Davy Cântico

Marie Madeleine Davy — Iniciação Medieval
Le manuel du moine-philosophe : Le Cantique des Cantiques
Le moine en tant qu’élève de l’école monastique apprend l’art d’aimer. Il possède un manuel qui lui sert d’itinéraire et de guide dans sa démarche et il peut s’y référer à chacun de ses pas. Qu’il s’agisse de sa recherche, de son attente, de ses rencontres, de sa solitude anxieuse ou au contraire de sa joie née d’une présence éprouvée — toutes les incidences de son voyage intérieur lui sont signifiées. Il peut lire et méditer le récit d’une expérience qui sera la sienne dans la mesure où sa vocation personnelle deviendra vivante.

Le Cantique des Cantiques contient la description de sa propre histoire d’amour. Tout d’abord Dieu l’invite à l’aimer en réponse à son amour. Et les jeux de l’amour vont suivre entre Dieu et l’âme, avec leur obscurité et leur lumière, les diverses alternatives du désir béant et du désir comblé.

Retenir le sens littéral du Cantique serait une erreur monstrueuse. Seul le sens mystique permet d’en saisir le contenu. C’est pourquoi un tel manuel ne convient guère aux débutants et aux progressants ; il s’offre plutôt aux parfaits, à ceux qui, devenus capables de vivre l’amour unitif, dépassent les phases de la recherche et de l’attente. Un tel livre signifie l’étape de la fusion. L’Amant et l’Aimé peuvent célébrer, dans le secret du coeur, le mystère de leurs noces spirituelles.

Au moyen âge, les nombreux commentateurs du Cantique des Cantiques reprennent volontiers les interprétations d’Origène, d’Ambroise et de Grégoire de Nysse. Pour Origène, le chant d’amour du Cantique célèbre l’union du Christ et de l’Église, le « sacrement de leur mariage éternel », comme il signifiait pour les juifs l’Alliance de YHWH et de son peuple bien-aimé ; il est donc un chant nuptial, l’hymne de joie de l’âme avec son Seigneur Roi (cf. I Tim. VI, 15). Enfin il se présente comme le « Livre de l’expérience intérieure », le « Chant nouveau » de l’âme rénovée louant à la fois le Seigneur, sa gloire et les voies qu’il propose à l’âme désireuse de le suivre et de l’aimer. Il est un chant d’allégresse comparable à celui qu’on entonne à l’issue des festins. Ici, le festin est celui d’une rencontre et d’une union. C’est pourquoi le chant ne jaillit pas des lèvres, dira Bernard de Clairvaux dans son Commentaire, il s’exalte du coeur (I, 8-9, 11). Le Cantique des Cantiques magnifie l’intimité du Logos et de l’âme humaine, après avoir célébré l’union du Christ avec son Église. Les Pères et à leur suite les auteurs du moyen âge chantent l’épithalame du Verbe et de l’âme devenue par amour l’épouse du Christ.

Selon Grégoire de Nysse, le Cantique est un ouvrage initiatique dans le sens où il est question des sacrements de l’initiation chrétienne. A propos du verset : « Mangez, amis, buvez, enivrez-vous, mes biens-aimés » (Cant V, 1), Grégoire écrit : « Pour ceux qui connaissent le sens caché de l’Écriture, il n’y a pas de différence entre ce qui est dit ici et l’initiation sacramentaire des Apôtres. » L’invitation au repas nuptial du Cantique préfigure l’Eucharistie. Il s’agit des noces eschatologiques de YHWH et de l’Église, Le Cantique des Cantiques annonce les noces futures, celles de l’Agneau dont parle l’Apocalypse (XXI, 2), que le Nouveau Testament présente comme l’Alliance entre le Verbe et la nature humaine (Jean III, 29) et qui se déroulera dans sa plénitude quand tous les justes à la fin des temps iront à la rencontre de l’Époux. Selon Jean Daniélou, Ambroise se situe dans la Tradition mystagogique, de même que Cyrille de Jérusalem dans sa catéchèse sur le Baptême, quand il parle de l’initiation. Baptême, Eucharistie, Confirmation sont présents. La Confirmation est désignée par le signaculum que la Bien-aimée du Cantique place sur son coeur.

Au XIIe siècle, une autre interprétation s’ajoutera en faveur de la Mère divine. C’est ainsi que le langage symbolique profondément imagé du Cantique sera appliqué à la Vierge dans des sermons et des hymnes. Le XIIe siècle sera le siècle de la Mère du Christ, de la Mère divine.

A propos de l’amour exalté dans le Cantique, on peut se poser la question des rapports entre l’amour mystique et l’amour courtois. Ce thème avait déjà été envisagé par Étienne Gilson dans son ouvrage consacré à Bernard de Clairvaux. « L’amour courtois et la conception cistercienne de l’amour mystique sont (…) deux produits indépendants de la civilisation du XIIe siècle (…) Sans doute la langue de l’un a pu se nourrir de termes empruntés à celle de l’autre, mais comme il fallait renoncer à un de ces amours pour embrasser l’autre, on ne peut s’étonner qu’aucun concept défini ne soit commun aux deux. » Par ailleurs, il ne faut pas oublier que certaines phrases du texte sacré du Cantique ont été utilisées dans des chansons profanes à caractère parfois érotique.

Le Cantique des Cantiques présente une philosophie, celle du « Saint des Saints », qui correspond à l’âge parfait de la vie spirituelle. De même, écrira Bernard, que Dieu est inaccessible à l’homme sans le Christ qui sert d’intermédiaire, que l’amour charnel précède l’amour spirituel, un langage spirituel serait inaudible. Pour être compris, le Cantique emploie un langage charnel et parle en énigmes, la lettre recouvre l’esprit comme la paille le grain. « De même qu’il est impossible, précise Bernard, de saisir un discours grec ou latin si on ignore ces langues, il en est ainsi pour celui qui n’aime pas, l’amour apparaît comme une langue barbare. »

Au XIIe siècle, les abbés commentaient le Cantique devant leurs moines : ainsi le texte du Cantique des Cantiques signifie le pain céleste qui convient au parfait et non à l’homme animal ; il est par excellence un livre sacré. L’aborder, dira Bernard dans le premier sermon de son Commentaire, exige une préalable pureté (I, 3). Auparavant, la chair doit être domptée et souscrire à l’Esprit, sinon la lumière émanant du Cantique éclairera vainement les yeux aveugles. Plus que tout autre « Livre » de la Bible, il convient, pour le lire avec profit, de savoir dépasser le sens extérieur proposé par les mots, afin de saisir le sens spirituel qui se présente comme un secret à découvrir. A ce propos, Bernard pourra écrire dans son Commentaire : « Je quête l’intelligence du très profond mystère caché dans ce Livre » (I, 4). Que ce mystère se dévoile au moine-philosophe, celui-ci partage la nourriture angélique ; il se tient près de la source et peut s’y abreuver. Plus encore, par grâce il se situe au sein même de la source de Vie. C’est pourquoi il se présentera de nombreux commentaires du Cantique des Cantiques au moyen âge.