Le mysticisme, vu qu’il occupe une partie considérable de notre étude, exige une définition générale plus précise. Il faut noter à l’occasion que ce qui nous intéresse en fait, ce n’est pas la mystique, mais le mysticisme, c’est-à-dire les doctrines théologiques interprétant les expériences mystiques, et non les phénomènes psychiques dont se compose cette expérience, non les pratiques des mystiques ni leurs expériences vécues. Cette différenciation est importante et nous permet de nous débarrasser des questions touchant à la genèse psychologique des doctrines examinées ou de les traiter comme des thèmes en marge.
Nous avons affaire à l’expérience mystique interprétée de façon religieuse, ou encore à des doctrines qui modifient l’ensemble des croyances chrétiennes héritées, sous l’influence, entre autres, de cette expérience. Cependant, dans nos considérations, ces doctrines apparaissent en tant que faits sociaux dont le sens est défini par l’ensemble de la situation sociale au sein de laquelle ils apparaissent; il n’est donc pas nécessaire, en outre, de se référer, pour ce qui est de ce sens, au caractère authentique ou fictif de l’expérience vécue qui est à sa racine.
Pour cette raison, nous ne nous occupons pas du mysticisme compris de façon si large qu’il embrasse l’expression verbale de toutes les expériences vécues dans lesquelles le sujet humain fait l’expérience du sentiment d’irréalité du monde physique, de sa propre personnalité isolée et du temps (c’est un mysticisme ainsi compris qui est examiné dans l’essai bien connu de B. Russell). Nous ne nous en occuperons que dans la mesure où de telles expériences sont interprétées à l’aide de catégories spécifiquement religieuses. Ensuite, nous ne nous occupons pas des questions philosophiques qui peuvent se dégager des études faites à partir de l’expérience mystique, et donc de questions comme celle-ci : l’existence d’expériences mystiques devrait-elle nous inciter à considérer la conscience discursive comme étant seulement une forme particulière de la conscience, laquelle posséderait en outre d’autres formes de communication avec l’Être ? (Problème examiné par Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion et par W. James dans L’expérience religieuse.) Ou comme celle-là : ce genre particulier d’expérience permet-il d’une façon générale d’aboutir à des conclusions quelconques de nature épistémologique ou ontologique ? (Problème soulevé et examiné dans ses détails dans l’intéressante étude de W. T. Stace.) Nous négligeons également les questions liées au caractère psychologique des expériences mystiques (questions posées en premier lieu par Ribot, pour autant que je sache, étudiées par l’école de Charcot et examinées de nos jours par une abondante littérature médicale et psychologique).
Si maintenant, ces restrictions faites, nous nous interrogeons sur la définition du mysticisme en faisant abstraction de toutes les façons obscures et désinvoltes d’utiliser ce terme pour désigner en général n’importe quel sentiment religieux ou quoi que ce soit que l’on veut flétrir parce qu’irrationnel, etc., ce qui nous importe, c’est que la définition soit dans la mesure du possible utile, c’est-à-dire qu’elle isole un phénomène suffisamment bien organisé du point de vue de la continuité historique et de la conscience de cette continuité, afin qu’il se prête à un objet autonome d’étude. On peut tout simplement se demander, à l’aide de la méthode socratique, ce qu’ont de commun des écrivains ou des textes pour lesquels l’adjectif « mystique » est universellement employé : les Upanishads, Plotin, le Pseudo-Denys, Al Gazali, Eckhart, Abubacer, saint Jean de la Croix, Bérulle, Angélus Silesius, etc. Mais puisque le mysticisme a déjà été défini maintes fois, et précisément à l’aide de confrontations de ce genre, nous préférons commencer par l’analyse de quelques définitions caractéristiques puisées dans les dictionnaires.
