Crouzel (Origène Philosophie:60-67) – Qu’y a-t-il de commun entre Abimélech et Isaac? (7)

Extrait de « Origène et la philosophie »


Origène croit en ce qui concerne l’origine des noms à une relation réelle, de nature quasi-magique, entre le signifiant et le signifié : il l’utilise dans le Contre Celse pour expliquer aux païens à qui il s’adresse pourquoi les chrétiens n’acceptent pas, même sous la menace des supplices, de donner à Dieu des noms païens. Il s’appuie sur un passage du Philèbe, à vrai dire bien laconique, qu’il cite librement à deux reprises. Philèbe a appelé la volupté une déesse. Socrate ne veut pas qu’on attribue avec tant de désinvolture le nom divin et dit à son interlocuteur : « J’ai une grande révérence, Protarque, pour les noms des dieux. »

Platon croit comme Pythagore à l’immortalité de l’âme et à la vie bienheureuse. Il dit que certains ont vu autour des tombes les « fantômes ombreux » (skioeide phantasmata) des défunts : Origène oppose ce texte à l’incrédulité de Celse envers la résurrection du Christ. Mais la métensomatose rend la doctrine platonicienne bien inférieure à celle des chrétiens. Elle

… rabaisse la divinité, non seulement jusqu’aux mortels doués de raison, mais même jusqu’aux êtres déraisonnables, avec le mythe de la métensomatose, qui fait tomber l’âme des voûtes du ciel pour la ravaler au rang des animaux sans raison, non seulement de ceux qui sont apprivoisés, mais même des plus sauvages. Le mythe du Phèdre est ici visé. Lorsque Celse insinue que toutes les âmes sont de même nature, celles des fourmis et celles des hommes, Origène remarque : « En bien des passages Celse essaie de platoniser. » En effet « le platonicien qui croit à l’immortalité de l’âme et à tout ce qui est dit d’elle à propos de la métensomatose » est traité de fou par les autres écoles helléniques,

… par les Stoïciens qui raillent son acceptation de ces doctrines, par les Péripatéticiens qui parlent partout des fredonnements de Platon, par les Épicuriens qui dénoncent la superstition de ceux qui introduisent la Providence et mettent un Dieu sur l’univers.

Origène ne fait guère usage du tripartisme platonicien de l’âme, le raisonnable, l’irascible et le concupiscible, noûs, thymos, epithymia. Son tripartisme à lui, d’origine paulinienne, ne concerne pas l’âme seule, mais l’homme entier : c’est l’esprit, pneuma, l’âme, psyche, composée d’une partie supérieure, le noûs ou hegemonikon, et d’une partie inférieure, la zone des sensations, imaginations et impulsions, enfin la chair, sarx, ou le corps, soma. Dans le Péri Archon il rejette la division platonicienne, car il ne la voit pas confirmée par l’Écriture : il l’exprime ainsi :

Certains grecs ont émis l’opinion que notre âme, une par sa substance, serait composée de plusieurs parties, une partie raisonnable et une partie déraisonnable, cette dernière divisée elle-même en deux sentiments, la cupidité et la colère.

Il l’utilise cependant incidemment, comme dans l’explication des Chérubins d’Ézéchiel, combinée à son propre tripartisme :

Par l’homme est indiquée la faculté raisonnable, par le lion la colère, par le veau la concupiscence… L’aigle signifie l’esprit qui préside à l’âme, l’esprit de l’homme qui est en lui.

Des fragments voient enfin dans l’irascible et le concupiscible la partie inférieure de l’âme, qui est ténèbres, sans distinguer les sentiments plus nobles des plus bas. Ils sont séparés du noûs, partie supérieure de la psyche, que le Seigneur éclaire et qui doit illuminer l’obscurité de la zone basse, sans se laisser enténébrer par elle.

La justice selon Platon est dans « l’action propre (idiopragia) de chaque partie de l’âme »; c’est l’harmonie qui s’établit lorsque chacune remplit sa fonction de la partie irascible de l’âme et il lui assigne une place autour de la poitrine ». Celse prétend que l’humilité chrétienne vient d’une mauvaise compréhension d’un texte des Lois :

Dieu ayant en lui, selon l’antique parole, le commencement, la fin et le milieu de tous les êtres, va tout droit parmi les révolutions de la nature : la justice toujours le suit, pour punir ceux qui ont abandonné la loi divine; celui qui veut le bonheur marche derrière, humble et rangé.

Les explications que donne Origène à propos de l’humilité de Marie selon le Magnificat montrent la difficulté qu’avaient les Grecs à voir une vertu dans la tapeinosis ou la tapeinophrosyne : il la rapproche des quatre vertus cardinales et l’assimile à l’atyphia, absence d’orgueil, et à la metriotes, modestie. La parole de Jésus sur le chameau et le chas de l’aiguille est selon Celse un plagiat des Lois : « Il est impossible que quelqu’un qui soit très bon soit exceptionnellement riche » et le Christ a emprunté au Criton la doctrine de la non-résistance au mal : Origène répond en montrant l’impossibilité de tels emprunts.

