(61) 1. – Ce cantique nouveau que les vierges seules pourront chanter dans le royaume de Dieu, nul doute que la Reine des vierges ne le chante avec elles, ou plutôt qu’elle ne l’entonne la première. Je crois même que, non contente de s’unir au chœur des vierges, elle réjouira aussi la cité de Dieu par un chant encore plus doux et plus beau, dont aucune autre ne serait capable de reproduire la délicieuse mélodie; chant réservé à celle qui, seule, peut se glorifier d’avoir enfanté, et enfanté un Dieu. Toutefois elle attribue la gloire de cet enfantement non pas à elle-même, mais à celui qu’elle a enfanté. Dieu, en effet, qu’elle a vraiment mis au monde, destinant à sa Mère une gloire unique dans les cieux, l’a, dès cette terre, prévenue d’une grâce singulière elle a conçu d’une manière ineffable, en restant vierge, elle a enfanté, en conservant son intégrité. La seule naissance digne d’un Dieu était une naissance virginale, le seul enfantement qui convînt à une vierge était celui d’un Dieu. Par conséquent le Créateur des hommes, voulant se faire homme et naître de l’homme, dut, dans le genre humain tout entier, se choisir, ou plutôt se créer une mère qui fût digne de lui et en qui il pût se complaire. Il voulut donc qu’elle fût vierge, pour naître immaculé d’une chair immaculée, lui qui devait purifier le monde entier de ses souillures; il voulut aussi qu’elle fût humble, pour naître d’elle doux et humble de cœur, lui qui devait donner à tous le nécessaire et très salutaire exemple de ces deux vertus. Il donna donc à la Vierge d’enfanter, après lui avoir inspiré le vœu de virginité et l’avoir enrichie du mérite de l’humilité. (62) Autrement l’ange aurait-il pu la proclamer pleine de grâce, s’il y avait eu en elle le moindre bien qui ne vint pas de la grâce ?
2. – Par conséquent, celle qui devait concevoir et enfanter le Saint des saints, pour être sainte de corps, reçut le don de virginité, pour être sainte d’esprit, celui d’humilité. Et la Vierge royale, parée des joyaux de ces deux vertus, resplendissante dans son âme et dans son corps d’une beauté dont l’éclat pénétrait jusqu’au ciel, attira sur elle les regards des anges et provoqua l’amour au cœur du Roi, qui lui envoya d’en haut un céleste messager. Et c’est ce que l’évangéliste nous indique, quand il nous représente l’ange dépêché par Dieu à la Vierge : par Dieu à une vierge, c’est-à-dire par le Très-Haut au très petit, par le Seigneur à sa servante, par le Créateur à sa créature. Quelle condescendance de la part de Dieu ! Quelle excellence dans la Vierge ! Mères, accourez, et vous aussi, filles; accourez, vous toutes qui, après Ève et à cause d’elle, êtes enfantées et enfantez vous-mêmes dans la tristesse. Approchez-vous de ce lit virginal, pénétrez, si vous le pouvez, dans la chaste cellule de votre sœur. Voici que Dieu envoie un messager à la Vierge, voici que l’ange parle à Marie. Mettez votre oreille à la cloison et cherchez à entendre ce qu’il lui annonce; ne serait-ce pas pour vous un message de consolation?