Voici la définition donnée par un écrivain catholique de la fin du xixe siècle, qui devait servir par la suite aux appréciations péjoratives du mysticisme : « On appelle mysticisme une doctrine philosophique qui attribue à la raison (Vernunft) humaine, de par sa nature, la capacité de se hisser à une contemplation directe de Dieu, de l’absolu, et de voir alors directement en lui toute vérité également u. » Cette définition, à notre avis, est absolument sans utilité, pour deux raisons au moins. En premier lieu, presque aucun des écrivains passant pour mystique ne traite les activités mystiques comme une œuvre de la « raison », mais proclame la suspension de toutes les activités intellectuelles dans le processus d’union avec Dieu. En second lieu, on professe très rarement l’opinion que les capacités naturelles de chaque âme lui permettent l’accès à une contemplation directe de l’absolu; en revanche la conviction est universelle que cette contemplation réussit grâce à l’obtention de la grâce qui l’accorde. Cette définition exclut en tout cas (et pas seulement) le mysticisme catholique orthodoxe. Et pourtant, il s’agit bien de ce qui est commun à ces orthodoxes et hétérodoxes que l’on a coutume d’appeler mystiques. En revanche, la seule conviction qu’il est possible de parvenir à une contemplation directe de Dieu est un élément à conserver et à préciser.
La définition qui suit est tirée du dictionnaire de J. M. Baldwin (1902) : Le mysticisme, ce sont ce les formes de pensée spéculative et religieuse qui professent qu’elles atteignent une appréhension directe de l’essence divine ou du fond ultime de l’être ». Dans cette définition, il est question de l’ « essence », à la différence des manifestations de Dieu dans le monde; autrement dit, le mysticisme poserait la possibilité de connaître Dieu non seulement par ses œuvres, mais directement. Mais la tournure est alors un pléonasme, car en parlant d’ « appréhension directe », on suppose déjà qu’il ne s’agit pas de la connaissance des manifestations de Dieu dans le monde créé. On peut donc sauter le mot « essence ». Que signifie par ailleurs « le fond ultime de l’être »? On l’ignore. On peut toutefois estimer que celui qui traite par exemple toute la réalité comme un ensemble d’objets matériels, reconnaît en même temps que la matière est le « fond ultime de l’être ». Serait alors un mystique celui qui considère que la matière est expérimentée de façon directe. Il est vrai que cela doit être une « pensée spéculative et religieuse », mais ces mots n’expliquent pas grand-chose. Il est plus efficace de définir le mysticisme de telle sorte qu’il ne faille pas définir au préalable la religion.
Voici une définition de source catholique : « Théologie mystique signifie […] connaissance de Dieu par un procédé mystique. […] nous considérons comme mystique tout fait psychologique dans lequel l’homme pense atteindre directement et immédiatement Dieu, en un mot « expérimenter » Dieu, que ce soit par un effort personnel d’intelligence ou d’amour, qui nous élèverait jusqu’à lui, nous permettrait de le « trouver », de l’étreindre en quelque manière, ou, au contraire, que ce soit par une condescendance de Dieu, qui s’abaisse vers nous, nous « touche », nous fait sentir sa présence ou son action, nous inonde de consolations ou de lumières. […] L’expérience religieuse ne devient mystique que si elle est ressentie comme venant de Dieu. » C’est là, on le voit, la définition non pas du mysticisme en tant que croyance en la possibilité de démarches mystiques, mais de la théologie mystique en tant que connaissance née de ces démarches; autrement dit, elle touche à la genèse de la doctrine, et non à son contenu. Cette définition, qui se rencontre fréquemment dans la littérature catholique, ne semble pas efficace, car elle écarte en effet ceux des écrivains qui passent pour mystiques mais dont on ne peut pas affirmer de leur doctrine qu’elle est ou non le résultat d’expériences mystiques personnelles. On relativise donc la doctrine en raison de son mode psychologique de constitution, ce qui est difficilement vérifiable et, pour des raisons évidentes, impossible à admettre en tant que critère dans des études historiques.
