Eros e Agape 1

Anders Nygren, Eros et Agape. La Notion chrétienne de l’amour et ses transformations.
CHAPITRE PREMIER — L’Agapè.
I — L’ « AGAPÉ » ET LA COMMUNION AVEC DIEU.
1. — Choix d’un point de départ permettant de définir l’idée d’agapé.
On a compris, depuis longtemps, que l’idée d’agapè exprime ce qu’il y a de spécifiquement nouveau dans le christianisme. Pour préciser ce qui constitue cet élément original, on a cité la loi d’amour : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur » ; « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » On a cru trouver dans ces deux commandements un point de départ naturel pour expliquer l’amour chrétien.

Il faut dire, au contraire, que partir de la loi d’amour, c’est-à-dire de l’agapè en tant que chose commandée, c’est s’interdire de comprendre l’idée chrétienne de l’amour. On aurait dû voir ce qu’il y a là d’erroné, en observant que la loi d’amour, dans ses deux parties, se trouve textuellement dans l’Ancien Testament, qu’elle ne constitue pas, dans les Evangiles, un élément nouveau et qu’elle n’y figure que comme une citation tirée de l’ancien Testament. Il est également erroné de considérer comme l’œuvre propre du christianisme le rapprochement de ces commandements qui sont séparés dans l’Ancien Testament. Les premiers chrétiens n’avaient pas conscience de opposer, en quoi que ce soit, au judaïsme sur ce point. Dans l’Evangile de Luc, c’est précisément un docteur de la Loi, c’est-à-dire un représentant de la religion de l’Ancien Testament, qui opère ce rapprochement (Luc, 10, 25 et ss.). Et si, d’après le récit de Marc, c’est Jésus qui l’opère lui-même, cela ne change en rien les choses. Il le fait, en citant l’Ancien Testament et à la vive approbation d’un docteur de la Loi (Marc, 12, 28 et ss.). On peut montrer, avec une certaine raison, que, dans l’Ancien Testament, le commandement d’aimer se trouve placé à côté d’une série d’autres prescriptions et qu’il doit au christianisme sa place dominante en tant que synthèse des exigences de la Loi. Le légalisme et le formalisme ont, sans doute, fortement marqué la période postérieure du judaïsme, mais celui-ci a toujours eu tendance à placer l’amour au centre de la morale et de la religion. Le commandement d’aimer n’est pas, simplement, l’une des nombreuses prescriptions légales. Chez Osée déjà, l’amour est au centre des exigences de la Loi. Dieu prend « plaisir à l’amour et non au sacrifice (Osée, 6, 6). L’amour éprouvé pour Dieu est, parfois, si fortement accentué, qu’à côté de la « crainte du Seigneur » il peut contribuer à déterminer la véritable attitude de l’homme en face de Dieu. Le judaïsme tend donc, d’une façon précise, à faire du commandement d’aimer, dans cette acception, le « commandement principal de la Loi ». Aussi bien ne peut-on accéder, par cette voie, à ce qu’il y a de spécifiquement nouveau et d’original dans le christianisme.

Pour pouvoir affirmer que le commandement d’aimer est spécifiquement chrétien — ce qui est hors de douter — il faudrait voir clairement que la raison n’en est pas dans le commandement lui-même, mais dans le sens tout nouveau qu’il a reçu du christianisme; et que l’amour exigé est loin d’avoir la même signification dans le christianisme et dans le judaïsme. Faire appel au commandement d’aimer pour expliquer l’idée chrétienne d’agapè, c’est tourner dans un cercle vicieux. Jamais on ne pourrait expliquer ce qu’est l’amour au sens chrétien, l’agapè, si’ l’on n’avait à sa disposition que les deux textes : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur » et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». En effet, au lieu d’expliquer l’idée d’agapè par la loi d’amour, c’est en saisissant l’originalité de l’agapè chrétienne que nous comprendrons le commandement d’aimer au sens chrétien. Il faut donc chercher un autre point de départ.

