ME trouvant, il y a quelques années, devant le Saint-Sacrement, j’entendis un vieux petit frère convers qui faisait sa prière. Comme il était devenu un peu dur d’oreille, et qu’il ignorait sans doute ma présence, il parlait tout haut. Ce n’était vraiment pas compliqué : à chaque souffle il disait : « Jésus » ! avec un certain accent plaintif qui évoquait assez bien les « gémissements inénarrables » de l’Esprit.
Ainsi donc ce frère, qui avait passé toute sa vie à la cuisine et ne lisait certainement point la Philocalie, appliquait fort bien ce qu’on appelle traditionnellement la « prière du cœur » ou « prière de Jésus », c’est-à-dire l’invocation du « seul nom qui soit sauveur ici-bas » (Actes, iv, 12), inlassablement répétée selon un rythme donné par la respiration. Il avait au surplus simplifié à l’extrême la formule, puisque le « Seigneur Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur » (amalgame de Matthieu, ix, 12 et de Luc, xviii, 13) s’était réduit au nom de Jésus qui résume tout.
Or cette méthode de prière est devenue à la mode. Cela nous a valu, pour commencer, deux ouvrages excellents, qui donnent les instruments nécessaires à sa diffusion. D’abord une petite histoire de cette Prière de Jésus par un moine de l’Eglise d’Orient (Ed. de Chevetogne, 1951) ; puis, tout récemment, une anthologie puisée dans la Philocalie du xvme siècle, mais bien sélectionnée et munie de notices brèves et excellentes sur chacun des grands noms du monachisme oriental qui étaient restés à peu près inconnus en Occident : Evagre le Pontique, Diadoque de Photicé, Barsanuphe, Isaac de Ninive, saint Jean Climaque, Hésychius de Batos, Maxime le Confesseur, Siméon le nouveau théologien, Nicéphore le solitaire, Grégoire de Sinaïte, Grégoire Palamas, etc.1.
Mais cette mode, dont il convient de se féliciter, n’est probablement pas tout à fait pure, comme le note Dom Olivier Rousseau : « Un engouement exagéré pour les formes corporelles qui ont accompagné cette prière (c’est-à-dire la technique respiratoire) pourrait cependant dénoter chez certains une prédisposition à une « mystique frelatée ». Et la présentation de la Philocalie par Jean Gouillard risque d’encourager une telle déviation, dans la mesure où il rapproche ces techniques de celles en honneur chez certains souris. De là à faire de la prière du cœur une sorte de yoga chrétien, c’est-à-dire une prière fondée sur certaines pratiques physiologiques, plus ou moins semblables à celles des ascètes hindous le passage est facile. Jean Gouillard, heureusement, reste fort discret sur ce point. Mais tous ses lecteurs le seront-ils autant que lui ?
Il serait dommage, pourtant, qu’un aspect aussi secondaire retienne l’attention au point de faire perdre de vue l’essentiel. Car la technique respiratoire est tout à fait accessoire, dans cette prière du cœur, et c’est l’invocation du Nom de Jésus qui seule compte. Il suffit, pour s’en convaincre, de noter que cette technique ne s’affirme expressément qu’au milieu du xiiie siècle, avec le pseudo-Siméon (Philocalie, pp. 203-204) et surtout Grégoire le Sinaïte (Philocalie, pp. 248-249). Elle est alors liée à une conception physiologique déterminée sur les rapports du cœur et de la respiration, assez différente — faut-il le souligner ? — des vues scientifiques actuelles.
Or la prière de Jésus est traditionnelle dans le monde oriental, depuis les origines du monachisme. Mais, autant les écrits font mention de l’invocation répétée du nom de Jésus, autant ils sont muets sur cette méthode respiratoire. Seul, ou à peu près, le cycle copte attribué à Macaire (IVe siècle) précise qu’il « n’est pas facile de dire à chaque respiration : Notre Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi… » (Philocalie, p. 68).
