais, de l’inintelligence des poissons ou de l’insensibilité des chênes. XXVIII

On le voit, elle n’a ni queue ni tête, cette opinion cherchant à établir que les âmes vivaient indépendantes avant leur existence corporelle et que le vice a été la cause de leur union à un corps. L’invraisemblance de l’opinion qui tient au contraire que l’âme est venue après le corps a été démontrée par ce qui précède. Aussi l’une et l’autre doctrine sont absolument à rejeter. XXVIII

Notre façon de penser, il faut sans doute la situer entre ces deux hypothèses. Elle consiste à dire : nous ne croyons pas, selon l’erreur des Grecs, que les âmes emportées dans le mouvement universel, ne purent, à cause de la lourdeur contractée dans le vice, conserver l’allure du mouvement céleste et qu’elles tombèrent sur la terre ; nous n’admettons pas non plus que l’homme fut d’abord façonné par le Verbe comme une statue d’argile, puis que l’âme fut faite en vue du corps. La nature spirituelle paraîtrait ainsi inférieure à l’ouvrage d’argile. XXVIII

Puisque l’homme est un, dans sa composition d’âme et de corps, son être ne doit avoir qu’une seule et commune origine : autrement dit, si le corps venait d’abord et l’âme ensuite, il faudrait dire l’homme à la fois plus ancien et plus jeune que lui-même. Comme nous l’avons expliqué un peu plus haut, nous tenons que la puissance presciente de Dieu établit d’abord le genre humain en sa totalité, selon le témoignage du Prophète , disant que Dieu connaît toutes choses avant qu’elles viennent au monde. Quant à la création des êtres particuliers, un principe ne précède pas l’autre dans l’existence : ni l’âme ne vient avant le corps, ni l’inverse : l’homme ainsi partagé par une différence temporelle serait comme en conflit avec lui-même. XXIX

Celle-ci se développe et se manifeste selon l’ordre fixé, jusqu’à son achèvement, sans avoir à s’adjoindre, pour y parvenir, quoi que ce soit de l’extérieur ; d’elle-même, elle progresse régulièrement vers son état de perfection. Il est donc vrai de dire que ni l’âme n’existe avant le corps ni le corps n’existe à part de l’âme, mais pour tous les deux, il n’y a qu’une seule origine : à considérer les choses sur un plan supérieur, cette origine se fonde sur le premier vouloir de Dieu ; d’un point de vue moins élevé, elle a lieu dans les premiers moments de notre venue au monde. XXIX

Comme dans l’embryon déposé en vue de la conception du corps, on ne peut encore distinguer, avant leur formation, les articulations des membres, on ne peut pas davantage y constater les propriétés de l’âme, avant que celle-ci n’en vienne à exercer son activité. Mais comme il ne fait de doute pour personne que l’embryon ne contienne les grands traits de la différenciation en membres et en viscères, sans qu’il faille y introduire une force étrangère, puisque la force inhérente à l’embryon amène naturellement cette transformation par l’activité qu’elle possède, nous pouvons raisonner de même au sujet de l’âme : même si elle ne se manifeste pas au grand jour par certaines activités, elle n’en est pas moins présente dans l’embryon. En effet la configuration de l’homme à venir y est déjà en puissance, mais l’âme est encore cachée, puisqu’elle ne peut se manifester que selon l’ordre nécessaire. Ainsi elle est présente, mais invisible ; elle ne paraîtra que grâce à l’exercice de son activité naturelle, en accompagnant le développement du corps. XXIX

Étant donné que la force nécessaire à l’enfantement ne vient pas d’un corps mort, mais d’un corps animé et vivant, nous en tirons logiquement la conséquence que ce qui sort d’un vivant pour être l’origine de la vie ne peut être mort et sans âme : car toute chair, si elle n’a pas d’âme, est morte, la mort étant la privation d’âme. Or personne n’ira jusqu’à dire que la privation est antérieure à la possession, en voulant établir que le corps inanimé, qui n’est qu’un mort, apparaît avant l’âme. XXIX

Si vous cherchez une preuve plus claire de la vie qui est dans l’embryon du vivant en voie de formation, vous pouvez examiner d’autres signes de différenciation entre l’animé et le mort. Pour constater que les hommes sont en vie, nous avons la chaleur, l’activité et le mouvement, tandis que le refroidissement et l’immobilité d’un corps ne sont rien autre que sa mort. Or l’embryon dont il s’agit est source de chaleur et d’énergie : c’est la preuve qu’il n’est pas inanimé. XXIX

