vertus (Eckhart)

Le Père ayant dit cela, qu’est-ce donc que Jésus dit dans l’âme ? Comme je l’ai dit : Le Père dit la Parole et dit dans la Parole et non autrement, et Jésus dit dans l’âme. Le mode de son dire, c’est qu’il se révèle soi-même et tout ce que le Père a dit dans lui, selon le mode où l’esprit est réceptif. Il révèle la seigneurie paternelle dans l’esprit dans une puissance égale sans mesure. Quand l’esprit reçoit cette puissance dans le Fils et par le Fils, il devient puissant dans toute sorte de progrès, en sorte qu’il devient égal et puissant dans toutes vertus et dans toute limpidité parfaite, de telle manière que félicité ni souffrance ni rien de ce que Dieu a créé dans le temps ne peut troubler cet homme, qu’il ne demeure puissamment en cela comme dans une force divine en regard de laquelle toutes choses sont petites et sans pouvoir. Sermon 1

Un maître dit : L’âme est donnée au corps pour qu’elle se trouve purifiée. L’âme, lorsqu’elle est séparée du corps, n’a ni intellect ni volonté : elle est un, elle ne pourrait disposer de cette puissance par quoi elle pourrait se tourner vers Dieu ; elle l’a certes en son fond, comme dans ses racines et non pas dans l’oeuvre. L’âme se trouve purifiée dans le corps pour qu’elle rassemble ce qui est dispersé et porté vers l’extérieur. Ce que les cinq sens portent vers l’extérieur, que cela revienne à nouveau dans l’âme, elle possède alors une puissance où tout cela devient un. En second lieu, elle se trouve purifiée dans l’exercice des vertus, c’est-à-dire lorsque l’âme s’élève vers une vie qui est unifiée. En cela réside la limpidité de l’âme qu’elle est purifiée d’une vie qui est partagée, et entre dans une vie qui est unifiée. Tout ce qui est partagé dans les choses inférieures, cela se trouve unifié lorsque l’âme s’élève vers une vie où il n’est pas d’opposition. Lorsque l’âme parvient à la lumière de l’intellect, alors elle ne sait rien de l’opposition. Ce qui déchoit de cette lumière, cela tombe dans la mortalité et meurt. En troisième lieu, la limpidité de l’âme est qu’elle n’est inclinée à rien. Ce qui est inclinée à quelque chose d’autre, cela meurt et ne peut subsister. Sermon 8

Or l’homme est tout à fait comme il faut qui vit dans les vertus, car j’ai dit il y a huit jours que les vertus sont dans le coeur de Dieu. Qui vit dans la vertu et opère dans la vertu, il est tout à fait comme il faut. Qui ne recherche pas ce qui est sien en aucune chose, ni en Dieu ni en créatures, celui-là demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Pour cet homme c’est joie que de laisser et de mépriser toutes choses, et c’est joie que d’accomplir toutes choses jusqu’à leur plus haut point. Saint Jean dit : « Dieu est charité », « Dieu est l’amour », et l’amour est Dieu, « et qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui ». Celui qui là demeure en Dieu, il a bon gîte et est un héritier de Dieu, et celui en qui Dieu habite, il a de dignes compagnons près de lui. Or un maître dit qu’à l’âme se trouve donné de par Dieu un don par quoi l’âme se trouve mue aux choses intérieures. Un maître dit que l’âme se trouve touchée sans intermédiaire par le Saint Esprit, car dans l’amour où Dieu s’aime soi-même, dans cet amour il m’aime, et l’âme aime Dieu dans le même amour où il s’aime soi-même, et cet amour dans lequel Dieu aime l’âme ne serait-il pas que l’Esprit Saint ne serait pas. C’est une ardeur et un épanouissement du Saint Esprit où l’âme aime Dieu. Sermon 10

