Gerhard Wehr (CH:98-100) – Boehme – Oetinger

Celui-ci [Oetinger], que l’on a parfois qualifié de « mage du Sud » — par opposition à Johann Georg Hamann, le « mage du Nord » — fut lui-même mis en contact tout à fait fortuitement — et l’on pourrait voir, là encore, la main de la Providence — avec l’œuvre de Böhme


Vers le milieu du dix-septième siècle, les théories de Böhme pénétrèrent également en Angleterre. En 1654, Durand Hotham publia la première biographie de Böhme en anglais. D’autre part, John Sparrow et William Law assurèrent la traduction de ses écrits. La publication de ceux-ci, en 1645 et 1647, bénéficia de la protection du roi Charles Ier, lui-même admirateur du théosophe allemand. Une véritable vague d’enthousiasme, au sujet de Böhme, déferla sur l’Angleterre. On proposa même le nom du teutonicus pour un nouveau calendrier des saints. Henry More qualifia Böhme d’« Apôtres des Quakers ». Les premiers émigrants introduisirent également les écrits du cordonnier de Görlitz dans le Nouveau Monde. Par ailleurs, John Milton et William Blake transposèrent les idées de Böhme dans leurs créations littéraires et artistiques. Il convient de citer, enfin, les « Philadelphes », association de böhmistes anglais prônant un idéal œcuménique, qui avaient à leur tête John Pordage (1607-1681) et Jane Leade (1623-1704). Par ricochet, l’influence des Philadelphes anglais s’exerça sur le continent, et notamment en Allemagne où se créèrent également des « cercles philadelphiens ». Les écrits des adeptes anglais de Böhme furent publiés en traduction allemande. Johann Friedrich Oberlin (1740-1826), prêtre luthérien en fonction ay Ban-de-la-Roche en Alsace, homme remarquable par ses dons charismatiques, fut de ceux qui connurent la pensée de Böhme par l’entremise des Philadelphes anglais.

C’est tout particulièrement l’exemple de Sir Isaac Newton (1643-1727) qui montre qu’il est possible de combiner fructueusement l’exploration empirique de la nature avec les résultats d’une vision spirituelle. Il semble que Newton avait remarqué les œuvres de Böhme dès son jeune âge. Il existe toute une série de références biographiques indiquant combien l’influence du cordonnier de Görlitz sur le plus illustre des savants anglais a pu être importante, notamment dans le contexte de l’élaboration, par ce dernier, de la théorie de la gravitation. « Newton, le grand philosophe, doit nécessairement avoir lu avec grand soin les écrits de Jakob Böhme, car c’est chez celui-ci qu’il a trouvé la première substance de sa théorie de l’attraction universelle ». Cette constatation — dont on peut trouver la confirmation chez d’autres auteurs — a été faite par le célèbre théologien et philosophe souabe Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782). Celui-ci, que l’on a parfois qualifié de « mage du Sud » — par opposition à Johann Georg Hamann, le « mage du Nord » — fut lui-même mis en contact tout à fait fortuitement — et l’on pourrait voir, là encore, la main de la Providence — avec l’œuvre de Böhme : « Par la volonté de Dieu, il arriva que, pour me promener, je passais assez fréquemment à côté de la poudrerie de Tübingen. Là, je rencontrais le poudrier, un homme tout à fait bizarre … Un jour, il me dit : « Vous autres, candidats au saint ministère, êtes des hommes enchaînés, car vous n’avez pas le droit d’étudier en toute liberté les choses qui touchent au Christ … En particulier, il vous est interdit de lire le livre le plus excellent après la Bible. ” Comment cela ? ” dis-je. Il m’emmena dans sa chambre, me montra un ouvrage de Jakob Böhme et me dit : “ Voilà la véritable théologie ! ” Je me mis donc à lire, pour la première fois, ce livre. » Il n’allait pas se contenter de cette lecture ; la rencontre avec l’œuvre de Böhme allait signifier, pour le théosophe souabe, un tournant dans sa vie.

Une phrase fréquemment citée de Friedrich Christoph Oetinger, à propos de l’« incarnation » en tant que « fin des voies de Dieu », est particulièrement caractéristique de sa pensée universaliste, embrassant le cosmos entier. Dans cette vision spirituelle de la réalité, qui représente un refus très net à l’égard des tendances spiritualistes à la « volatilisation » et à la négation du corps, on retrouve pleinement l’attitude de Böhme vis-à-vis de la nature. Oetinger, qui — au grand chagrin de ses supérieurs ecclésiastiques — agissait en faveur d’un œcuménisme de l’esprit à une époque où, en Souabe comme ailleurs, la tendance générale était à la pratique d’un christianisme limité à l’Eglise du pays, s’intéressa d’ailleurs également, en manifestant une complète absence de préjugés, à d’autres courants de pensée philosophiques. C’est ainsi qu’il fit connaître en Allemagne le visionnaire et érudit suédois Emanuel Swedenborg. D’autre part, il inaugura un échange d’idées avec les représentants de la Kabbale juive, ce mouvement mystique qui n’était pas resté inconnu à Böhme lui-même. Lorsqu’il rendit visite à Koppel Hecht, célèbre kabbaliste appartenant à la communauté juive de Francfort, afin d’obtenir de lui des informations sur l’ésotérisme juif, celui-ci lui fit une réponse mémorable. Oetinger raconte ainsi l’entretien : « Il me dit. que, pour ce qui concerne la Kabbale, nous autres chrétiens possédions un livre qui en parle encore beaucoup plus explicitement que le Zohar. Je demandai : ” Lequel ? ” Il répondit : “ Jakob Böhme “, et me parla aussitôt de la concordance entre les textes de cet auteur et ceux de la Kabbale. » Gershom G. Scholem, sans doute le meilleur connaisseur contemporain de la mystique juive, dit à ce propos : « Il n’existe aucune raison de considérer ce récit comme mythique ; on peut d’ailleurs rappeler que, à la fin du dix-septième siècle, un autre adepte de la mystique de Böhme, Johann Jakob Spaeth, fut à tel point frappé par l’affinité existant entre celle-ci et la Kabbale juive qu’il se convertit au judaïsme. » Par ailleurs, Scholem affirme qu’il existe « de toute évidence » une corrélation entre les idées de Böhme et celles de la Kabbale théosophique, représentée par une lignée de penseurs qui allait d’Abraham von Franckenberg (son contemporain et biographe) à Franz Xaver von Baader (1765-1841) dont nous parlerons plus loin.