Mais nous ne parlons pas encore, à propos de l’élément corporel de cet embryon, de chair, d’os, de cheveux et de tout ce que nous voyons en l’homme fait : chacune de ces parties n’est qu’en puissance et ne paraît pas encore au grand jour ; de même en ce qui concerne l’âme, nous disons que la « raison », l’ « appétit », le « coeur » et tous ses attributs n’ont pas encore dans l’embryon la place qui leur revient : les activités de l’âme se développent en corrélation avec la formation et le perfectionnement du corps qui la reçoit. De même qu’un homme arrivé à maturité fait paraître au dehors l’activité de l’âme, ainsi dès sa formation, l’action que l’âme exerce est adaptée et mesurée au besoin présent et elle se traduit par ce fait que l’âme se construit pour elle-même, à travers la matière déposée dans le sein maternel, la demeure qui lui convient. Car, selon nous, il est impossible qu’elle s’ajuste à des demeures étrangères, comme il ne peut arriver qu’une empreinte faite dans une cire corresponde ensuite à un autre sceau. En effet, de même que le corps passe progressivement de la petitesse à sa perfection, ainsi l’activité de l’âme se développe et s’accroît en connexion avec le corps. Au temps de la première formation, comme dans une racine cachée en terre, seule apparaît la force d’accroissement et de nutrition. La petitesse du corps qui reçoit cette activité n’en supporte pas davantage. Ensuite, quand la plante vient à la lumière et produit un germe au soleil, fleurit la vie sensitive. Enfin, quand le corps vient à maturité et s’élève à sa taille propre, commence à briller comme un fruit la force de la raison ; mais cela ne se fait pas d’un coup : elle suit avec soin le perfectionnement de l’instrument et elle porte du fruit dans la mesure où le permet la force du corps qui la reçoit. XXIX

Si vous recherchez dans la formation du corps les activités de l’âme, étudiez-vous personnellement, comme dit Moïse, et vous lirez comme en un livre l’histoire des travaux de l’âme. Plus clairement que tout raisonnement, la nature elle-même vous raconte les occupations variées de l’âme dans le corps, lorsqu’elle dispose le tout aussi bien que les parties. Mais il est superflu d’énumérer ce qui nous concerne, comme si nous avions à raconter une merveille qui nous dépasse. Qui donc, s’il se regarde lui-même, a besoin qu’on lui apprenne sa propre nature ? S’il examine sa manière de vivre, s’il apprend comment le corps est adapté à toutes les fonctions de la vie, il peut connaître à quoi travaille la partie « physique » de l’âme, lors de la première formation de notre être. XXIX

Aussi, de toute évidence, si vous y regardez de près, vous trouverez que l’embryon tiré d’un corps vivant et déposé dans l’atelier de la nature pour la production d’un être n’est pas mort et sans âme. Les graines et les bourgeons, nous ne les plantons pas en terre s’ils ont perdu la force vitale qu’ils tiennent de la nature ; nous ne plantons que ceux qui conservent, cachées sans doute, mais bien réelles, les propriétés du prototype. Cette force intérieure, ce n’est pas la terre environnante qui la leur donne en la leur communiquant du dehors ; la terre ne fait que mettre au jour la force intérieure du germe, en le nourrissant de ses sucs et en l’amenant à devenir racine, écorce, tronc, bourgeons. Cette transformation ne pourrait se faire, si dans le germe il n’y avait aucune force naturelle capable de tirer à soi, dans le milieu qui l’entoure, la nourriture qui lui convient, pour devenir arbuste, grand arbre, épine ou toute autre broussaille que vous voudrez . XXIX

