Gandillac: Nicolas de Cues – LA PHILOSOPHIE ET LA THEOLOGIE – Les sources

On a déjà rencontré au passage quelques-unes des influences subies par Nicolas de Cues. En faire la liste complète serait une œuvre assez vaine1, car il n’est guère de point de sa doctrine où l’on ne trouve, soit dans le détail des arguments ou des exemples, soit dans l’inspiration générale, des traces de ses très nombreuses lectures. Et il serait injuste pourtant de réduire son œuvre à une mosaïque. Aussi bien n’avons-nous pas dessein ici de dresser la liste complète des sources cusaines, mais d’indiquer dans leurs grandes lignes les principaux courants qui confluent chez lui.

Le nom de Pythagore est très souvent cité dans son œuvre, bien qu’il se soit défendu dans un texte de l’Idiota d’appartenir à la « secte pythagoricienne ». Ce qu’il retient surtout d’une tradition si complexe et si indirectement connue, c’est le passage de l’un au multiple par développement intérieur de l’Unité. Mais il faut avouer que, précisément, les représentations que Speusippe a transmises aux Platoniciens, et singulièrement le fameux Quaternaire, donnent souvent dans le contexte cusain l’impression d’un encombrant postiche. Autant qu’on puisse reconstituer le vrai Pythagorisme (à travers les critiques de Zenon, par exemple) on y trouve, en effet, un atomisme et un réalisme du point et de l’unité qui rendent impensables tout à la fois le développement du continu et l’existence de l’incommensurable. Or, on le verra clairement, tout au long de l’œuvre cusaine, malgré certaines maladresses d’expressions, pour le Cardinal, c’est s’interdire toute intelligence de la durée ou de l’étendue concrètes que de les composer d’éléments inertes. Ce qu’il appellera repos et point, ce sera précisément le dynamisme même du mouvement, de la progression, de la construction. Loin de le scandaliser, l’incommensurabilité de la diagonale et du côté dans le rectangle, du rayon et de la circonférence dans le cercle, ne seront pour lui que les signes du caractère, toujours approximatif et conjectural d’une mesure humaine; il est sûr qu’à la limite infinie de l’approximation, la « coïncidence » serait possible, car le polygone à nombre croissant de côtés tend vers une limite qui est précisément la circonférence, car l’arc de cercle correspondant à un rayon qui tend lui-même vers l’infini, s’approche de plus en plus de sa tangente. Le point, par conséquent, est fécondité unique et infinie, et c’est bien aussi le vrai sens de l’Un. Aussi est-on surpris que, par révérence pour les Pythagoriciens, le cardinal ‘conçoive souvent un passage de l’Unité stérile et imparticipable à une Unité-racine (ou Dénaire) qui ne s’obtiendrait que par l’addition des quatre premiers nombres; et aussi qu’il distingue, avec plusieurs mathématiciens du Moyen Age, l’atome droit et l’atome convexe, comme deux réalités hétérogènes. Au total, nous retiendrons surtout, car le thème revient souvent, que la révérence du Cusain envers Pythagore se fonde essentiellement sur la tradition rapportée par Aristote qui fait de lui l’inventeur même du mot philosophe et qui lui prête, par conséquent, une certaine humilité vis-à-vis de la Sagesse, en soi inaccessible, dont les hommes ne sauraient jamais être que les chercheurs passionnés, non les tranquilles possesseurs.

Un autre nom revient souvent, parmi les Présocratiques, celui d’Anaxagore. Ici encore la source principale est Aristote. Mais ce n’est pas seulement en tant que hérault de l’Esprit ordonnateur que le sage de Clazomène séduit le cardinal, c’est plus encore comme inventeur de la formule si souvent répétée : Tout est dans tout. Chaque fois que l’auteur de. la Docte ignorance parle des éléments, c’est toujours pour montrer que rien dans la nature n’existe à l’état pur, que tout est mélangé à tout, la terre elle-même, par exemple, participant à la nature solaire et aux mouvements célestes. Chaque fois qu’il envisage l’influence mutuelle des parties du tout, c’est pour souligner qu’il n’est aucune hiérarchie pure, que l’inférieur agit sur le supérieur comme le haut sur le bas et que l’homme, par conséquent, n’occupe dans le monde la position centrale qui le prépare au mystère de l’Incarnation rédemptrice, que par ce qu’il reçoit autant du. sensible, végétal et animal, que de l’intelligence pure. Or cette résonance de toutes choses en toutes choses, par la médiation du Cosmos entier, c’est toujours à Anaxagore qu’il en fait gloire.

