Nous avons jusqu’ici parlé de la gnose sans définir le sens où nous prenions ce terme. Nous devons maintenant en dire quelques mots.
« Depuis l’Église primitive, le mot gnose désigne une intelligence de la foi qui évacue la foi elle-même, en se substituant à elle.1 » Cette définition n’a d’autre intérêt que de montrer ce que pense de la gnose un théologien contemporain particulièrement représentatif ; mais elle est évidemment inexacte tant dans son contenu historique que dans son contenu doctrinal. Il est vrai qu’aujourd’hui, si l’on a le droit d’être mille fois marxiste, on n’a pas le droit d’être une fois gnostique.
La question de la gnose chrétienne est extrêmement embrouillée. Nous nous tiendrons à l’écart des interminables querelles d’historiens et d’exégètes, dont la plupart sont incapables, malgré toute leur science, de comprendre de quoi ils parlent2.
Le mot de gnose, décalque du grec gnôsis, signifie connaissance. S’il est utile de l’employer, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’une connaissance ordinaire, mais d’une connaissance sacrée, et non seulement elle est sacrée dans son objet qui est la divine Essence, mais elle l’est aussi dans son « mode » qui est une participation à la connaissance que Dieu a de Lui-même. Le terme cependant sert aussi à caractériser une hérésie des premiers siècles du christianisme qui est, en vérité, un angélisme, et à laquelle il conviendrait de réserver proprement la dénomination de gnosticisme. Ce gnosticisme se définit par deux traits essentiels : le refus de la création et de l’Incarnation d’une part, et, d’autre part, la prétention de réduire la Vérité et sa Révélation à des schémas mentaux3 en perdant de vue Sa dimension irréductiblement surintelligible. L’attitude de beaucoup d’exégètes et de théologiens qui consiste à appliquer le terme de gnose à ce qui en est la contrefaçon, prouve combien ils ont été contaminés par ceux-là même qu’ils prétendent combattre. L’hérésie du gnosticisme a au moins réussi à convaincre ses adversaires qu’il n’y avait qu’une seule gnose, la sienne. Dès lors, la gnose, dans le christianisme, est frappée de suspicion : elle devient le péché majeur de l’intelligence. La conséquence d’un tel rejet sera terrible et le christianisme en meurt. Comme on refuse toute connaissance mystique de Dieu, on ramène la théologie à une connaissance purement rationnelle. Cette connaissance étant humaine et naturelle dans son mode, même si elle est divine dans son objet, on en arrive à ne voir en elle qu’un exercice profane qui ne se distingue pas de la spéculation philosophique, et qui est finalement inutile au salut. C’est la réaction luthérienne. Enfin cette connaissance inutile sera même réputée comme dangereuse et aliénante : seul compte l’existentiel chrétien ; c’est l’hérésie bultmanienne qui fait de l’existentiel le critère à la fois de l’herméneutique et de la théologie, c’est-à-dire de l’interprétation des Écritures et de l’élaboration doctrinale. La praxis devient le critère de la theoria, si bien que la theoria n’est plus qu’une doctrine de la bonne praxis, une orthopraxis selon l’expression de certains modernistes4. Tout cela repose au fond sur la négation de la véritable theoria qui n’est plus conçue que sous un mode purement philosophique, c’est-à-dire comme construction mentale, alors qu’elle est connaissance contemplative. Or l’existence humaine pèse trop lourd pour qu’on puisse l’envelopper dans la toile d’une construction mentale, qu’elle déchire toujours. C’est pourquoi au nom de l’existentiel, on jette le discrédit et jusqu’à l’anathème, sur la sainte théologie. On a oublié qu’il existait une autre connaissance qui n’est pas ratiocination, mais réalisation, un connaître qui est aussi un être par la grâce du Logos, savoir la gnose que le Saint-Esprit actualise en nous et qui est le fondement interne de la sainte théologie5. Ce fondement interne disparu, la théologie spéculative, cessant d’être considérée comme l’objectivation mentale de la théologie mystique, comme l’expression de la contemplation, n’est plus que l’écorce rationnelle d’un fruit que l’on décrète inexistant parce qu’on ne sait plus le goûter.
Mais il faut dire au contraire que la théologie spéculative (ou scolastique), loin de s’opposer à la théologie mystique (ou gnose) permet d’y accéder, parce que, satisfaisant le besoin de causalité de la raison humaine, elle fixe et apaise le mental humain, et que, par son imperfection même, elle appelle à son propre dépassement, invitant la raison à se soumettre à l’intelligence spirituelle.
P. Manaranche, Je crois en Jésus-Christ aujourd’hui, Ed. du Seuil, 1968, p. 38. ↩
L’un des plus illustres d’entre eux, Henri-Charles Puech, écrit que toutes les gnoses sont nées « de l’angoisse inhérente à la condition humaine ». Le Manichéisme ; Musée Guimet, 1949, p. 70. Ce genre de causalité n’explique rien parce qu’il explique n’importe quoi : de la poésie à la drogue, en passant par la cathédrale, on peut dire que tout est né de l’angoisse inhérente à la condition humaine. On voit ainsi un très grand savant remuer des mètres cubes d’érudition, avec l’esprit critique le plus aigu, et accepter sans aucun examen une explication qu’il emprunte à la psychologie la plus vulgaire et la plus fausse. ↩
A cet égard le philosophisme de Hegel et le panthéisme teilhardien sont du gnosticisme. ↩
Cf. ce que nous avons dit sur les vertus naturelles et la théorisation aliénante de la praxis. ↩
Le fondement externe est la Révélation. ↩