3. – Réjouissez-vous, toi Adam, notre père, et plus encore toi Ève, notre mère, qui fûtes les parents et les meurtriers de nous tous, et, ce qui est plus lamentable encore, nos meurtriers avant que d’être nos parents. Une fille, et une telle fille, est votre consolation à tous les deux, mais à toi surtout qui fus l’origine première de notre malheur et dont l’opprobre a rejailli sur toutes les femmes. Voici le temps où disparaît cet opprobre et où l’homme ne pourra plus accuser la femme, comme il le fit cruellement le jour où, cherchant pour lui-même une mauvaise excuse, il répondit à Dieu « La femme que vous m’avez donnée m’a présenté du fruit de l’arbre, et j’en ai mangé. » Ève, accours donc à Marie, mère viens à ta fille ; que la fille réponde pour la mère, qu’elle la réhabilite, qu’elle obtienne pour sa mère le pardon de son père; car si l’homme est tombé par la femme, il ne peut plus désormais se relever que par la femme. Que disais-tu, Adam? La femme que vous m’avez donnée m’a présenté du fruit et j’en ai mangé. Paroles méchantes, par lesquelles, loin d’effacer ta faute, tu l’aggravais. Mais la divine Sagesse a vaincu ta malice; cette occasion de pardon que Dieu t’offrit en vain, lorsqu’il t’interrogea, Il a su la trouver dans le trésor de son inépuisable miséricorde. A la première femme, il substitue une autre femme, aussi prudente et humble que la première fut folle et orgueilleuse : à la place du, fruit de mort, cette femme t’offre le fruit de vie, à la place d’un aliment empoisonné et plein d’amertume, la douceur de l’aliment qui vivifie éternellement. Change donc ton excuse inique en un remerciement et dis : « Seigneur, la femme que vous m’avez donnée m’a présenté le fruit de l’arbre de vie et j’en ai mangé. Ce fruit me fut plus doux que le miel, car, par lui, vous m’avez donné la vie. » (63) Voilà donc pourquoi l’ange fut envoyé à la Vierge. O Vierge digne d’admiration et de tout honneur ! O femme digne d’une vénération sans égale, admirable entre toutes les femmes, vous réparez le mal de nos premiers parents, vous donnez la vie à tous leurs descendants !
4. – L’ange fut envoyé à la Vierge. Vierge dans sa chair, vierge dans son âme, vierge par état, vierge telle enfin que la décrit l’apôtre, sainte d’esprit et de corps. Ce n’est pas au dernier moment, ni par hasard qu’elle fut découverte, mais elle fut élue avant les siècles : le Très-Haut l’a prédestinée et se l’est préparée, les anges ont veillé sur elle, les patriarches l’ont annoncée par des figures, les prophètes l’ont promise. Scrutez les écritures pour vérifier ce que je dis. Voulez-vous d’ailleurs que j’en apporte ici quelques témoignages ? Pour me borner aux principaux, je vous demanderai qui Dieu pouvait bien avoir en vue, lorsqu’il disait au serpent : « Je mettrai des inimitiés entre toi et la femme. » Et si vous doutez encore qu’il ait parlé de Marie, écoutez ce qui suit : « Elle-même t’écrasera la tête. » A qui fut réservée cette victoire, sinon à Marie ? C’est elle, sans aucun doute, qui a broyé cette tête venimeuse, puisqu’elle a réduit à néant toutes les suggestions du malin, qu’elles soient séductions de la chair ou orgueil de l’esprit.
5. – N’est-ce pas elle que cherchait Salomon, lorsqu’il demandait : Qui trouvera la femme forte? Ce sage connaissait, en effet, la faiblesse de ce sexe au corps fragile, à l’esprit versatile. Cependant comme il lisait que Dieu avait promis, et voyant combien il convenait que celui qui avait vaincu par la femme fût à son tour vaincu par elle, il s’écriait plein d’admiration « Qui trouvera la femme forte? » Ce qui revient à dire : si de la main d’une femme dépendent notre salut commun, le retour à l’innocence, la victoire sur notre ennemi, quelle force ne faudra-t-il pas à la femme élue pour qu’elle soit capable d’accomplir une si grande œuvre. Mais qui pourra trouver cette femme forte? Ne croyez pas que Salomon l’ait cherchée en vain, car il ajoute ces paroles prophétiques : elle vient de loin, et c’est des extrémités du monde qu’il la faut acquérir. C’est-à-dire que le prix auquel on pourra trouver cette femme forte n’est pas peu de chose, c’est même un trésor qui n’est ni sur la terre, ni dans les cieux qui nous entourent, mais seulement au plus haut des cieux, d’où elle-même doit venir.
Que présageait ce buisson de Moïse qui émettait des flammes sans se consumer, sinon Marie enfantant sans douleur? Et la verge d’Aaron qui fleurissait sans avoir été arrosée, qui donc, sinon Marie concevant sans connaître d’homme? Grande merveille que cette floraison dont Isaïe nous découvre le sens mystérieux plus grand encore, quand il nous dit : une tige sortira de la racine de Jessé, et une fleur s’élèvera de cette même racine. Par la tige il entend la Vierge, par la fleur, le Fils de la Vierge.