Un fragment des Stromates origéniens, conservé par saint Jérôme dans son Apologia adversus libros Rufini, commente un texte de la République sur le mensonge médicinal. Voici la traduction du latin de Jérôme :

Il faut suivre fortement la vérité. En effet si, comme nous le disions avec très juste raison il y a peu de temps, le mensonge ne convient pas à Dieu et lui est inutile, il est quelquefois utile aux hommes, pour qu’ils en usent par manière d’assaisonnement et de médicament. Sans aucun doute il faut en donner la permission aux médecins, à condition de l’enlever à ceux qui ne sont pas sages. — Tu dis vrai. — Il faut donc que ceux qui gouvernent les villes, si on leur accorde cette autorisation, ainsi qu’à d’autres, mentent quelquefois, en face des ennemis, ou dans l’intérêt de leur patrie et de leurs concitoyens.

Voici le commentaire d’Origène qui soulève le scandale de Jérôme :

Nous, nous souvenant de ce précepte : « Que chacun dise la vérité à son prochain », nous ne devons pas dire : « Qui est mon prochain ? » Mais il faut considérer avec quel soin le philosophe dit : « Le mensonge ne convient pas à Dieu et lui est inutile, mais il est quelquefois utile aux hommes »; et ne pas penser que Dieu se permette jamais de mentir, même en vue de ses économies. Si cependant l’intérêt de l’auditeur le demande, il emploie des paroles ambiguës et révèle ce qu’il veut à travers des énigmes, pour conserver quant à lui la dignité de la vérité, mais n’exposer que sous le couvert d’un voile ce qui pourrait être nuisible si on le manifestait au public dans sa nudité. Mais l’homme à qui incombe la nécessité de mentir, qu’il se garde soigneusement d’utiliser le mensonge autrement que comme « assaisonnement et médicament »; qu’il conserve cette mesure et ne dépasse pas les bornes, à l’exemple de Judith devant Holopherne lorsqu’elle le vainquit en se dissimulant prudemment par ses paroles. Qu’il imite Esther, qui fit changer Artaxerxès d’avis, en gardant longtemps le silence sur ses origines nationales ; et surtout le patriarche Jacob, qui selon l’Écriture demanda les bénédictions de son père à l’aide d’un mensonge rusé. Il est évident que si nous ne mentons pas ainsi, pour chercher par là un grand bien, nous serons jugés ennemis de celui qui a dit : « Je suis la Vérité. »

Origène n’accepte pas qu’on puisse mentir à certains hommes en refusant de les considérer comme son prochain : c’est rejeter une théorie qu’on entend encore. Dieu dissimule la vérité sous le voile de l’allégorie pour qu’elle ne soit pas nuisible : idée courante dans l’œuvre d’Origène lorsqu’il réfléchit sur le mode de langage symbolique employé par l’Écriture. Lorsque Dieu parle aux hommes dans la Bible, ou par l’Incarnation, il se fait représenter en homme, car les hommes ne pourraient le comprendre autrement : au ciel seulement, quand ils seront divinisés, il leur parlera en Dieu. Telle est la raison des anthropomorphismes bibliques et de la venue du Verbe dans un corps humain : elle manifeste des réflexions profondes sur la connaissance de Dieu. Dieu mène ainsi lentement et pédagogique-ment l’homme à le connaître : quelque lueur sur sa vraie nature filtre des symboles et habitue progressivement l’âme. S’il se manifestait brusquement, cette révélation serait nuisible, car l’homme la recevrait avec une intelligence non préparée. C’est pourquoi Dieu dissimule son essence sous des figures et images humaines.

La seconde partie du développement est plus maladroite que vraiment scandaleuse. D’après les exemples de Judith et d’Esther il s’agit d’un problème qui est toujours la croix des moralistes : la nécessité de dissimuler la vérité pour soustraire un secret à un interrogatoire indiscret et habile. Celui de Jacob est plus discutable. Mais on peut dire, à la décharge d’Origène, que son rôle dans l’économie du salut l’a fait considérer par les Pères avec une indulgence qui nous étonne et nous amuse : non est mendacium, sed mysterium, dit saint Augustin. Si saint Jérôme avait renoncé à son irascibilité habituelle, s’il avait suivi les conseils prodigués par Origène pour lire, non seulement la Bible, mais encore Platon, c’est-à-dire s’il avait cherché la « volonté » d’Origène — ce n’est pas là son habitude — il aurait peut-être critiqué la maladresse du morceau, mais il ne se serait pas scandalisé.