Pour finir, la définition du dictionnaire de Lalande : « Proprement, croyance à la possibilité d’une union intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être, union constituant à la fois un mode d’existence et un mode de connaissance étrangers et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales. » Cette définition ne semble pas exempte d’objections. Est-ce que le « principe fondamental de l’être » peut être également la matière? Est-ce que le mot « union » doit signifier quelque chose d’autre que l’expérience et, en particulier, doit-il être une identification ou n’être seulement qu’un sentiment de dépendance? Le terme est typique des mystiques, mais il s’agit cependant de ne pas lui attribuer par avance tel ou tel contenu dans la définition.
En définitive, l’élément commun à ces définitions et à d’autres est de caractériser le mysticisme comme étant la conviction qu’une communication directe avec Dieu est possible. Toutefois, le mot « Dieu » suggère trop fortement l’existence d’une individualité; or, il s’agit de donner une définition englobant également le mysticisme panthéiste ou religieux sans Dieu personnel. Le remplacement de Dieu par « fond ultime », « absolu », etc., n’est pas suffisant, étant donné que ces tournures pourraient se rapporter à la matière. Dire qu’il s’agit d’une communication avec un être spirituel ou surnaturel n’est pas non plus suffisant à soi seul, car il ne serait pas efficace d’appeler mysticisme, par exemple, le spiritisme, la croyance dans la possibilité de communiquer avec les esprits, etc. Les deux attributs de l’Etre avec lequel le lien mystique doit s’accomplir devraient être pris en considération sans que l’on définisse plus précisément les conditions que cette communication exige (par exemple, si chacun en est capable ou les élus seulement; si c’est par son propre effort ou en vertu de la grâce surnaturelle; si toujours ou dans des moments exceptionnels, etc.).
Il s’agit ensuite d’une communication « directe », et non pas, par conséquent, au moyen du raisonnement discursif et conceptuel, non pas au moyen d’activités qui peuvent être exprimées adéquatement par des mots, mais par « l’expérience », c’est-à-dire par un contact analogue aux perceptions sensibles, mais ayant l’âme immatérielle et une autre existence immatérielle comme termes. Le genre de cette expérience est défini par les mystiques, en règle générale, par analogie avec de fortes expériences sensibles — essentiellement en considération du fait qu’elle n’est pas médiatisée par les instruments conceptuels —, et il est douteux que l’on puisse, dans sa description, aller au-delà de l’analogie.
Après ces explications, nous définissons le mysticisme de la façon suivante :
« Doctrine selon laquelle il est possible, dans certaines conditions, que l’âme humaine, qui est une réalité différente du corps humain, communique au moyen d’une expérience (non sensible, mais analogue par son caractère direct à celle qui se produit dans le contact des sens humains avec leurs objets) avec la réalité spirituelle qui conserve la primauté (dans le temps ou dans la création) par rapport à toute autre réalité; on admet en même temps que cette communication, liée à une intense affection d’amour, et en outre libre de toute participation des facultés physiques de l’homme, constitue un bien particulièrement désiré et qu’elle est, du moins dans ses formes les plus intenses, le bien suprême auquel l’homme peut accéder dans sa vie terrestre. » (Cette dernière phrase est évidemment nécessaire; chez tous les mystiques, l’essentiel, l’indispensable, ce n’est pas seulement de constater en théorie que l’union surnaturelle est possible; c’est encore de conférer une valeur à cette union, de la considérer comme le but le plus digne de leurs désirs; et pourtant, ce qui donne son prix à ce but, ce n’est pas nécessairement qu’il est un bien pour l’homme.)