6. – Si cette interprétation, qui voit maintenant dans la fleur le symbole du Christ, vous semble en contradiction avec celle qui fut donnée plus haut, d’après laquelle ce n’était pas la fleur, mais le fruit qui le désignait, sachez que dans le cas de la verge d’Aaron, qui a porté non seulement des fleurs, mais des feuilles et des fruits, les feuilles ne symbolisent pas moins le Christ que la fleur et le fruit. (64) Sachez que dans le cas de la verge de Moïse le symbole n’est plus ni le fruit, ni la fleur, mais la verge elle-même qui divisa les eaux pour livrer passage aux Israélites, ou les fit jaillir du rocher pour étancher leur soif. Rien d’ailleurs n’empêche que des choses diverses figurent différents aspects du Christ; que la verge figure sa puissance, la fleur, le parfum de ses vertus, le fruit, sa suavité, le feuillage, la vigilance continuelle avec laquelle il protège ses enfants qui viennent se réfugier à l’ombre de ses ailes, soit contre l’ardeur des désirs charnels, soit contre les impies qui les affligent. Bonne et désirable, l’ombre que l’on trouve sous les ailes de Jésus, abri assuré pour ceux qui s’y réfugient, doux et frais repos pour l’âme épuisée. Ayez pitié de moi, Seigneur Jésus, ayez pitié de moi, car mon âme se confie en vous et j’attendrai à l’ombre de vos ailes que le mal passe loin de moi.
Entendez donc, dans ce texte d’Isaïe, par la fleur, le Fils, et, par la tige, la Mère, car la tige a fleuri sans germe et la Vierge a conçu sans l’homme. De même l’épanouissement de la fleur n’a nui en rien à la fraîcheur de la tige, et son saint enfantement n’a blessé en rien la pudeur de la Vierge.
7. – Apportons encore d’autres témoignages scripturaires sur la Vierge Mère et son divin Fils. Que représente la toison de Gédéon ? On se la procura en tondant une brebis, mais sans la blesser, et on la posa sur l’aire où il arriva que ce fut tantôt la toison tantôt le sol environnant qui se trouvèrent imprégnés de rosée. N’est-ce pas la figure de cette chair tirée d’une chair qui garde intacte son intégrité virginale? Sur elle les cieux ont distillé leur rosée et la Divinité s’est répandue avec une plénitude dont nous participons tous et sans laquelle nous ne sommes qu’une terre aride. A ce trait conviennent bien, semble-t-il, ces belles paroles prophétiques : Il descendra comme la pluie qui tombe sur la toison, car celles qui suivent, et comme la pluie qui tombe goutte à goutte sur la terre, donnent le même sens que l’aire trouvée toute trempée par la rosée. Cette pluie, que Dieu a voulu réserver à son héritage, a tout d’abord pénétré doucement, sans le tumulte d’une intervention humaine, en grande paix, dans le sein virginal; de là elle s’est ensuite répandue sur toute la terre par la bouche des prédicateurs, non plus comme la pluie qui tombe sur une toison, mais comme celle qui crépite sur le sol, dans le retentissement des paroles et l’éclat des miracles. Ces nuées, qui portaient partout la pluie, se souvinrent alors qu’il leur avait été prescrit : Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le en pleine lumière, et ce que vous avez entendu à l’oreille, prêchez-le sur les toits. Ce qu’ils firent, car leur voix se fit entendre par toute la terre, leurs paroles jusqu’aux extrémités de l’univers.
8. – Écoutons encore Jérémie ajoutant aux anciens un nouvel oracle. Désirant ardemment et promettant avec assurance la venue de Celui dont il ne pouvait encore montrer la présence, il s’écrie : «Le Seigneur a créé une chose nouvelle sur la terre, une femme entourera un homme. » Quelle est cette femme? Quel est cet homme? S’il s’agit d’un homme fait, comment peut-il être entouré par une femme? S’il est entouré par une femme, comment peut-il s’agir d’un homme fait? (65) Pour parler plus clairement, comment peut-il tout à la fois être déjà homme et enfermé dans le sein maternel ? C’est là, en effet, ce que signifie « un homme est entouré par une femme». Nous savons que des hommes passent par l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, et parviennent aux confins de la vieillesse; mais quand un homme a grandi, comment peut-il encore être enfermé dans le sein d’une femme? Si le prophète avait dit : une femme entourera un enfant, il n’y aurait rien là de nouveau, ni d’étonnant. Or il n’a rien dit de tel, mais il a précisé qu’il s’agit d’un homme. Cherchons donc quelle est cette chose nouvelle que Dieu a fait sur la terre, en quoi consiste ce miracle. L’homme peut-il, comme le demande Nicodème, retourner dans le sein de sa mère et naître de nouveau?