A propos du mal, Origène cite le Théétète : « Il est impossible que le mal disparaisse du milieu des hommes ni qu’il ait son siège parmi les dieux. » D’une mésintelligence de ce texte Celse tire selon lui sa théorie d’une quantité constante de maux dans l’univers :

Il n’y a jamais eu, il n’y a pas et il n’y aura jamais parmi les êtres diminution ni augmentation des maux : une est la nature de l’univers et toujours la même ; l’origine des maux elle aussi est toujours la même.

Origène lui oppose le Timée disant : « Quand les dieux purifient la terre par l’eau » : après sa purification elle doit donc contenir moins de maux qu’auparavant. Mais Origène et Celse ne parlent pas le même langage : pour le second le mal c’est la souffrance; pour le premier, qui refuse d’accepter d’autres biens et d’autres maux que ceux de l’âme, le bien est la vertu, le mal le péché. C’est le Déluge biblique qu’il voit dans le cataclysme du Timée.

Malgré sa grande admiration Origène conserve à l’égard de Platon son sens critique : il n’hésite pas à marquer les distances qui le séparent du christianisme. Il lui reproche, ainsi qu’à Socrate, son idolâtrie, malgré ses belles intuitions sur Dieu. Il va jusqu’à voir dans un texte du Phèdre la griffe du diable et à traiter Platon de suppôt de Satan :

A cause de cela, et pour d’autres raisons semblables, je pense que celui qui se métamorphose en ange de lumière, le prince de ce siècle, a composé cette phrase : « Une armée de dieux et de daimones le suit, disposée en onze groupes. » Il y dit de lui-même et de ceux qui philosophent : « Nous sommes avec Zeus et d’autres avec d’autres daimones. »

Cette hargne est certes un cas unique : elle ne contraste pas moins, comme on l’a déjà remarqué, avec les louanges de Clément.

Conclusion.

Origène garde donc à l’égard des philosophes toute sa liberté : il approuve et utilise ce qui lui semble compatible avec sa foi, il rejette le reste. L’Écriture est sa seule norme de jugement et sa critique des philosophies est bien celle d’un chrétien : « toute la philosophie grecque et barbare, quand tu l’auras examinée, tu diras que, partout où elle diffère de l’enseignement du Christ, elle est folie ».

Son indépendance à l’égard des systèmes apparaît à bien des signes. Il se moque des disputes des philosophes. Il oblige ses élèves à lire des écrits de toute école, sauf des athées, sans rien rejeter a priori, pour éviter qu’ils ne s’attachent à une seule, alors que la Parole de Dieu donne la vérité complète. Il montrait en chacun ce qu’il avait de bon et spécialement ce qui était utilisable pour l’eusebeia, la piété et la religion. Dans chaque doctrine il approuve ce qui lui semble conforme à la vérité, même quand il le trouve chez Celse. L’obéissance de Moïse à Jéthro, prêtre de Madian, son beau-père, lui suggère la leçon suivante :

Nous aussi, lorsque nous trouvons chez les païens quelque sage enseignement, nous ne devons pas aussitôt le tourner en dérision à cause du nom de son auteur; il ne nous sied pas de nous gonfler d’orgueil en pensant à la loi que Dieu nous a donnée et de mépriser les paroles des sages, mais de faire comme dit l’Apôtre : « Éprouvez tout, retenez ce qui est bon. »

A l’intolérance de Celse Origène oppose la largeur d’esprit du Stoïcien Chrysippe :

Dans son traité sur la guérison des passions, voulant soigner les passions qui excitent et troublent l’âme humaine, il se sert d’abord des doctrines qui lui paraissent saines, puis en second et troisième lieu de celles qu’il ne tient pas. « Même lorsqu’on pense, dit-il, qu’il y a trois sortes de biens, il faut soigner les passions sans se préoccuper de rechercher, au moment où elles sont enflammées, de quelle doctrine est prévenu l’esprit de celui qu’elles troublent, de peur qu’en perdant son temps à réfuter les doctrines qui occupent son âme, on ne manque l’occasion de le guérir. » Il dit aussi : « Même si le plaisir est le bien, ou si tel est le sentiment de celui qui est possédé par la passion, il ne faut pas moins l’aider en lui montrant que la passion ne convient pas à ceux-là même qui font du plaisir leur bien et leur fin. »

Cette méthode de Chrysippe et l’approbation d’Origène ne sont pas à considérer hors du terrain pratique où elles s’exercent :

il n’y a pas là d’indifférentisme à l’égard de la vérité. Bien qu’il n’y ait dans les philosophies païennes « aucune sagesse qui ne soit mêlée de souillure », Origène sait fort bien que certaines doctrines sont plus proches que d’autres de la vérité chrétienne, que le platonisme ou le stoïcisme sont « meilleurs » que l’épicurisme. Mais le chrétien qu’il est avant tout ne veut suivre aveuglément aucune philosophie profane : sa norme suprême de jugement, c’est la révélation du Christ.