L’une des différences les plus frappantes qui existent entre le commandement d’aimer au sens de l’Ancien Testament et au sens chrétien, réside dans la portée universelle qu’il prend dans le christianisme. Dans le judaïsme, l’amour est exclusif et particulariste. Il a pour objet le « prochain », dans l’acception primitive et restreinte du terme. Il « ne s’adresse qu’au prochain » et non aux autres. Les limites de ce qu’embrasse la notion de « prochain » et, par conséquent, celle de l’amour, peuvent varier considérablement. Elles peuvent comprendre les proches et ceux qui font partie du même peuple. Selon cette dernière interprétation, les deux commandements concordent exactement. L’amour éprouvé pour Dieu correspond à l’amour du prochain, entendu comme l’amour du peuple choisi par Dieu, du « peuple élu pour appartenir à Dieu ». Cet amour peut également s’élargir et comprendre les étrangers qui vivent sur le territoire” du peuple élu. Quoiqu’il en soit, il conserve toujours ses limites. L’amour chrétien, au contraire, brise toutes ces frontières; il est universel et s’adresse à tous. « Ici, il n’y a ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni maître, ni homme, ni femme » (Gai., 3, 28). Partant de cette affirmation, on a souvent voulu interpréter l’idée chrétienne de l’amour par la tendance cosmopolite et individualiste si répandue dans le monde antique; cette tendance se manifestait, avant tout, dans des milieux influencés par le stoïcisme et faisait tomber les barrières nationales et sociales devant les idées rationnelles et morales d’humanité et de cosmopolitisme. Pour les raisons que nous allons indiquer, on ne peut utiliser ce point de départ pour expliquer ce qu’est l’amour chrétien, car il ne nous permet pas de dégager un seul trait essentiel de la conception chrétienne de l’amour. En effet, l’universalisme n’est pas, en définitive, le caractère décisif du christianisme et, dans celui-ci, il a d’autres causes que dans le stoïcisme, par exemple.

Ce n’est pas une moindre erreur que d’essayer de donner une origine sociale à la transmutation des valeurs morales, qui se produit dans le christianisme. Troeltsch le constate avec raison : « Pour comprendre la tendance foncière du christianisme dans ses rapports avec les problèmes sociaux, il est essentiel de savoir que la prédication de Jésus et la formation d’une communauté religieuse nouvelle ne résultent pas d’un mouvement social. Elles ne sont pas issues d’une lutte de classes, elles ne visent pas à en provoquer et ne se rattachent nullement aux bouleversements sociaux de la société antique ».

Dans cet ordre d’idées, rappelons la tentative que fit Nietzsche pour expliquer l’amour chrétien comme un ressentiment né de la haine juive. « Du tronc de cet arbre de vengeance et de haine, de haine juive…, de la haine la plus profonde et la plus sublime, celle qui forge des idéaux et transmute des valeurs, — haine telle qu’il n’y en eût jamais de semblable sur terre…, naquit quelque chose d’incomparable, un amour nouveau, le plus profond et le plus sublime amour… Ce Jésus de Nazareth, personnification de l’Evangile d’amour, ce « Sauveur » apportant la victoire et la félicité aux pauvres, aux malades et aux pêcheurs — n’était-il pas la séduction sous sa forme la plus sinistre et la plus irrésistible, la séduction et le biais qui mènent précisément à ces valeurs et à ces nouvelles formes d’idéal juives ? ». Nietzsche a vu, avec raison, que l’amour chrétien entraîne une transmutation de toutes les valeurs antiques qu’il estimait par dessus tout. Mais le fait qu’il en a situé, arbitrairement, le point de départ dans l’idée d’un ressentiment, l’a empêché de reconnaître l’originalité de l’amour chrétien et l’a amené à confondre “cet amour avec l’altruisme vulgaire. D’après une conception analogue, l’amour chrétien serait, tout uniment, la négation de l’idée de justice distributive. Plusieurs raisons militent en faveur de cette interprétation. L’un des caractères les plus” frappants de l’amour chrétien est d’apparaître comme la transmutation de toutes les valeurs admises jusque là. Il a, par rapport à elles, une valeur critique. Il en est ainsi, par exemple, dans les oppositions bien tranchées du Sermon sur la montagne. Si l’on s’en tient à cette forme antithétique, on est tenté de penser que la communauté chrétienne se sentait naturellement opposée au judaïsme régnant et que cette opposition caractérisait également son attitude morale. Ce que le judaïsme affirmait, le christianisme le niait. Alors que les Juifs appliquaient à la lettre le principe de la justice distributive : « Å’il pour œil, dent pour dent », le commandement chrétien était : « Vous ne résisterez pas au mal. » (Matth., 5, 38 et ss.) Tandis que les Juifs ! interprétaient le commandement d’aimer en disant : « Tu aimeras ton prochain et haïras ton ennemi », le christianisme commandait : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » (Matth., 5, 43.) En somme, l’amour chrétien serait déterminé par le fait qu’il s’adresse aux ennemis.

