Zerbolt rédigea ses textes en latin. Dans la maison commune, la Heer-Florenshuis, cette langue était utilisée par les Frères dans leurs écrits comme dans leurs conversations. Si l’un d’eux se trompait et parlait la langue du peuple, il devait se mettre à genoux et baiser le sol1. Le choix du latin comme langue véhiculaire donne à penser qu’ils se considéraient comme des clercs et adoptaient les coutumes de cet état. Cela correspond à la teneur de deux actes de 1396 où est établie leur forme de vie: dans la Heer-Florenshuis vivront quatre prêtres, huit clercs et quelques non-consacrés, donc des laïcs2. Mais le mouvement recruta ses adhérents parmi les laïcs qui ne maîtrisaient pas le latin et qui recevaient leur formation spirituelle dans la langue vernaculaire. L’usage de cette langue suscita l’opposition du clergé et des accusations d’hérésie. Ce sont surtout les Sours qui furent attaquées.
Face à ces attaques, Zerbolt prend les armes. Dans son De libris teutonicalibus, il défend l’emploi par les laïcs de textes écrits dans la langue du peuple et la prédication dans cette langue3. Son introduction annonce qu’il traitera de deux sujets: en premier lieu, de la légitimité de la lecture pour des laïcs de la Bible ou d’écrits religieux en langue vernaculaire, et ensuite, des livres qui ne leur conviennent pas. Dans la première partie, Gérard, appuyé sur une série de citations de la Bible et d’autorités ecclésiales, démontre que les laïcs peuvent et doivent lire dans leur langue la littérature spirituelle; sa démonstration vise avant tout ceux qui attaquaient les coutumes des Dévots. Il divise la question en deux points: ni la lecture de ces textes spirituels par des laïcs, ni leur traduction en langue vernaculaire ne sont interdites. Certes, une bulle papale a interdit quelques textes en langue vernaculaire parce que suspectés d’hérésie, mais, conclut-il, cela n’empêche donc pas la lecture de bons textes spirituels écrits dans cette langue.
Il développe ensuite son second sujet: quels livres conviennent aux laïcs? Sa réponse, s’adressant à ceux qui souhaitent lire, délaisse le ton polémique pour adopter celui de l’instruction sous forme d’une sorte de guide de lectures pour Dévots. Le texte est transmis en deux rédactions, probablement toutes deux de la main de Zerbolt. La première partie du texte est semblable dans les deux rédactions, tandis que les variantes abondent dans la seconde partie relative aux choix de lectures et font apparaître une puissante dynamique dans la réception du texte4. La première rédaction use d’un critère interne: ne conviennent pas aux laïcs des livres de lecture difficile ou qui emploient des expressions étrangères à la tradition ecclésiale. La seconde rédaction déplace la question vers les possibilités des laïcs à maîtriser des lectures difficiles. La lecture de la Bible est elle-même alors envisagée sous cet angle; les livres bibliques recommandés sont limités aux Evangiles et aux lettres du Nouveau Testament qui invitent expressément à la pratique des vertus. D’après Zerbolt, beaucoup de livres bibliques ne sont pas utiles aux laïcs, parce que trop difficiles ou obscurs dans leur formulation ou dans leur signification voilée. De ce fait, la recommandation de la première partie du texte de lire la Bible dans la langue vernaculaire est considérablement. L’apologie de la lecture de textes spirituels adressée au monde extérieur semble être ici subordonnée au besoin interne de donner une orientation aux habitudes de lecture en usage parmi les Dévots5.
Au terme de son exposé — et sans l’avoir annoncé — Zerbolt joint comme en annexe des conseils aux laïcs sur l’usage d’exercices spirituels et de livres de prières et d’offices. Leur compréhension de tels livres dépasse souvent celle d’érudits formés à la théologie. Les laïcs dévots acquièrent par leur rythme de vie spirituelle, et donc par expérience, une compréhension comme spontanée des sujets traités qu’ils pratiquent quotidiennement en priant et en menant une vie vertueuse. Le De libris teutonïcalibus sert donc un double but: outre la défense de la lecture pour les laïcs en langue vernaculaire, il leur offre une orientation pour choisir des livres qui leur conviennent. Un ‘guide de lecture’ de ce genre répondait à un réel besoin; aussi Zerbolt dans sa seconde version délimite-t-il plus fermement encore les lectures adaptées.
Le texte serait apparu, selon l’opinion solidement étayée de Staubach, aux environs de 1393. Du vivant de Gérard Grote déjà, les Sours dévotes qui vivaient dans sa maison semblent avoir été suspectées du fait de leur forme de vie. Lorsqu’en 1393, Johannes Brinckerinck devint recteur de la maison, les Sours étaient en butte aux attaques du clergé de la ville, en raison de leurs lectures de livres en moyen néerlandais (diets). Même dans la rue, on les interpellait souvent à ce propos. Brinkerinck eut pitié d’elles, et pour défendre leur façon de vivre, prêcha sur le sujet et dans ce but, emprunta un livre de la Bibliothèque de la Heer-Florenshuis, dont Zerbolt était le bibliothécaire. Le sermon fit taire durablement les opposants6. Or sur ce thème, on ne connaît d’autre texte de cette période que le De libris teutonïcalibus et il est bien probable que Brinkerinck en emprunta un exemplaire. Le texte, écrit en latin, n’a été transmis que par un seul manuscrit en cette langue. La traduction en moyen néerlandais du texte complet, ou d’une de ses parties, est connue par une dizaine de manuscrits. Cette traduction armait les Dévots laïcs contre les attaques de l’extérieur. Le texte traduit sert donc à enseigner au lecteur la discrétion et la maîtrise de soi, parfois à lui montrer ses limites intellectuelles. Parfois la traduction précède un texte important et joue à son égard le rôle d’introduction ou de justification7.
Consueuerat magister Gherardus cum suis loqui latinum, & fuit talis pena posita, quod loquens teutonicum procidens oscularetur terram (Dumbar, Analecta, p. 8), cf. van der Wansem, Het ontstaan …, p. 64. ↩
Van der Wansem, op. cit., p. 112-125. ↩
Edition du texte latin par A. Hyma, «The De libris teutonicalibus by Gérard Zerbolt of Zutphen», dans Nederlandsch archiefvoor kerkgeschiedetiis, N.S. 17 (1924), p. 42-70. La version en néerlandais est éditée par J. Deschamps, «Middelnederlandse vertalingen van Super modo vivendi (7de hoofdstuk) en De libris teutonicalibus door Gérard Zerbolt van Zutphen», dans Handelingen Koninklijke Zuidnederlandse Maatschappij voor taal- en letterkunde en geschiede-nis 14 (I960), p. 67-108 et 15 (1961), p. 175-220.((Une traduction française existe pro manuscripto, au Couvent Anglais, Brugge], Un résumé du texte De libris est donné par van Rooij, Gérard Zerbolt van Zutphen …. p. 198-211. Volker Honemann en prépare une nouvelle édition. ↩
N. Staubach, «Gerhard Zerbolt von Zutphen und die Apologie der Laienlektüre in der Devotio moderna» dans: Th. Kock, R. Schlusemann (éd.), Laienlektüre undBuchmarkt im spàten Mittelalter.; Frankfurt am Main etc. 1997, p. 233-234. ↩
…Staubach, «Gerhard Zerbolt von Zutphen…», p. 247, 264-265. ↩
Pour la datation et les événements, voir Staubach, «Gerhard Zerbolt von Zutphen…», p. 260-261, 270 et 278. ↩
Sur la fonction de la traduction, voir Staubach, «Gerhard Zerbolt von Zutphen…», p. 287-288. ↩