9. – Mais si je me tourne vers cette conception et cet enfantement virginal, entre toutes les nouveautés et les merveilles qu’un examen attentif peut y faire découvrir, je trouve précisément cette chose nouvelle que m’a exposée le prophète. J’y discerne la longueur raccourcie, la largeur rétrécie, la hauteur abaissée, la profondeur nivelée. J’y discerne la lumière qui ne luit pas, la parole qui ne parle pas, l’eau qui a soif, le pain qui a faim. Voyez, la puissance se soumet, la sagesse se fait instruire, la force a besoin d’un soutien. Un Dieu est allaité, mais il réconforte les anges; un Dieu vagit, mais il console les malheureux. Voyez la joie qui s’attriste, la confiance qui craint, la santé qui souffre, la vie qui meurt, le courage qui devient faiblesse ; et, ce qui n’est pas une moindre merveille, voyez la tristesse qui donne la joie, la crainte qui donne confiance, la souffrance qui rend la santé, la mort qui vivifie, la faiblesse qui devient source de courage. La réponse à 1a question posée n’est-elle pas maintenant obvie? Ne vous est-il pas facile de reconnaître parmi tous ces contrastes la femme qui entoure un homme, lorsque vous voyez Marie renfermant dans son sein Jésus, l’homme élu de Dieu? Car j’affirme que Jésus était un homme, non seulement quand on saluait en lui le prophète puissant en œuvres et en paroles, mais déjà lorsque la Mère de Dieu réchauffait doucement contre elle son corps d’enfant aux membres délicats ou le portait encore dans son sein. Avant sa naissance Jésus était déjà un homme fait, par la sagesse et non par l’âge, par la force d’âme et non par celle du corps, par la perfection de ses sentiments et non par le développement de ses membres. En effet, Jésus n’eut pas moins de sagesse, ou plutôt ne fut pas moins la Sagesse même à sa conception qu’à sa naissance, quand il était tout petit qu’après avoir grandi. Caché dans le sein maternel, vagissant dans la crèche, devenu plus grand et interrogeant les docteurs dans le temple, parvenu à l’âge d’homme et enseignant le peuple, il fut toujours également rempli du Saint-Esprit. Il n’y eut jamais une heure dans toute son existence où cette plénitude qu’il avait reçue dès l’instant de sa conception diminuât ou s’accrût de quoi que ce fut. Dés le premier instant il a été parfait; dès ce premier instant, dis-je, il a été rempli de l’esprit de sagesse et d’intelligence, de l’esprit de conseil et de force, de l’esprit de science et de piété, de l’esprit de crainte du Seigneur.
(66) 10. – Ce que vous lisez dans un autre passage ne doit d’ailleurs pas vous faire hésiter : Jésus croissait en sagesse et en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes. Car ce qui est dit de la sagesse et de la grâce ne doit pas s’entendre d’un accroissement réel, mais selon les apparences seulement. C’est-à-dire que Jésus n’acquérait pas un degré de perfection qui lui aurait manqué jusque-là, mais il semblait l’acquérir dans la mesure où il le jugeait à propos. Il n’en est pas ainsi de l’homme, il ne se développe ni quand, ni comme il veut; sa croissance s’opère à son insu. Mais l’enfant Jésus, qui dispose à son gré la vie de l’homme, disposait aussi la sienne, et manifestait quand et à qui il voulait une sagesse ordinaire, supérieure ou sublime, bien qu’il possédât toujours en lui la suprême sagesse. De même, bien qu’il fût toujours plein de grâce devant Dieu et devant les hommes, selon son bon plaisir, il la laissait plus ou moins paraître, suivant qu’il le jugeait convenable aux mérites ou utile au salut de ses interlocuteurs. Il est donc manifeste que dès le premier instant Jésus fut un homme adulte par son âme, sans l’être par son corps. Pourquoi d’ailleurs douterai-je qu’il ait été homme parfait dans le sein de sa mère, puisque je n’hésite pas à croire qu’il y était Dieu? Il est certes moins grand d’être homme que d’être Dieu.