On pourrait croire que cette conception est à l’opposé de celle de Nietzsche. Celui-ci considère l’amour chrétien comme lié d’une façon constante au judaïsme. On voit clairement, au contraire, qu’ils sont en opposition. Et pourtant, au point de vue objectif, ces deux conceptions tendent à coïncider. Dans les deux cas, l’amour est dépourvu d’autonomie; il n’est que le côté négatif de l’idée d’ennemi. Et voilà précisément l’erreur fondamentale de toutes les conceptions que nous avons citées. Leurs auteurs n’ont pas vu que l’amour chrétien repose sur un fondement positif bien déterminé. Quel est-il? Le passage cité plus haut, touchant l’amour des ennemis, nous l’indique; car, bien qu’il paraisse constituer l’un des meilleurs arguments en faveur de la théorie de la négation, il renferme, en réalité, sa complète réfutation. L’amour des ennemis s’oppose à notre sentiment naturel et inné et pourrait, par conséquent, revêtir le caractère négatif indiqué plus haut. Or, si on en examine le mobile, il apparaît comme entièrement positif. Ce n’est pas parce que l’adversaire érige en règle : « Tu haïras ton ennemi », que le christianisme commande : « Aimez vos ennemis. » Ce commandement se fonde, au contraire, sur un état de fait positif, sur les rapports de Dieu et des méchants. Dieu fait lever son soleil sur eux comme sur les bons. Donc : « Aimez vos ennemis…, afin que vous soyez fils de votre Père céleste. » (Matth., 5, 44 et ss.)

Ce n’est pas par hasard que nous découvrons une relation aussi étroite entre l’amour chrétien et les rapports de l’homme avec Dieu, entre l’agapè et la communion avec Dieu. La morale chrétienne est une morale essentiellement religieuse. Et cela, non seulement au sens extérieur et formel, à savoir que les commandements moraux procèdent de la volonté divine et que la Toute-Puissance divine avec ses sanctions — châtiments et récompenses — garantit le maintien de l’ordre moral. S’il s’établit par là une certaine relation entre la morale et la religion, celles-ci peuvent demeurer, intérieurement, presque complètement indépendantes l’une de l’autre. Le contenu des commandements moraux n’est pas forcément lié à la religion. L’éthique chrétienne est d’autant plus religieuse que le contenu de la vie morale reçoit son caractère d’un rapport religieux, de la communion avec Dieu. Si donc nous cherchons le point d’où il faut partir pour comprendre le sens de l’idée d’agapè, nous l’apercevons sans erreur possible. C’est la communion chrétienne avec Dieu qui donne à l’idée d’agapè son caractère propre. Il faut donc préciser ce qui constitue l’originalité de cette communion.