De Parménide, qu’il connaît presque exclusivement par Proclus, il retient surtout l’idée d’unité qui est un des « terrains de chasse» les plus fructueux de sa théologie. Mais, comme le commentateur athénien, il est loin de considérer le monisme éléatique comme une doctrine close et complète, qu’on puisse séparer des participations et des émanations platoniciennes. Dans cette perspective, Zenon représente moins l’illustrateur ironique de la doctrine parménidienne que l’introducteur de l’unité seconde ou participable, correspondant au dénaire pythagoricien. On voit bien qu’il n’y a là aucune recherche d’authenticité historique, et que le cardinal reste entièrement tributaire ici du Néoplatonisme. Et la remarque vaut également pour la. référence du Sermon Toi, qui es-tu? à la doctrine de l’infini chez Melissos.

Démocrite n’est connu de son côté qu’à travers deux ou trois intermédiaires, dont le plus récent est probablement Diogène Laerce. Nicolas parle d’ailleurs plus souvent d’Epicure, tantôt pour le louer d’avoir critiqué l’anthropomorphisme des mythologies anciennes, où tout semble ordonné aux passions et aux besoins des hommes et de « ce petit globe terrestre »2, tantôt pour rejeter la théorie du hasard. Allusions cursives, plutôt qu’influence proprement dite. Il en est de même pour Protagoras, qui est loué d’avoir compris que l’esprit humain est source de toute mesure3 et même pour Socrate dont le précepte de la conscience de soi n’est naturellement interprété qu’à la lumière des méthodes platoniciennes.

De Platon lui-même, le Cardinal possédait, en traductions latines, le Phédon, l’Apologie, le Criton, le Ménon, le Phèdre, la République. M. Cassirer, qui croyait encore à la légende d’un Cusain helléniste, a insisté sur le retour chez notre auteur au « vrai Platon »4. A dire vrai, dans la mesure même où Nicolas s’est dégagé à plusieurs reprises de l’encombrante topographie alexandrine, dans la mesure où la mathématique chez lui n’est pas seulement un symbolisme mystique ou métaphysique mais aussi un procédé positif de saisie de l’expérience5, on peut dire qu’il a retrouvé, par là même, le sens authentique de la méthode platonicienne. Il est douteux pourtant que sa fréquentation des textes originaux soit très approfondie. Sa référence au Ménon, bien qu’il figure dans sa bibliothèque, est loin d’être précise, et s’il est question souvent des quatre sciences préparatoires du VIIe Livre de la République, les allusions à la dyade semblent de seconde main. Il reste que les deux thèmes essentiels du Chorismos et de la Methexis, avec leur double position de la transcendance et de l’immanence, occupent une place centrale dans la pensée cusaine, et que l’opposition du discursif et de l’intuitif, bien qu’elle ne soit pas toujours parfaitement univoque, joue un rôle certain dans la dialectique des opposés.

Il est clair que, si Descartes lui-même n’est pas entièrement affranchi du vocabulaire scolastique, Nicolas de Cues s’exprime souvent dans un langage aristotélicien qui est celui de l’Ecole. Aussi bien ne parlerons-nous pas d’une influence du Stagirite lorsque nous rencontrerons tel passage psychologique qui ne s’explique que par référence au De Anima ou telle allusion aux dix catégories, aux quatre causes, qui appartiennent au patrimoine commun du Moyen Age. Il arrive au Cusain d’opposer Aristote à Platon, et c’est souvent pour prendre une position moyenne entre eux. Mais cette position elle-même est tout à fait classique6. Elle vient des Néo-platoniciens, des Arabes et de saint Thomas lui-même. Et l’on en dira autant des formules stoïciennes, de l’immanence du pneuma ou de l’égalité d’âme du sage qui, elles aussi, ont traîné partout avant de laisser leur trace dans l’œuvre du cardinal.