Chacun n’a besoin d’autre maître que de lui-même pour apprendre, par ce qu’il voit, vit et sent, comment exactement se forme notre corps : sa propre nature l’en instruit. Sur ces matières, on peut aussi consulter les explications élaborées par les savants, pour tout savoir avec précision. L’anatomie a permis aux uns de connaître la position de chacune des parties de notre être ; l’étude a permis aux autres d’expliquer la fin de toutes ces mêmes parties et de donner à ceux qui s’y intéressent une connaissance suffisante de la constitution humaine. Mais pour ceux qui préfèrent sur tous ces points être instruits par l’Église, afin de ne pas avoir à écouter des maîtres venus de l’extérieur (c’est la loi des brebis spirituelles, comme dit le Seigneur, de ne pas avoir d’oreilles pour les voix étrangères ), nous ajouterons quelques mots sur ce sujet . XXX

Étudiant la nature de notre corps, nous considérerons la finalité de chaque partie de notre être sous trois aspects : la vie, son bien-être, sa transmission. Les organes, sans lesquels il est impossible que se soutienne la vie humaine, sont au nombre de trois : le cerveau, le coeur et le foie. Il faut ajouter tous les biens que la nature accorde à l’homme pour lui permettre de vivre aisément : ce sont les organes des sens. Ils ne constituent pas la vie de l’homme, puisque certains font souvent défaut, sans qu’elle en soit atteinte ; mais, sans leur activité, l’homme ne peut trouver de joie dans l’existence. Le troisième point concerne la continuité et la succession de la vie. En plus de ces organes, il y en a d’autres, présents chez tous, pour la conservation de son être et qui ont chacun leur utilité propre, comme l’estomac ou les poumons : l’un, par le souffle, ranime le feu du coeur, l’autre introduit la nourriture dans les viscères. Par cette division de notre organisme, on peut se rendre exactement compte que la vie ne nous est pas communiquée par un seul organe, mais que la nature a réparti en plusieurs ce qui contribue au maintien de notre être et qu’elle rend nécessaire au tout le concours de chaque élément. De là viennent le nombre et la grande variété des organes qu’elle a confectionnés pour assurer et embellir notre vie. XXX

Avant d’aller plus loin, il ne sera pas mauvais, je crois, d’indiquer brièvement la répartition des parties qui contribuent en nous à la conservation de la vie. Nous laissons de côté, pour l’instant, la matière de tout le corps qui est commune à chacun des membres : nous nous proposons l’étude des parties de notre être ; celle de l’ensemble ne nous serait d’aucune utilité. Comme tout le monde est d’accord pour dire que nous avons en nous les mêmes éléments constitutifs que l’univers, le chaud, le froid et aussi le mélange qui se fait entre l’humide et le sec, nous allons étudier un à un ces éléments. XXX

Plutôt que de nous arrêter à ce point, considérons l’art avec lequel la nature édifie notre corps. Une matière sèche et résistante n’offrirait pas de prise à l’activité des sens. Ceci est évident, si nous considérons nos os ou les produits du sol : nous voyons bien en eux une certaine vie par le fait qu’ils se développent et se nourrissent, mais leur dureté n’admet pas la sensation. Aussi, pour permettre cette activité, il fallait imaginer un ensemble qui eût la malléabilité de la cire et put recevoir l’impression des objets qui se présentent, sans qu’un excès d’humidité amène leur confusion (dans un liquide, en effet, l’impression n’est pas durable) et sans que par ailleurs cette matière offre à l’image une trop grande résistance. L’ensemble doit tenir le milieu entre la mollesse et la dureté, pour ne pas priver le vivant de la plus belle des activités de la nature, c’est-à-dire du mouvement des sens . Or une matière molle et sans résistance, si elle ne possède rien du fonctionnement des corps durs, n’a comme les mollusques ni mouvement ni articulations. Aussi la nature met dans les corps des os solides, qu’elle unit harmonieusement les uns aux autres et dont elle resserre les emboîtements, grâce aux liens des nerfs (neura). Tout autour, pour recevoir les sens, elle étend la chair, dont la superficie offre moins de prise à la douleur et plus de tension. XXX

