Comment la perfection réside dans le renoncement aux biens temporels.

Comment la perfection réside dans le renoncement aux biens temporels. Commentaires sur S. Matthieu — 15, 16.

On peut se demander comment peut être parfait celui qui vend tous ses biens et les donne aux pauvres, alors qu’en définitive celui-là est parfait qui a toutes les vertus et ne se laisse plus conduire par la malice. Admettons donc que celui-là ait agi de la sorte : comment deviendrait-il subitement doux, alors qu’auparavant il était enclin à la colère ? Comment serait-il exempt de chagrin et dominerait-il tous les événements qui sont causes de chagrin ? Comment serait-il entièrement délivré de la crainte qu’inspirent les douleurs, la mort et tout ce qui est de nature à mettre la peur dans l’âme encore imparfaite ? Comment celui qui a vendu ses biens et les a donnés aux pauvres ne connaîtra-t-il plus aucune cupidité ? Il peut arriver, dira-t-on, que par le fait d’avoir vendu tous ses biens et de souffrir humainement de la pauvreté, on regrette ce qu’on a eu le courage de faire et qu’on désire le bien des autres. Et si ce qu’on nomme le plaisir et qui est une exaltation déraisonnable de l’âme, est une passion, comment peut-on vendre tous ses biens, les donner aux pauvres, et en même temps être libéré de toute exaltation déraisonnable ? A ces questions on peut encore ajouter celle-ci : Comment peut-il se faire que pour avoir vendu ses biens et les avoir distribués aux pauvres, on devienne sage de la sagesse de Dieu, au point de pouvoir rendre compte à tous ceux qui le demandent de sa foi, de chacun de ses articles et des passages obscurs des saintes Ecritures ? Notez que c’est là une question générale, importante, et difficile à résoudre. En effet si nous disons qu’on est parfait par le fait même du dépouillement, quand même on n’aurait pas les vertus que nous avons dites, nous tombons dans l’absurde en déclarant qu’on peut être parfait en même temps que pécheur ; car c’est pécher que d’être coléreux, que d’être triste de la tristesse du monde, que de craindre les peines et la mort, que de convoiter ce qu’on n’a pas, que de se passionner déraisonnablement pour des choses mauvaises, comme on doit le faire pour les bonnes ; et si nous disons que celui qui vend tout ce qu’il a et le donne aux pauvres est comme inspiré de Dieu, et qu’en même temps il acquiert toutes les vertus et dépose toute malice, nous parlerons selon la foi, pour dire les choses simplement, mais je ne sais si c’est la vérité ; et peut-être ceux qui entendront, résoudre ainsi la question proposée riront de ce que nous parlons d’une façon peu sensée.

En s’en tenant à la lettre, sans user d’aucune figure, on pourrait paraître répondre plus sagement ainsi à là question, du moins en tant que croyant ; mais vous jugerez vous-même se je comprends, ou non, la citation comme il faut. On dira donc : si celui qui donne aux pauvres est aidé par leurs prières, recevant pour son salut l’abondance des grâces que possèdent ceux qui sont privés des richesses et qui lui manquent à lui-même, comme le déclare l’Apôtre dans la seconde aux Corinthiens [2 Cor 8, 14], à qui cela s’applique-t-il mieux? qui donc mérite davantage un pareil secours, s’il est vrai que Dieu écoute les prières de tant de pauvres soulagés, parmi lesquels il en est peut-être qui sont semblables ou peu inférieurs aux apôtres, qui manquent, comme eux, des choses matérielles, mais sont riches de dons spirituels ? Celui donc qui pour arriver à la perfection échange les richesses contre la pauvreté, en obéissant aux paroles de Jésus, celui-là sera aussitôt aidé, tout comme les apôtres du Christ, à devenir sage dans le Christ, et fort, et juste, et prudent, et exempt de toute passion. Celui qui voudra soutenir cette explication dira qu’il n’est pas nécessaire d’admettre que cela arrive le jour même où l’on aura vendu ses biens pour les distribuer aux pauvres, mais peut-être à partir de ce jour la grâce divine commencera de mener l’âme dans cette voie, je veux dire vers la louable «apathie» et vers toutes sortes de vertus ; alors progressant comme Isaac [cf. Gn 26, 13] grâce au secours qu’on recevra de Dieu dans le Christ, on grandira, jusqu’à ce que, de progrès en progrès, et ayant anéanti en son âme tous les vices, on devienne très grand en toutes les vertus. Et celui qui donne cette explication ne sera pas forcé de dire qu’on peut être automatiquement parfait tout en s’adonnant au péché.