La seconde croisade n’était pas encore commencée, lorsqu’en 1145 vint à Rome l’évêque de Gabula (en Syrie) à la tête d’une petite ambassade. Il était chargé de jeter les bases d’une entente militaire, indépendante des Croisades afin de lutter contre l’envahissement des Sarrazins. L’esprit de cette demande était nouveau dans une époque où l’on ne concevait la guerre que dans un esprit religieux. Dans son pays il avait souvent rencontré un prélat de haute naissance qu’il fut content de retrouver au Vatican : Otto von Freisingen. Son érudition rendait la conversation fort agréable, et c’est au cours de l’une d’elles qu’il lui conta une étrange histoire.
D’après ce qu’il avait entendu dire par des « envoyés » revenus des rivages de la mer Caspienne, il existait en Asie centrale un Roi, qui, trois ans auparavant avait, dans une sanglante bataille, vaincu les Perses et les Mèdes, et dans ces régions on le connaissait sous le nom de « Prêtre-Jean ».
Information incontrôlée et incontrôlable, qu’en chroniqueur consciencieux Otto von Freisingen nota dans ses tablettes et communiqua au Pape.
L’évêque syrien repartit bredouille pour sa Syrie natale et tout en resta là.
Le religieux allemand pensa que ce roi et prêtre n’était peut-être, après tout, qu’une invention de son collègue, la rouerie levantine pouvant avoir inventé de toutes pièces ce monarque, pour faire comprendre d’une façon détournée qu’il y avait sur terre d’autres portes où l’on pouvait frapper lorsque les Occidentaux se dérobaient. Les ambassades qui se succédèrent ne parlèrent plus de ce roi, le Pape ne sembla pas s’y intéresser et personne ne songea à obtenir plus de renseignements sur ce vainqueur oriental.
Il faut dire qu’en Europe, des sujets plus importants occupaient les esprits. Si les échanges intellectuels et commerciaux étaient prospères, par contre la situation militaire était critique, et les difficultés financières présentaient malgré les dons en argent venus de toutes parts, des problèmes insolubles.
Si la première levée en masse s’était faite aux frais des seigneurs, les expéditions suivantes avaient dû être financées en partie par le clergé. Lever un corps expéditionnaire de Croisés n’était pas toujours facile et demandait beaucoup d’argent. Il se pouvait quelque fois qu’une expédition n’arrivât pas en Terre Sainte, elle s’arrêtait en cours de route et combattait de gré ou de force pour une antre cause. Ainsi, une troupe toute armée, fut par la cause d’une tempête, rejetée sur les côtes d’Espagne où elle combattit contre les Maures pour délivrer Lisbonne. Après la victoire et le sacre d’Alphonse d’Aragon, les Croisés oublièrent l’Orient, et sans courir beaucoup de risques, ils fondèrent un royaume qui jeta plus d’éclat et dura plus longtemps que celui de Jérusalem.
Les générations en se succédant oublient les causes qui ont fait agir leurs devancières, même si le but à atteindre reste le même. En France, après avoir traité l’abbé de Clairveaux comme le plus grand homme de son époque, on l’accusa bientôt d’avoir envoyé les Chrétiens mourir en Orient « comme si l’Europe avait manqué de sépulcres ». Celui-ci, à son tour répondait à ces calomnies, en accusant les mauvais Chrétiens d’être la cause des désastres, oubliant qu’il avait lui-même engagé les voleurs, les brigands et les femmes de mauvaise vie à partir pour les Croisades, seule façon selon lui, d’obtenir le pardon de leurs fautes !
Au reste, les raisons que donnait saint Bernard étaient appuyées sur les croyances du temps, dans la persuasion où l’on était qu’une guerre contre les Musulmans ne pouvait être qu’agréable à Dieu ! C’est ainsi que chaque siècle a des pensées et des opinions dominantes, d’après lesquelles les hommes se laissent facilement persuader, et quand ces opinions viennent à être remplacées par d’autres, les raisonnements dont elles étaient la force et l’appui ne persuadent plus personne, et ne servent qu’à montrer les faiblesses de l’esprit humain.