La nature fit donc porter tout le poids du corps sur cette ossature solide, qui ressemble à des colonnes soutenant un édifice ; mais elle eut soin de la répartir sur l’ensemble du corps. L’homme ne pourrait se remuer ni agir, s’il était bâti comme un arbre fixé au même endroit, sans que la succession régulière de ses jambes lui assurât le mouvement en avant et sans que le secours des mains lui soit accordé pour vivre. La nature par ce procédé permet à l’organisme de se déplacer et d’agir, sous l’action de l’esprit qui se communique librement aux nerfs : dans cette fin, elle pousse le corps au mouvement et lui en donne la faculté. De là l’aide multiple apportée par les mains, qui vont en tous sens et sont aptes à exécuter tout dessein de l’esprit. De là les rotations du cou, les inclinations et les relèvements de la tête, l’activité de la mâchoire, l’élargissement des paupières accompagnant les mouvements de tête, les autres mouvements des membres, produits comme dans une machine par la tension ou le relâchement de certains nerfs. Cette force qui se répand dans les membres dépend de notre détermination et elle agit dans chacun d’eux sous l’action de la liberté, selon la disposition de la nature. On a vu que la racine et le principe de ces mouvements nerveux sont dans la membrane nerveuse qui entoure le cerveau. Il n’est pas nécessaire, je pense, de nous étendre davantage sur les parties vivantes ; nous avons suffisamment indiqué l’origine du mouvement qui est en nous. XXX

Comme après la mort la chaleur naturelle s’éteint et que le cadavre se refroidit, il nous faut ranger également la chaleur parmi les causes de la vie. Ce dont l’absence amène la mort est de toute nécessité ce dont la présence permet au vivant de subsister. De cette force, nous voyons que le coeur est comme la source et le principe, à partir duquel des conduits semblables à des flûtes se séparent les uns des autres pour répandre dans tout le corps le feu et la chaleur . XXX

Comme la nature devait absolument fournir à la chaleur une nourriture (on ne conçoit pas un feu subsistant de lui-même ; il a besoin d’un élément approprié), les conduits du sang, partis du foie comme d’une source , font route partout dans le corps avec l’esprit (pneuma) chaud pour éviter que l’isolement de l’un d’avec l’autre n’amène à sa suite la mort de la nature . Cet exemple doit servir aux hommes qui pratiquent l’injustice : la nature leur démontre que l’avarice est un mal porteur de mort . XXX

Alors que seule, la Divinité n’a aucun besoin, la pauvreté de l’homme demande à l’extérieur les biens nécessaires à sa subsistance. A cette fin, les trois facultés, par lesquelles nous avons dit que tout le corps est administré, permettent à la nature d’amener en nous la matière extérieure et par des entrées différentes, elles introduisent tout ce qui leur convient. XXX

L’air (pneuma) présent dans le coeur est introduit par le viscère voisin, dont le nom est le « poumon » et qui est le réceptacle de l’air. Grâce à l’artère qui est en lui et qui passe par la bouche, le poumon aspire l’air (pneuma) extérieur par le moyen de la respiration. Le coeur, placé en son milieu, imite l’activité incessante du feu et lui-même, toujours en mouvement, comme les soufflets des forgerons, attire à lui l’air des poumons voisins ; sa dilatation fait se remplir les parties creuses et l’évacuation de l’air en combustion envoie celui-ci dans les artères attenantes. Le coeur ne s’arrête jamais dans ce double mouvement de dilatation pour attirer dans ses cavités l’air extérieur et de compression pour le renvoyer dans les artères. De là vient, je crois, l’automatisme de notre respiration ; souvent l’esprit est ailleurs ou même se repose tout à fait, tandis que le corps est dans le sommeil ; la respiration n’en continue pas moins, sans que notre volonté ait à s’en occuper. XXX

Le foie, plus que le reste, avait besoin de l’aide de la chaleur pour convertir en sang les substances humides ; mais, comme par position, il se trouve loin du coeur – (je ne crois pas possible qu’étant lui-même principe et source d’énergie, il se trouve à l’étroit par le voisinage d’un autre principe) -, pour que notre organisme n’ait cependant pas à souffrir de l’éloignement de la substance calorifique, un conduit semblable aux nerfs (que les savants en ces matières appellent « artère ») reçoit du coeur le souffle chaud et l’apporte au foie ; il communique avec le coeur près de l’endroit où s’introduisent les substances humides et comme sa chaleur fait bouillir celles-ci, il leur fait part de sa parenté avec le feu, en donnant au sang une coloration de feu. Deux conduits jumelés prennent là naissance : l’un et l’autre, en forme de tuyau, contiennent le premier le souffle, le second le sang. Il en est ainsi pour faciliter le passage à la matière humide qui suit le mouvement de la chaleur et est par elle rendue plus légère. De là ils se répandent et se divisent sur tout le corps en mille conduits et ramifications qui atteignent tous les organes. Cette union des deux principes des forces vitales – de celle qui envoie la chaleur et de celle qui envoie l’humide à travers le corps, – leur permet de communiquer à la puissance qui gouverne toute notre vie leurs propriétés comme un présent dont celle-ci ne pouvait se passer. XXX