Restreinte à cette pratique élémentaire, du reste, la technique devient tout à fait normale. Il est bien évident, en effet, que la prière requiert un certain calme, du corps autant que de l’esprit, et que le rythme doit être introduit dans la prière, un rythme naturel, donc basé sur le battement du cœur ou la respiration. Ceci n’est même pas propre à la mystique ! La poésie orale se conforme, elle aussi, à cette loi de la nature, Claudel en a eu l’intuition2. On est d’autre part en train de la redécouvrir pour la prière liturgique ; car certaines traductions du psautier sont plus claires, sans doute, mais, à la lettre illisibles, et l’on sait que la traduction, actuellement en cours, du R. P. Gélineau, tiendra compte, au contraire, de ces principes de rythmique élémentaire. Il serait simple, encore, de montrer comment les oraisons anciennes de la liturgie sont faciles à lire et à prier parce que bien rythmées ; alors que, au cours des époques plus récentes, on a voulu bourrer dans les textes, le plus de théologie possible, au mépris de tout conditionnement physiologique, ce qui les rend fort indigestes. L’oraison individuelle n’échappe pas davantage à ces lois, et, en un temps aussi préoccupé d’une méthode discursive et rationnelle de prière que l’âge classique, saint Ignace lui-même conseille de prier « comme en mesure », « d’une respiration à l’autre »3.
Il n’y a donc rien d’étonnant que le disciple inconnu de Macaire précise qu’il faut invoquer le Seigneur Jésus « à chaque respiration ». Autre chose, par contre, les longues et minutieuses précisions du pseudo-Siméon ou de Grégoire le Sinaïte, qui sont le fait d’une école, et donnent lieu, de leur temps, à des controverses terribles.
La tradition monastique, au contraire, reste généralement très libre vis-à-vis des attitudes corporelles : « notre prière — dit un texte encore attribué à Macaire, mais on ne prête qu’aux riches — notre prière ne doit commencer par aucune convention ni habitude : attitude corporelle, silence, génuflexion. Nous devons veiller avec une attentive sobriété à notre esprit, attendant le moment où Dieu se présentera, visitera l’âme par toutes ses issues, ses sentiers et ses sens. Il ne faut se taire, crier et prier avec des clameurs, que lorsque l’esprit s’est solidement attaché à Dieu. L’âme doit tout entière se dépouiller pour la supplication et l’amour du Christ, sans distraction ni divagation de pensées » (Philocalie, p. 63).
La technique respiratoire n’est donc pas première ; elle ne semble pas davantage primordiale à en croire un fragment d’Elie l’Ecdicos : « L’œuvre spirituelle (pneumatique) n’a pas besoin pour subsister de l’œuvre du corps. Bienheureux celui qui a donné la préférence à l’œuvre immatérielle sur l’œuvre matérielle. Il a comblé ainsi l’absence de la seconde en vivant la vie secrète de la prière, secrète mais connue de Dieu » (ibid., p. 163).
On aurait donc tort de s’hypnotiser sur des rapprochements — réels sans doute, mais accessoires — entre cette méthode respiratoire et celle du soufisme et du yoga, au point d’ignorer ce qu’il y a d’évidemment et d’originellement spécifique du christianisme dans cette prière4.
D’où vient-elle, en effet ? L’ensemble des textes, non seulement de la Philocalie, mais de toute la tradition primitive, ne laisse subsister aucun doute. On ne trouve pas seulement dans ces textes, une conception de la vie spirituelle comme un combat nécessaire avec le démon, dont il n’est possible de se garder que par une purification continuelle de la volonté, par un rejet de toutes les sources de dispersion. C’est ce que les Pères nomment indifféremment « sobriété, garde du cœur ou repos de l’esprit » (cf. Nicéphore le solitaire, Philocalie, p. 201).
Toute cette ascèse, à la rigueur, pourrait paraître.d’un type assez universel, et comparable, par exemple, à la sagesse bouddhique ou brahmanique, « mais la purification elle-même du cœur n’a d’autre auteur que Jésus-Christ, Fils de Dieu et Dieu lui-même » (Hésychius de Batos, Philocalie, p. 137). Elle est donc d’origine surnaturelle, et proprement chrétienne, comme la prière elle-même qui demande inlassablement à Jésus de nous sauver.
La source unique de la prière de Jésus, c’est le Nouveau Testament et, plus précisément, ces trois assertions : 1) il faut prier sans cesse ; 2) l’invocation du Nom (de Dieu dans l’Ancien Testament, de Jésus dans le texte précité”des Actes) est salvatrice; 3) on ne peut dire « Seigneur Jésus sinon sous la motion de l’Esprit-Saint » (I Cor., xii, 3), ce qui est évidemment l’authentification la plus décisive qu’un chrétien puisse concevoir d’une prière.