Avec les Néo-platoniciens, nous arrivons à une source sûre et importante. Mais, là encore, il est difficile de dégager ce qui vient authentiquement de tel ou tel texte. Il est peu probable que notre auteur ait directement connu ni Philon ni Plotin. Au premier pourtant il se rattache par plus d’un point, singulièrement en ce qui concerne l’idée d’une Révélation unique commune aux Juifs et aux Païens7. Du second il est parfois tout proche par un certain accent de pureté mystique beaucoup plus dépouillé de thaumaturgie et de démonologie que chez Porphyre ou chez Jamblique. Mais c’est surtout de Proclus qu’il est nourri. Il l’a lu et relu et ses annotations marginales se retrouvent souvent textuellement dans ses propres traités. C’est de lui surtout qu’il tire son interprétation générale de la philosophie grecque, sa dialectique ternaire et la coïncidence dans l’Unité absolue de l’unité-racine et de la diversité unifiée, du repos et du mouvement, de l’acte et de la puissance. Il utilisait d’ailleurs une traduction latine sensiblement plus étendue que les textes grecs que nous avons conservés et c’est là surtout qu’il a puisé cette considération du supersubstantiel qui le conduit au dépassement de l’ontologie thomiste8. Ces thèmes ont parcouru le Moyen Age sous diverses formes, par le prétendu Livre des XXIV philosophes, attribué au Pseudo Hermès Trismégite, et si souvent cité par Alain de Lille, par saint Bonaventure, par saint Albert le Grand, — par la Théologie d’Aristote, par le Livre des causes, compilation plus ou moins fidèle des Eléments théologiques, — par la Source de vie d’Ibn Gabirol. Leur influence sur la scolastique est indéniable, singulièrement, comme l’a montré Mgr Grabmann, sur Dietrich de Vrieberg, Eckhart, Tauler et toute l’école rhénane. Il ne semble pas pourtant qu’aucun de ces auteurs ait médité d’aussi près les textes authentiques de Proclus que ne le fit le cardinal de Cues. Nous avons montré sur un exemple précis, — celui de la coïncidence du repos et du mouvement — combien la dialectique cusaine s’inspire étroitement de certains des passages les plus prégnants du Commentaire sur le Parménide9.

Il serait interminable de rechercher les allusions explicites ou implicites du Cusain à Athanase, à Grégoire de Nysse (source essentielle de Denys, mais cité une fois directement), à Grégoire de Nazianze, à Hilaire de Poitiers, à Ambroise et surtout à Augustin, à qui il attribue, non sans forcer les textes, le parrainage de la docte ignorance et de qui dépendent de façon certaine sa conception de la trinité psychique et sa théorie du temps et de l’éternité. On ne s’attardera pas non plus à Boèce chez qui l’on trouverait plus d’une ébauche du couple Explicatio-complicatio (que nous traduisons par Développement-enveloppement) et qui est loué souvent pour avoir compris la valeur propédeutique des mathématiques. C’est à Denys surtout qu’il faut en venir. On verra par de nombreux textes (singulièrement les Lettres à Tegernsee, auxquelles nous n’avons pu joindre, faute de place, le Tétralogue du Non autre) quelle place centrale l’auteur de la Théologie mystique et des Noms divins tient dans la pensée cusaine. Bien qu’il ait manifesté une fois au moins son étonnement devant le silence unanime des Pères des premiers siècles sur un témoin aussi essentiel de la foi chrétienne que le converti de saint Paul, Nicolas de Cues, critique si avisé de la donation de Constantin, a freiné les conséquences de son esprit critique et refusé de dénoncer une supercherie qui eût enlevé la majeure partie de son “poids au plus cher de ses maîtres, à celui avec lequel il se sentait le plus d’affinités10. On verra qu’il le dépasse en vérité, car la voie négative de Denys reste une pure ascèse de l’âme, un dépouillement progressif de tout ce qui encombre les sens et l’intelligence, tandis que le Cusain interprétera l’apophase comme une connaissance positive du paradoxe vivant.

Parmi les Médiévaux, on peut faire mention de Jean Scot Erigène, qu’il apprécie surtout comme traducteur de Denys, et dont il cite le Proslogion (mais sa propre démonstration ontologique de la Vérité est plutôt augustinienne), de l’Ecole de Chartres dont son interprétation de la Genèse est directement tributaire, des Victorins, de saint Bernard et de saint Bonaventure à qui il emprunte certaines formules mystiques et la conception des théophanies cosmiques, de Raymond Lulle qui, avant lui, a rêvé de grandes controverses avec l’Islam et d’un système philosophique qui assurerait l’unité de la foi, de Raymond de Sa-bonde qui a parlé aussi du grand Livre du monde et l’a opposé aux Livres des doctes, presque dans les mêmes termes où le fera le Profane11.