11. – Mais voyez si Isaïe, qui nous a exposé plus haut quelles étaient ces fleurs nouvelles sorties d’Aaron, ne met pas en pleine lumière cette chose nouvelle dont parle Jérémie. Voici, dit-il, que la vierge concevra et enfantera un fils. La femme, c’est la Vierge, quant à l’homme, on lui donnera, dit le prophète, le nom d’Emmanuel, c’est-à-dire Dieu avec nous. La femme qui entoure un homme est donc la Vierge qui conçoit un Dieu. Voyez combien harmonieusement s’accordent entre eux les actions merveilleuses et les oracles mystérieux des saints de l’Ancien Testament. Voyez l’étonnante merveille que le miracle unique, dont la Vierge fut l’instrument et le théâtre, ait été préfiguré par tant de prodiges, promis par tant d’oracles. Un même esprit anime les prophètes, bien qu’il ‘se soit manifesté de différentes façons, par des signes et en des temps différents; seules les manifestations ont varié, mais ni l’objet des visions prophétiques ni l’esprit qui les inspirait n’ont jamais changé. Ce que Moïse a entrevu dans le buisson ardent, Aaron dans la verge en fleur, Gédéon dans la toison humectée de rosée, Salomon l’a clairement prédit dans la parabole de la femme forte, Jérémie plus clairement encore dans la prophétie de la femme qui entourera un homme, Isaïe aussi clairement que possible dans la Vierge qui conçoit et enfante un Dieu, Gabriel enfin nous a montré la Vierge elle-même en la saluant. C’est d’elle, en effet, que parle l’évangéliste «L’ange Gabriel fut envoyé de Dieu à une vierge fiancée à Joseph.
12. – A une vierge fiancée. Pourquoi fiancée? Puisqu’elle était, comme je l’ai montré, la vierge élue qui devait concevoir et enfanter en restant vierge, pourquoi fut-elle fiancée [[Chez les Hébreux, les fiançailles n’étaient pas comme chez nous une simple promesse de mariage; c’était un mariage effectif, avec ses droits et ses devoirs mutuels et toutes ses conséquences juridiques… Seulement la cohabitation était en général différée durant un laps de temps qui pouvait atteindre et même dépasser une année… alors avaient lieu les réjouissances des épousailles. (Prat, S. J., Jésus-Christ, t. I, pp. 43 et 44 )]], alors qu’elle ne devait pas consommer le mariage? Serait-ce par hasard ? Non, le hasard n’a rien à voir dans ces fiançailles que la raison conseillait, que la nécessité même imposait, qui se trouvaient en parfaite harmonie avec le dessein de Dieu. Voici ce que j’en pense, ou plutôt ce que les Pères en ont pensé avant moi. (67) Dieu a voulu les fiançailles de Marie pour la même raison qu’il a permis le doute de Thomas. C’était, en effet, la coutume chez les Juifs de confier les jeunes filles à la garde de leurs fiancés depuis le jour des fiançailles jusqu’à celui des noces; ceux-ci veillaient ainsi avec d’autant plus de soin sur la chasteté de leurs fiancées qu’ils désiraient avoir en elles des épouses plus fidèles. De même donc que Thomas, en doutant et en touchant le corps du Seigneur, devint le plus ferme confesseur de sa résurrection, de même Joseph, observant avec un soin jaloux la vie -de Marie sa fiancée, devint le plus sûr témoin de sa pureté. Il y a un parfait rapport entre le doute de Thomas et les fiançailles de Marie. Dans les deux cas nous risquions de tomber dans l’erreur, dans le premier en doutant de la résurrection de Jésus, dans le second, de la chasteté de Marie, or voici que, par l’effet d’une grande prudence et miséricorde, ce qui devait nous faire douter affermit au contraire notre certitude. Car moi qui suis faible, je croirai plus facilement à la résurrection du Fils sur le témoignage de Thomas qui douta et toucha que sur celui de Céphas qui crut sur parole; de même sur la chasteté de Marie, je me fierai plus facilement au fiancé qui veillait sur elle, qu’à la Vierge elle-même affirmant son innocence. Dites-moi, je vous prie, qui, la voyant enceinte sans être fiancée, n’aurait pas dit qu’elle était une femme de mauvaise vie plutôt qu’une vierge? Or il ne fallait pas qu’on pût parler ainsi de la Mère du Seigneur. Il valait mieux que, pour un temps, on le crût plutôt né du mariage que de l’inconduite.
