Deghaye (CHKC) –Oetinger, Deus se revelando na alma

La théosophie décrit la vie divine dans son jaillissement à partir du Néant primordial et dans son mouvement vers la plénitude de l’Être. Parallèlement elle s’attache à la vie de l’âme humaine. Les deux plans se correspondent, en vertu d’un vieil adage de la philosophie hermétique qu’Œtinger reprend à son compte et que formulait la célèbre Table d’Emeraude : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. »

Selon les kabbalistes, il y a une similitude entre la Chekhina, l’âme universelle qui contient toutes les Sefirot, et l’âme de chacun de nous. Mais dans le système d’Œtinger, cette similitude se spécifie du point de vue chrétien. Selon la tradition chrétienne, Dieu naît dans l’âme. La théologie mystique insiste tout particulièrement sur la réalité substantielle, et non simplement morale, de cette génération. Transposons cette naissance de Dieu dans l’âme universelle que représente la Chekhina, synthèse des Sefirot, et nous comprendrons la théosophie d’Œtinger, comme celle de Boehme. Ce que décrit Œtinger en imitant Boehme, c’est la naissance éternelle de Dieu.

La théosophie, observera-t-on, n’est-elle qu’une projection en Dieu de ce qui se passe dans l’homme ? Nous avons soulevé cette question dans une étude que nous avons consacrée à Boehme dans le premier volume des Cahiers de l’Hermétisme (1977) et que nous avions intitulée Psychologia sacra. Nous avons appelé la théosophie de Boehme une psychologie ésotérique et nous pouvons dire la même chose de celle d’Œtinger.

La vérité fondamentale de la philosophie sacrée, c’est Dieu se révélant dans l’âme. C’est pourquoi nous traiterons de l’âme humaine avant de nous élever à la sphère supérieure. Mais n’aurons-nous pas ainsi ramené Dieu à l’homme en inférant de l’homme à Dieu ? Nous ne croyons nullement soutenir une thèse « réductionniste ». Parler de la naissance de Dieu en l’homme, ce n’est pas réduire Dieu à l’homme.

Selon saint Thomas d’Aquin, la mystique est une connaissance expérimentale de Dieu. Au premier chapitre de son livre intitulé Les grands courants de la mystique juive, G. Scholem cite cette célèbre définition. Il l’interprète en disant principalement que le mystique a une révélation personnelle et secrète qui renouvelle celle dispensée à l’origine à la communauté des fidèles et qui la développe l0. Or, il faut préciser ce qui spécifie cette connaissance expérimentale selon l’esprit de la mystique chrétienne. C’est que, suivant un verset de la deuxième Epître de saint Pierre, elle nous rend participants de la nature divine. Cela signifie que connaître Dieu, c’est avoir reçu une part substantielle de l’Esprit qui s’implante en nous comme une vraie nature se greffant sur l’autre, et qui nous transforme à la ressemblance de l’objet connu. Autrement dit, la connaissance expérimentale de Dieu est inséparable de la seconde naissance dont Jésus instruit Nicodème dans l’Evangile de saint Jean. Nous naissons une seconde fois et c’est Dieu qui est en nous dans la gloire de l’homme intérieur, non pas seulement métaphoriquement, moralement, mais substantiellement, physice.

Il y a donc deux révélations. La première est celle qui nous est donnée par le catéchisme et qui nous dit ce qu’est Dieu en lui-même, objectivement. La seconde est l’instruction donnée au croyant par l’expérience de cette naissance mystique. Elle est réservée à ceux que l’on considère comme des régénérés. Ce sont les fidèles qui ont actualisé en eux les effets du baptême. Les autres, qui n’ont pas l’Esprit, selon un verset de l’Epître de saint Jude cher à Œtinger, ne peuvent prétendre à cette révélation, même baptisés, du moins dans leur état présent.

Œtinger ne décrit pas son expérience personnelle dans tout son développement, à la manière de sainte Thérèse d’Avila ou de saint Jean de la Croix ; Boehme non plus, d’ailleurs. L’un et l’autre se contentent de formuler cette exigence d’un statut spécial qui seul donne accès à cette connaissance supérieure que nous appelons une gnose, Boehme se prévalant plus particulièrement de sa propre illumination. Tous les deux fondent leur théosophie sur la perception de Dieu tel qu’il se manifeste au croyant dans sa chair. Dieu ne s’appréhende pas seulement par une connaissance intellectuelle accompagnée d’une adhésion de fou La révélation est vécue comme un véritable enfantement.

La seconde naissance signifie le jaillissement de la lumière dans les ténèbres. Pour Œtinger, les ténèbres ne sont pas simplement une absence de lumière. Les ténèbres ont une réalité matérielle. Ce qui est fondamental dans la théosophie d’Œtinger, comme dans celle de Boehme, c’est que les ténèbres précèdent la lumière. C’est une vérité qu’on ne peut accepter qu’en partant d’une expérience religieuse subjective.

Nous sommes sur le plan de l’âme humaine. L’âme est un feu. Elle l’est avec les deux valeurs du feu. L’âme est un feu dévorant et une douce flamme, c’est-à-dire une lumière. Le feu dévorant est ténébreux, la douce flamme est lumineuse. Comment le feu dévorant se change en lumière, ou comment les ténèbres se convertissent en lumière, voilà le grand sujet de cette alchimie universelle dont parle Œtinger en disciple de Boehme.

L’âme, c’est d’abord la vie dans sa force primitive. Cette vie est symbolisée par une roue enflammée qui est un symbole tiré par Boehme de l’Ecriture et qui fait penser à celle sur laquelle tournait Ixion, ce supplicié de l’Antiquité. Boehme l’appelle la roue de l’angoisse : Angst-Rad. Elle symbolise les affres qui président à la naissance de toute vie. Cet effroi terrible est dans le tourbillon provoqué par la lutte entre les deux forces primordiales du septénaire. Aucune des deux ne l’emportant sur l’autre, ce combat se traduit par un tournoiement furieux que figure la roue enflammée.

L’âme, c’est d’abord le feu de la géhenne. C’est un feu allumé par deux forces qui s’opposent avec la pire violence. L’âme n’est pas cette substance simple, miroir de l’univers, que l’intellectualisme leibnizien caractérise par sa capacité de réflexion. L’âme des personnes non régénérées par la grâce de la vraie conversion, n’est toujours que ce feu dévorant.

C’est donc dans cet abîme ténébreux que Dieu naît en nous et c’est à l’image de cette naissance que le théosophe évoque Dieu émergeant de ses propres abysses pour se révéler à lui-même. Dieu se révèle à lui-même comme il se manifeste à nous.

Pierre Deghaye, CHKC