La nature ou mieux, la nature du Seigneur accomplit sur la terre animée que nous sommes une semblable merveille. Les os et les cartilages, les veines, les artères, les ligaments, les chairs, la peau, la graisse, les cheveux, les glandes, les ongles, les yeux, les narines, les oreilles et tout le reste et encore ces mille éléments différenciés les uns des autres par leurs propriétés trouvent leur nourriture dans un aliment unique, qui leur est approprié. On dirait que l’aliment placé auprès de chaque organe se transforme selon le genre de cet organe particulier et s’adapte à ses propriétés pour devenir de la même nature que lui. Si cet aliment est dans l’oeil, il se mélange avec cette partie apte à la vision et il se divise en s’y adaptant en autant de tissus qu’il y a autour de l’oeil. S’il se répand dans la région de l’oreille, il s’unit à l’appareil acoustique ; dans les lèvres il devient lèvres ; il se durcit dans les os, s’amollit dans la moelle, se tend avec les nerfs, se répand sur toute la surface du corps, passe dans les ongles, s’amincit en vapeurs pour donner naissance aux cheveux. S’il est amené en des conduits tortueux, il donne des cheveux épais et flexibles ; mais si ces vapeurs sortent directement, les cheveux sont tendus et droits. XXX

Voici que nous nous égarons loin de notre sujet, tandis que nous nous appesantissons sur les oeuvres de la nature et que nous essayons de décrire comment et de quels éléments est composé chaque partie de notre être, celles qui sont faites pour assurer la vie, celles qui sont faites pour son bien-être et tout ce qui peut encore figurer dans notre première division. Nous nous étions d’abord proposé de montrer que la cause apte à produire notre organisme n’est ni une âme incorporelle, ni un corps inanimé, mais que dès l’origine, à partir des corps animés et vivants, est engendré un être vivant et animé. La nature humaine le recueille et comme une nourrice l’élève par ses moyens à elle. Elle donne sa nourriture à l’une et à l’autre partie de cet être et on les voit toutes deux suivre un développement adapté à ce qu’ils sont. Dès le début, en effet, tandis que le corps se forme suivant un plan savamment conçu, la nature fait paraître en lui la force de l’âme qui lui est liée : celle-ci apparaît d’abord obscurément, puis elle éclate peu à peu avec le perfectionnement de l’organisme corporel. Il se passe alors ce que l’on peut voir chez les sculpteurs. Un artiste conçoit l’idée d’un être vivant à tailler dans la pierre. Quand il l’a bien dans son esprit, il brise d’abord la pierre dans le bloc où elle appartient ; ensuite, taillant tout autour les matériaux inutiles, il arrive à une première ébauche qui présente déjà les grands traits du modèle : à cette vue, même un profane, peut deviner dès lors l’intention de l’artiste. Puis les progrès du travail l’approchent encore plus de l’idéal qu’il veut réaliser. Enfin, lorsqu’il a parfaitement exprimé dans le bloc tout le détail de son idée première, son oeuvre est achevée : et alors la pierre, peu auparavant encore informe, est devenue un lion ou toute autre oeuvre que l’artiste a conçue : le bloc n’a pas changé de substance en raison de l’idée, mais c’est l’idée qui, par le travail, a pénétré la masse. XXX

Imaginez pour l’âme un pareil processus et vous ne serez pas loin de la vérité. La nature qui fait tout avec art prend en elle une matière de même espèce, à savoir, cet élément sorti de l’homme, et nous disons qu’avec lui, elle construit une statue. De même que dans le travail de la pierre, il y a un moment où l’idée se dégage, d’abord obscurément, puis d’une façon parfaite après l’achèvement de l’oeuvre ; de la même façon aussi dans le modelage de notre être, l’idéal que l’âme doit réaliser ne se fait jour qu’avec le progrès du corps, imparfaitement dans le corps imparfait, parfaitement dans le corps parfait. XXX