13. – Mais Dieu ne pouvait-il, par un signe manifeste, écarter de la naissance du Fils et de la virginité de la Mère tout soupçon infâmant ? Il le pouvait, mais alors ce que les hommes auraient su ne pouvait échapper à la connaissance des démons; or il convenait que le secret du plan divin restât quelque temps caché au prince de ce monde. Non pas qu’en le révélant dès l’abord, Dieu pût craindre que le démon ne fit échouer son plan, mais parce que Dieu, en qui la sagesse s’unit toujours à la puissance, ménage dans l’exécution de toutes ses œuvres des harmonies par où se manifeste en elles la splendeur de l’ordre. C’est ainsi que dans l’exécution de son grand œuvre par excellence, à savoir notre rédemption, il a voulu montrer autant sa sagesse que sa puissance. Et voilà pourquoi, bien qu’il pût atteindre autrement ses fins, il lui a plu de se réconcilier l’homme de la manière même qu’il était tombé : le diable avait d’abord trompé la femme, puis, par la femme, vaincu l’homme; le diable sera d’abord trompé par la femme vierge, puis il sera ouvertement vaincu par l’homme, c’est-à-dire par le Christ. Ainsi déjouant la ruse malfaisante par un miséricordieux artifice, brisant la force du « malin » par celle du Christ, Dieu s’est montré plus prudent et plus fort que le diable. Il convenait que la Sagesse incarnée vainquit ainsi le mal, pour qu’elle ne s’imposât pas seulement d’une extrémité à l’autre de l’univers avec force, mais qu’elle disposât aussi toutes choses avec douceur. Elle s’est imposée d’une extrémité à l’autre, c’est-à-dire du ciel aux enfers : que je monte au ciel ou descende aux enfers, dit le psalmiste, vous y êtes. (68) Elle s’y est imposée avec force, en chassant l’orgueilleux du ciel, en dépouillant l’avare dans les enfers. Il était donc convenable qu’elle disposât aussi toutes choses avec douceur au ciel et sur la terre : d’une part, rejetant l’esprit inquiet, elle nous établissait dans la paix; d’autre part, pour vaincre l’esprit de haine, elle nous laissait l’exemple si nécessaire de son humilité et de sa mansuétude. Ainsi, par un admirable tempérament de force et de douceur, elle se montrait pleine de suavité pour nous, et terrible pour ses ennemis. A quoi, en effet, eût-il servi que le diable fût vaincu par Dieu, si nous étions restés orgueilleux? Il était donc nécessaire que Marie fût fiancée à Joseph, puisque par là le mystère sacré est dérobé aux chiens, et que le témoignage du fiancé sauvegarde et la pureté et l’honneur de la Vierge. Quoi de plus sage, quoi de plus digne de la divine Providence ? Cette disposition providentielle permet tout à la fois de trouver un confident des secrets célestes, d’en écarter l’ennemi, enfin de garder intacte la réputation de la Vierge Mère. Sinon, comment le juste aurait-il épargné l’adultère? Car il est écrit, Joseph, son époux, parce qu’il était juste et ne voulait pas la livrer, voulut la renvoyer secrètement. C’est bien parce qu’il était juste qu’il ne voulut pas la livrer; or il n’eût pas été juste si, la reconnaissant coupable, il eût consenti à sa faute, ou si, la trouvant innocente, il l’avait condamnée. Ne voulant donc pas la livrer, parce qu’il était juste, il voulut la renvoyer secrètement.