C’est là, à notre avis, une définition qui donne les traits essentiels et suffisants du phénomène que nous voulons saisir. Cela ne signifie évidemment pas qu’il se réduit à ces particularités. La pratique nous enseigne que toute une série de traits accompagnent invariablement ou presque celui que nous avons spécifié dans la définition; ils sont décrits comme en étant pour une part la conséquence. De la lecture des textes mystiques, les traits suivants se dégagent comme étant les plus communs :
1° conviction que la nature humaine abandonnée à elle-même est totalement corrompue, ou du moins qu’elle est incapable de participer positivement à la création des valeurs;
2° mépris total pour le savoir « naturel », profane et théologique, et reconnaissance du fait que l’expérience mystique est fondamentalement ineffable (ce qui découle du reste de son caractère direct) ;
3° idée d’un amour totalement désintéressé (renoncement à son propre salut comme mobile d’action et d’amour) ;
4° négation du temps, absence du passé et du futur dans l’image du monde, ou même refus de reconnaître au temps une réalité autre qu’illusoire, subjective ou phénoménale;
5° reconnaissance de l’antagonisme existant entre l’individualité (et surtout l’emploi de sa volonté propre) et la perfection;
6° reconnaissance de l’antagonisme entre créature et créateur, considérés l’un et l’autre comme objets d’un rapport moral (antagonisme qui peut être résolu dans l’unité finale).
Pierre Poiret a écrit un ouvrage consacré à la définition générale du mysticisme examiné à travers les textes, et non pas à l’aide de son expérience propre. Cet auteur qui, par son activité d’écrivain et d’éditeur, fait en quelque sorte la synthèse de l’ensemble de la pensée mystique des XVIe et XVIIe siècles, caractérise par les traits suivants ce qui est commun aux auteurs qu’il tient pour mystiques (Tauler, Ruysbroeck, Harphius, saint Jean de la Croix, Gelenius, sainte Thérèse d’Avila, sainte Gertrude, sainte Catherine de Sienne, Louis de Blois, Angele de Foligno, saint François d’Assise, Henri Suso, Benoît de Canfeld, Jacob Boehme, Hiel, Alfonso Rodriguez, Antoinette Bourignon et autres) :
L’union avec Dieu, en tant que fin pour laquelle Dieu a créé les hommes, ne peut s’accomplir que par la grâce du Saint-Esprit. La volonté propre de l’homme empêche cela et le perd, son emploi a entraîné une corruption complète de la nature humaine dont seules des opérations divines peuvent nous délivrer. L’union avec Dieu s’accomplit dans une passivité totale.
L’auteur est à la fois un mystique et un théoricien très informé du mysticisme, il possède en outre une certaine capacité de pensée analytique; sa définition généralise bien les traits de la mystique chrétienne d’orientations diverses.
Dans le cadre de la définition que nous avons adoptée, une quantité infinie de variantes est possible. Elle permet aussi bien l’identification totale de l’âme avec Dieu (ou encore une identité originelle à laquelle il faut simplement revenir) que des unions partielles. Elle admet aussi bien des doctrines panthéistes que catholiques orthodoxes. Elle admet également le mysticisme dans le contexte de diverses religions, aussi bien monothéistes à l’extrême comme l’Islam, ou sans dieu personnel comme le bouddhisme. Elle admet en outre la mystique en tant qu’état absolument passif et en tant qu’activité de l’homme; en tant que moments exceptionnels d’extase et qu’habitus constant, indépendant de tout accident physique et non lié aux moments d’obscurcissement extatique. Elle admet toute la variété des conditions qui sont considérées comme nécessaires pour que l’union mystique puisse s’accomplir. Elle admet le maintien ou l’annihilation de la personnalité humaine dans les états mystiques. Dans ce cadre, s’insèrent les diverses acceptions de l’absolu et les diverses acceptions de l’âme, ainsi que toute la diversité des doctrines religieuses au sein desquelles des courants ou des théories mystiques ont surgi. Sur la base d’une telle définition, on peut, je l’estime, examiner divers types de mysticisme, leurs controverses et leurs points de convergence.
Pour les besoins de la présente étude, cette définition pourrait d’ailleurs être moins vaste et de contenu plus riche. En effet, ce qui nous intéresse, ce sont les courants mystiques surgis génétiquement au sein de la culture chrétienne, dans des limites de temps et de lieu définies.