Si l’on déplorait les maux présents, l’avenir en tenait en réserve de plus grands encore.
L’histoire racontée par l’évêque de Gabula à Otto von Freisingen avait fait long feu, elle était loin des esprits surtout de celui d’Alexandre III, qui se trouvait à ce moment sur le trône pontifical, lorsqu’en 1177, il reçut une lettre signée d’un roi de Tartarie, du nom de « Prêtre-Jean ».
Cette lettre, la première et la seule de ce roi, sera le point de départ d’une aventure historique extraordinaire, d’une énigme jamais déchiffrée.
Son auteur qui se disait « Roi tout-puissant sur tous les rois du monde » s’adressait au Pape et aux rois de l’Europe.
Durant deux siècles elle occupa les esprits et eut des répercussions politiques, économiques, géographiques et religieuses. Et quoique nous puissions penser en ce XXe siècle, elle fut l’objet d’une publicité à l’échelle européenne.
Mais depuis 1177 certains historiens sont venus nous dire que cette lettre n’existe pas, que ce n’est qu’un faux, d’autres nous disent qu’elle n’est qu’une copie. Mais fausse ou non, nous avons la preuve que de nombreuses copies ont été faites de cette missive royale.
Qui, au Moyen Age, aurait pensé à envoyer un faux à un Pape et à un roi de France ? Pour quelle raison ? Faux ou non, elle fut adressée au Roi de France et à l’Empereur de Rome. Là commence un point obscur, qui pouvait être dans l’esprit de l’expéditeur, l’Empereur de Rome, était-ce le Pape ou l’Empereur Frédéric Barberousse qui se disait encore empereur d’Allemagne et d’Italie. De toute façon, elle parvint dans les mains du Pape.
Nous ne savons pas quelles furent les réactions du Souverain Pontife à la lecture de ce monument d’incohérence, car dans un style emphatique et prétentieux, ce Roi, inconnu jusqu’alors, se révélait aux rois en activité, en parlant de sa puissance et de sa richesse, de la faune et de la flore de son sol, de ses sujets les plus variés, allant des pygmées aux géants, dotés de formes et de dons les plus extraordinaires. De plus, ce roi qui ne péchait pas par excès de modestie se déclarait : « Roi tout-puissant sur tous les rois du monde ».
A cette lettre aberrante, le Pape répondit. Il dépêcha pour ce faire son médecin particulier Maître-Philippe, nanti d’une petite escorte.
Depuis 1145, moment où pour la première fois le nom de Prêtre-Jean fut noté dans les archives vaticanes, Otto von Freisingen avait fait de nombreux voyages en Syrie accompagnant Frédéric Barberousse. En profita-t-il pour se renseigner plus posément sur ce monarque, ou bien s’en désintéressa-t-il, nul ne le sait, car dans aucune de ses notes de voyage il n’en parle.
Puisque depuis 1145 ce Roi n’était pas mort, on allait pouvoir le connaître. Etant prêtre, il était chrétien, sa fortune et sa puissance pouvait peut-être être mise au service d’une noble cause, en l’occurrence celle des Croisades. Hélas, Maître-Philippe ne parvint pas en Tartarie, si son départ fut certain, son retour le fut moins, car jamais on ne sut ce qui lui advint une fois débarqué en Syrie. Certaines sources le donnent comme mort, d’autres disent qu’il cessa là son voyage et revint à Rome incognito. Quoique qu’il en soit, le silence le plus complet se fit sur lui, et les dernières recherches entreprises n’ont pas donné d’autres résultats.