14 – Mais alors pourquoi voulut-il la renvoyer? Ici encore je vous donne non pas mon avis personnel, mais celui des Pères. Joseph voulut la renvoyer pour la même raison qui faisait dire à Pierre : « Éloignez-vous de moi, Seigneur, car je suis un pécheur »; et au Centurion : « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit. » Ainsi Joseph, s’estimant indigne et pécheur, se disait qu’il ne pouvait vivre plus longtemps dans la familiarité d’une personne dont la supériorité et l’admirable dignité le remplissait d’une crainte révérencielle. Il voyait à n’en pouvoir douter et avec une sainte terreur l’intervention divine dans la grossesse de Marie, et, ne pouvant pénétrer ce mystère, il voulait la renvoyer. Comment vous étonner que Joseph se jugeât indigne de la compagnie de la Vierge féconde, quand Elisabeth ne put soutenir sa sainte présence sans être saisie de crainte et de respect ? « D’où m’est-il donné, s’écriat-elle, que la mère de mon Seigneur vienne à moi? »
Voilà donc pourquoi Joseph voulut la renvoyer ; mais pourquoi secrètement et non ouvertement ? Pour qu’on ne cherchât pas curieusement la cause de cette séparation. Qu’aurait pu répondre l’homme juste au peuple à la tête dure, sans foi et toujours prêt à la contradiction ? S’il avait donné son sentiment et l’assurance qu’il avait de la pureté de Marie, les Juifs incrédules et cruels ne se seraient-ils pas moqués de lui et n’auraient-ils pas lapidé la Vierge? (69) Comment auraient-ils cru en la Vérité muette dans le sein de sa mère, quand ils la méprisèrent lorsqu’Elle se fit entendre dans le temple? Qu’auraient-ils fait à Celui qui n’était pas encore apparu en ce monde, quand ils portèrent sur lui des mains impies, alors qu’il était auréolé de l’éclat des miracles? C’est donc à bon droit que cet homme juste, pour n’être pas contraint ou de mentir ou de diffamer sa fiancée innocente, voulut la renvoyer secrètement.
15. – D’aucuns pourront penser autrement et soutenir que Joseph eut un doute semblable à celui que tout homme aurait eu à sa place, mais qu’il se résolut à renvoyer secrètement sa fiancée pour mettre d’accord sa vertu qui ne lui permettait plus de vivre avec elle après un tel soupçon et sa bonté qui répugnait à la livrer. Je réponds brièvement que, même dans ce cas, le doute de Joseph était nécessaire, puisqu’à son occasion le mystère fut confirmé par un oracle divin, car voici ce qui est écrit : Comme il était dans cette pensée (de la renvoyer secrètement), voici qu’un ange lui apparut en songe et lui dit : « Ne crains pas de prendre avec toi Marie ton épouse, car ce qui est né en elle est l’ouvrage du Saint-Esprit. »
Voici donc les raisons pour lesquelles Marie fut fiancée à Joseph, ou plutôt, comme l’écrit l’évangéliste, à un homme dont le nom était Joseph. Il dit un homme, non parce qu’il était son mari, mais parce qu’il était un homme de vertu. Ou plutôt, selon un autre évangéliste qui ne l’appelle pas seulement un homme, mais son mari, parce qu’il fallait qu’on lui donnât ce titre, puisqu’il devait passer pour tel; de même qu’il ne fut pas le père du Sauveur, mais mérita, pour la même raison, de porter ce titre, comme en témoigne encore l’évangéliste : Jésus avait environ trente ans, et il était, comme on le croyait, le fils de Joseph’. Il ne fut donc ni le mari de la Mère, ni le père du Fils, bien que, par une nécessaire disposition de la Providence, il en eût, pour un temps, porté le nom et qu’on ait cru qu’il l’était véritablement.
16. Concluez cependant de cet honneur que Dieu lui fit en permettant qu’il fût appelé et regardé comme le père de Dieu, concluez d’après l’étymologie même de son propre nom qui signifie accroissement, quel grand homme fut Joseph. Souvenez-vous aussi de ce grand patriarche qui fut autrefois vendu en Égypte et sachez qu’il a hérité, non seulement de son nom, mais de sa chasteté, de son innocence, de ses grâces. Le premier Joseph vendu par la jalousie de ses frères et conduit en Égypte est la figure du Christ vendu par trahison, et c’est le second Joseph qui, fuyant la haine d’Hérode, porta le Christ en Égypte. Le premier, pour rester fidèle, ne céda point aux sollicitations de l’épouse de son maître, le second, respectant la virginité de sa Dame, Mère de son Seigneur, garda lui-même fidèlement la chasteté. Au premier il fut donné d’interpréter les songes, au second d’être le confident et le coopérateur des desseins du ciel. Le premier fit des provisions de blé pour lui et pour tout le peuple, le second reçut la garde, pour lui et le monde entier, du pain vivant venu du ciel. Il n’y a aucun doute que Joseph, à qui fut fiancée la Mère du Sauveur, n’ait été un homme bon et fidèle; (70) à savoir le fidèle et prudent serviteur’ que Dieu a établi pour être le soutien de sa mère, le nourricier de sa chair, l’unique enfin et très fidèle collaborateur de son grand oeœuvre ici-bas.