Elle rend d’ailleurs un son qui ne trompe pas, car elle est humble (cf. Hésychius de Batos, Philocalie, p. 128, n° 16). Si l’on n’en garde que l’essentielle invocation de « Seigneur Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur »5, répétée selon un rythme respiratoire simple, elle est vraiment excellente et ne risque de tomber ni dans l’excès d’une réaction contre toute prière plus intellectuelle6, ni dans l’exclusivisme qui en ferait la seule prière valable. La tradition, dans son ensemble, évite les deux écueils, et l’on voit, par exemple, Théolepte de Philadelphie conseiller de prendre un livre et de méditer, si l’on sent que l’attention se fatigue de la simple prière du cœur (Philocalie, p. 232). De même, Grégoire le Sinaïte, en ce cas, admet le chant des psaumes (Philocalie, p. 253). On a tout lieu d’espérer que les chrétiens de notre temps, qui redécouvrent cette prière du cœur, en même temps que le sens liturgique, sauront se garder, eux aussi, d’un engouement excessif, et que la simplicité même de cette prière, son usage pour ainsi dire indéfini, possible partout et en toutes circonstances, les aideront à retrouver ce souci d’une prière continuelle, qui est si manifeste et si beau dans le christianisme primitif, dans la liturgie7, et d’abord chez saint Paul8. N’est-ce point d’ailleurs le Christ qui nous l’a commandé « oportet semper orare — il faut toujours prier » (Luc, xviii, 1).
Petite Philocalie de la prière du cœur, coll. Documents Spirituels, Ed. des Cahiers du Sud. La traduction, comme la présentation, est de Jean Gouillard, et cette traduction est bonne, à ce que nous pouvons juger d’après les fragments que nous avons contrôlés sur le texte de la P. G. (la Philocalie sera citée Philocalie). Il faudrait encore, pour compléter, cette bibliographie élémentaire, citer Les Récits d’un pèlerin russe (l’édition la plus récente en a été donnée en 1945 par les Cahiers du Rhône). ↩
Proposition sur le vers français, dans Positions et propositions, tome I. ↩
Cf. Prière de Jésus, par un moine d’Orient, pp. 101-103. ↩
P. L. Landsberg a fort bien montré cette erreur de méthode, fréquente dans les études de religions comparées. Qu’il nous soit permis de le citer ici : « S’il n’y a certainement pas de mystique chrétien en dehors de la foi commune, il n’y a peut-être non plus de saint tout à fait dépourvu d’expérience mystique. La mystique chrétienne est avant tout une forme de la vie chrétienne et non pas une des formes du « genre mystique » — catégorie où l’on pourrait classer les enthousiasmes et les fanatismes les plus différents. Le déisme et le panthéisme ont ici commis d’énormes bévues en identifiant les formes de la vie religieuse à n’importe quoi de chaud, de sympathique et d’élémentaire dans la vie sentimentale des hommes. S’il y a des phénomènes mystiques dans les différentes religions révélées, c’est-à-dire des expériences du contenu de leurs révélations, l’analogie qui existe entre ces phénomènes est plutôt une analogie de la forme et de l’expression qu’une analogie de l’esprit. Et cette différence entre la forme et son contenu spirituel devient décisive là où il s’agit de l’ineffable. L’affreux pêle-mêle que l’on a fait si souvent avec Plotin, Maître Eckhart, Bouddha, et sainte Thérèse, provient exclusivement du manque de clarté et de l’absence presque complète du sens des réalités spirituelles chez de nombreux écrivains modernes (Essai sur l’expérience de la mort, pp. 99-100). ↩
En réalité, pour bien rendre le grec, il faudrait dire non « aie pitié de moi », mais plutôt « sois-moi propice », cf. La Prière de Jésus, p. 67). ↩
Le « cœur », dans la tradition monastique, ne s’oppose point à la raison. Cf. Isaac de Ninive : « Il y a entre la pureté de l’intelligence et la pureté du cœur la même différence qu’entre un membre particulier du corps et le corps dans son ensemble. Le cœur est l’organe central des sens intérieurs, le sens des sens, parce qu’il est la racine » (Philocalie, p. 101). De sorte que la prière du cœur, la prière pure, harmonise les trois « intellect et raison, raison et sens » (Elie l’Ecdicos, ibid, p. 169). On pourrait comparer cette tradition orientale à l’occidentale, en lisant les textes de saint Grégoire le Grand et de Jean de la Croix groupés par Dom Georges Lefebvre sous le titre : Prière pure et pureté du cœur, Ed. Desclée de Brouwer, 1954. C’est bien la même pensée. ↩
Un exercice particulièrement simple et fructueux, à conseiller à qui désirerait s’instruire sur ce point : faire le relevé de toutes oraisons du missel où revient le mot « semper ». ↩
Cf. par exemple : Eph., vi, 18 ; Col., I, 3, 9 ; I Thes., II, 10 et V, 17; II Thes., I, 11 et passim. ↩