Nous voici donc devant une lettre dont nous avons de nombreuses copies de la traduction sans l’original et un voyage inachevé resté sans résultat. Maître-Philippe ne se doutait pas des remous qu’entraîneraient sa défection, si défection il y eut, il n’imagina pas le nombre de missions, ambassades, recherches particulières, qui durant deux siècles essayeront d’identifier et de localiser ce roi descendant des Rois Mages.
Pourtant, ce médecin ami d’un Pape avait déjà été choisi pour accomplir différentes missions, aussi bien en Europe qu’en Syrie, il avait donc l’habitude des déplacements. Mais ce qu’il devait entreprendre cette fois-ci représentait une véritable aventure pour un homme de sa condition, habitué au confort des villes et dont la principale activité devait être la pratique de son art et la fréquentation des beaux esprits. Cependant il paraît improbable que le Pape ait fait une erreur de jugement en le choisissant, mais alors pourquoi les premiers missionnaires n’ont-ils jamais recherché les raisons qui le forcèrent à abandonner son voyage vers la Tartarie ?
Ce voyage, bien que difficultueux, n’était pas infaisable. Depuis des siècles, cette immense Asie, fermée par de redoutables chaînes de montagnes et de vastes plaines était sillonnée d’un réseau de routes et de pistes s’étendant des confins de la Chine aux rivages méditerranéens. C’était depuis toujours dans cette région du globe, un va-et-vient continuel de marchands, de conquérants, d’aventuriers et de religieux. Le service des communications était organisé et bien assuré par les caravaniers qui tenaient compte de la topographie, des saisons, des étapes étaient prévues pour le repos des hommes et des bêtes, des caravansérails se dresasient le long des routes. Les caravaniers étaient aguerris aux divers climats, bien armés et savaient se défendre en cas d’attaque par les pillards. Rien n’était laissé au hasard. Cependant, malgré cette fréquentation intensive des routes et des agglomérations qu’elles traversaient, les divers états et royaumes étaient mal connus des Européens, pour la simple raison que les marchands formant la clientèle la plus nombreuse et la plus fréquente, ne tenaient pas à dévoiler les conditions géographiques et économiques de ces régions qu’ils considéraient comme un monopole leur appartenant.
Le Moyen Age n’imaginait pas l’Asie comme un continent où la nature a établi et façonné son sol de telle manière, que l’énorme massif montagneux qui s’y trouve, ressemble à une pieuvre qui enverrait ses tentacules de tous les côtés, formant ainsi des séparations dans lesquelles se placent les différents secteurs qu’il divisent en cinq parties, permettant de ce fait la diversité des moeurs, et favorisant les courants de l’histoire. Pour les gens de cette époque, il y avait la Grande, la Moyenne et la Petite Inde, dénomination simple et imprécise, significative de l’emprise et du souvenir encore vivant du passage d’Alexandre-le-Grand et de ses légions dans ces régions, puisque de l’Egypte à l’Indus, pour eux, tous ces pays furent l’Inde !
Les cartes géographiques médiévales ne donnent, ni la configuration du globe ni l’étendue des pays, aucun empire n’est délimité. Elles se bornent à indiquer par des annotations vagues ce qui frappait le plus les voyageurs : curiosités, animaux, vêture des gens, si les quatre points cardinaux n’étaient pas marqués, par contre Jérusalem représentait toujours le centre du monde. Même le célèbre géographe Edirsi, si il plaçait à peu près correctement la Mer Rouge, délirait complètement en dépassant le Golfe Persique.
C’est dans ces conditions, que muni de mauvaises cartes et de la bénédiction papale, Maître-Philippe se mit en route pour aller se présenter, au nom du Pape, devant un roi inconnu, puissant et riche.
Qu’il fut nestorien peu lui importait.
Les connaissances humaines sont dosées, il remplaçait sa méconnaissance de la géographie par celle du Nestorianisme, il aurait été très étonné que les hommes du XVIIe siècle plus instruits que lui sur la configuration du globe, eussent oublié jusqu’au nom du nestorianisme.