Ajoutons ici qu’il était de la maison de David. En vérité, il descend bien de cette race royale de Joseph, noble par son origine, plus noble par ses sentiments. Il est le vrai fils de David, qui n’a pas dégénéré de son père; son véritable fils; non seulement par la chair, mais par la foi, la sainteté, la piété. En lui, comme en un autre David, le Seigneur a trouvé un homme selon son cœur à qui il pût en toute sûreté confier ses secrets les plus intimes et les plus saints ; à lui, comme à un autre David, il a révélé les desseins cachés de sa sagesse et il a donné connaissance du mystère qu’aucun grand de ce monde n’a connu. A lui enfin il a été donné non seulement de voir et d’entendre Celui que beaucoup de rois et de prophètes n’ont pu, malgré leurs désirs, ni voir ni entendre’, mais encore de le porter, de le guider, de le serrer entre ses bras, de le couvrir de baisers, de le nourrir, de le protéger. Et il est à croire que non seulement Joseph, mais Marie aussi descendait de la maison de David, autrement elle n’eût pas été fiancée à un homme de cette maison. Mais si tous les deux appartenaient à la maison de David, en Marie seule s’accomplit la promesse que Dieu avait faite à David, Joseph ne fut que le témoin de son accomplissement.
17- Le verset se termine par ces mots : et le nom de la Vierge était Marie. Parlons un peu de ce nom qui signifie étoile de la mer et qui convient admirablement à la Vierge Mère. La comparaison avec l’astre est parfaite : l’astre émet ses rayons sans subir d’altération, la Vierge enfante son Fils sans subir aucune lésion ; le rayon ne diminue en rien la clarté de l’astre, son Fils a gardé intacte l’intégrité de la Vierge. Elle est bien cette noble étoile de Jacob dont les rayons illuminent l’univers entier, dont l’éclat resplendit au plus haut des cieux et pénètre jusqu’aux abîmes. Rayonnant aussi sur toutes les terres et réchauffant les âmes plutôt que les corps, elle fait croître les vertus, consume les vices. Elle est cette splendide étoile qui se lève sur l’immensité de la mer, brillant par ses mérites, éclairant par ses exemples. O toi qui te sens, loin de la terre ferme, emporté sur les flots de ce monde au milieu des orages et des tempêtes, ne quitte pas des yeux la lumière de cet astre si tu ne veux pas sombrer. Si le vent des tentations s’élève, si l’écueil des tribulations se dresse sur ta route, regarde l’étoile, appelle Marie. Si tu es ballotté par les vagues de l’orgueil, de l’ambition, de la médisance, de la jalousie, regarde l’étoile, appelle Marie. Si la colère, l’avarice, les désirs impurs secouent la nacelle de ton âme, regarde vers Marie. Si, troublé par l’énormité de tes crimes, honteux des turpitudes de ta conscience, effrayé par la crainte du jugement, tu commences à te laisser aller à la tristesse, à glisser dans le désespoir, pense à Marie. Dans les périls, les angoisses, les doutes, pense à Marie, invoque Marie. Que son nom ne s’éloigne jamais de tes lèvres, qu’il ne s’éloigne pas de ton coeur; et, pour obtenir le secours de sa prière, ne néglige pas l’exemple de sa vie. (71) En la suivant, tu es sûr de ne pas dévier ; en la priant, de ne pas désespérer; en la consultant, de ne pas te tromper. Si elle te soutient, tu ne tomberas pas ; si elle te protège, tu n’auras pas à craindre; si elle te conduit, tu ne te fatigueras pas; si elle t’est favorable, tu parviendras au but; tu constateras ainsi, par ton expérience personnelle, combien justement il a été dit : et le nom de la Vierge était Marie.
Mais arrêtons-nous un peu et ne nous contentons pas de regarder en passant cette clarté si lumineuse. Pour me servir des paroles de l’apôtre, il nous est bon d’être ici’ et de contempler dans un doux silence ce qu’un laborieux discours ne saurait exprimer. La dévote contemplation de cet astre qui scintille nous donnera une nouvelle ferveur pour les entretiens suivants.