Il reste une source qui est une des plus importantes, la mystique rhénane. De Seuse Nicolas de Cues possède l’Horloge de la sagesse divine, et l’on sait qu’en ce qui concerne Maître Eckhart la bibliothèque de Cues est devenue, depuis les travaux de Denifle, un abondant réservoir d’œuvres inédites. A vrai dire, la position du Cusain reste assez réservée vis-à-vis du Dominicain. Sans approuver une condamnation qui repose d’après lui sur des contre-sens, il recommande dans son Apologie de réserver les œuvres du maître thuringien à des esprits déjà formés pour éviter que « des nourritures trop crues ne blessent des estomacs trop jeunes ». La grosse différence entre Eckhart et le Cusain, c’est que la spéculation chez le premier n’est jamais séparée de l’expérience spirituelle alors que chez le second la dialectique est véritablement une voie d’accès à des états d’union que l’auteur lui-même avoue ignorer. Le savoir chez Eckhart n’est jamais un développement progressif où l’ablatio terminatorum apparaîtrait comme le couronnement d’une série d’oppositions, de coïncidences et de dépassements. Le Non est pour lui un absolu, car le dépouillement complet de l’âme et le renoncement même à tout désir de Dieu est la condition unique de la « déification », alors que pour le Cusain la négation prendra sa place à côté de l’affirmation pour être ensuite dépassée par une synthèse qui les unifie puis par une transcendance qui les dépasse. Dans l’arche incréée, dans la citadelle de l’âme, Eckhart suppose que la Déité advient dans une pure passivité. L’union pour le Cusain ne sera jamais pur anéantissement, mais effort progressif et indéfini, car la sagesse pour lui est moins le terme d’un mouvement qu’une nourriture qui tout ensemble rassasie l’âme et lui donne le goût d’un perpétuel dépassement.


  1. Cf. Rotta : Il pensiero di Niccolo da Cusa nei suoi rapporti storici, Turin, 1911. 

  2. On trouvera ce texte curieux de la Recherche de la sagesse (chap. xvi) dans, les traductions présentées ici au public. 

  3. Béryl, ch. xxxvi. 

  4. Cassirer : Individuum und Cosmos in der Philosophie der Renaissance, Leipzig, 1927. 

  5. Sur ce point, on trouvera d’utiles indications chez morin : Art Nicolas de Cusa, du Dictionnaire de théologie scolastique de Migne, Paris, 1856, dont s’est abondamment inspiré Abel Rey dans sa Préface à la traduction Moulinier de la Docte ignorance (Paris, 1930). 

  6. Les deux reproches fondamentaux qu’il fera au péripatétisme, c’est d’avoir méconnu le rôle de la synthèse dans le devenir en préférant au nexus la notion creuse de privatio, d’autre part d’avoir affirmé le caractère absolu du principe d’identité. Au vrai les deux griefs n’en font qu’un. 

  7. Idée développée chez Numenius que Nicolas invoque une fois. 

  8. Non que celle-ci soit niée, ni le principe d’analogie qui la fondé, mais elle n’aboutit qu’à la connaissance rationnel, c’est-à-dire dire d’une conjecture très inférieure à celles de l’entendement (coïncidence des contradictoires) et de la foi (renoncement à toute dialectique au sommet même de l’ascension positive). 

  9. Voir notre Philosophie de Nicolas de Cues, Paris, 1941, page 121 sq. Là où Nicolas dépasse Proclus, c’est dans la double application d’un procès qui pour le maître athénien ne valait que pour l’opération démiurgique, d’une part au niveau de l’expérience scientifique, d’autre part dans la vie intérieure de la Déité elle-même ineffable et supra-substantielle. 

  10. Tantôt il présente la docte ignorance comme un don divin, point de départ d’une philosophie toute nouvelle, tantôt il en fait l’hommage total à Denys. 

  11. Il va de soi que cette liste n’a rien d’exhaustif. En ce qui concerne Lulle, Mgr Vansteenberghe suggère que le Cusain, qui ne possédait pas moins de dix manuscrits du Majorquin, a contribué à le tirer de l’oubli. En fait il le cite rarement, mais il lui emprunte plus d’une formule (en particulier la trinité déifiant, déifiable, déifier).