Tu dois être constant et ferme, c’est-à-dire : tu dois te tenir égal dans amour et souffrance, dans fortune et infortune, et dois avoir en toi la noblesse de toutes les pierres précieuses, c’est-à-dire que toutes le vertus soient enfermées en toi et fluent essentiellement de toi. Tu dois traverser et surpasser toutes les vertus, et dois prendre la vertu dans le fond, là où elle est un avec la nature divine. Et pour autant que tu es plus uni à la nature divine que ne l’est l’ange, dans cette mesure il lui faut recevoir par toi. Pour que nous devenions Un, qu’à cela Dieu nous aide. Amen. Sermon 16 b

Or il dit : « Notre Seigneur alla à la ville de Naïm. » Naïm veut dire fils de colombe et signifie simplicité. L’âme ne doit jamais trouver son repos dans sa puissance opératoire, à moins qu’elle ne deviennent tout un avec Dieu. Cela veut dire aussi un flux d’eau, et signifie que l’homme doit être inébranlable quant aux péchés et quant aux défauts. « Les disciples », c’est-à-dire lumière divine, cela doit fluer en un flux dans l’âme. « La grande foule », ce sont les vertus, dont j’ai récemment parlé. Il faut que l’âme, avec désir brûlant, monte et surpasse de beaucoup la dignité des anges dans les grandes vertus. Ainsi parvient-on sous « la porte », par où on emportait le mort, le jeune homme, fils d’une veuve. Notre Seigneur s’approcha et toucha ce sur quoi gisait le mort. Comment il s’approcha et comment il toucha, cela je le laisse de côté, plutôt : ( je parle de ) ce qu’il dit « Lève-toi, jeune homme ! » Sermon 18

Or il dit : « Que vous vous aimiez les uns les autres. » Ah, ce serait une vie noble, ce serait une vie bienheureuse ! Ne serait-ce pas une vie noble que tout un chacun soit tourné vers la paix de son prochain comme vers sa propre paix, et que son amour soit si nu et si limpide et si détaché en lui-même qu’il ne vise rien que bonté et Dieu ? Qui demanderait à un homme bon : « Pourquoi aimes-tu bonté ? » – « A cause de la bonté » ; « Pourquoi aimes-tu Dieu ? » – « A cause de Dieu ». Et ton amour est-il si limpide, si détaché, si nu en lui-même que tu n’aimes rien d’autre que bonté et Dieu, alors c’est là une vérité certaine que toutes les vertus que tous les hommes ont jamais pratiquées sont tiennes aussi parfaitement que si tu les avais toi-même pratiquées, et plus limpidement et mieux ; car, que le pape soit pape, cela lui procure souvent de grands travaux ; la vertu, tu l’as de façon plus limpide et plus détachée et avec repos, et elle est plus tienne que sienne, s’il se trouve que ton amour est si limpide, si nu en lui-même que tu ne vises ni n’aimes rien d’autre que bonté et Dieu. Sermon 27

Tous les commandements de Dieu viennent d’amour et de la bonté de sa nature ; car s’ils ne venaient pas d’amour, ils ne pourraient être alors commandements de Dieu ; car le commandement de Dieu est la bonté de sa nature, et sa nature est sa bonté dans son commandement. Qui maintenant habite dans la bonté de sa nature, celui-là habite dans l’amour de Dieu, et l’amour n’a pas de pourquoi. Aurais-je un ami et l’aimerais-je pour la raison que me viendrait de lui du bien et toute ma volonté, je n’aimerais pas mon ami, mais moi-même. Je dois aimer mon ami pour sa bonté propre et pour sa vertu propre et pour tout ce qu’il est en lui-même : c’est alors que j’aime mon ami comme il faut, lorsque je l’aime ainsi qu’il est dit ci-dessus. Ainsi en est-il de l’homme qui se tient dans l’amour de Dieu, qui ne cherche pas ce qui est sien en Dieu ni en lui-même ni en aucune chose, et qui aime Dieu seulement pour sa bonté propre et pour la bonté de sa nature et pour tout ce qu’il est en lui-même, et c’est là amour juste. Amour de la vertu est une fleur et un ornement et une mère de toute vertu et de toute perfection et de toute béatitude, car il est Dieu, car Dieu est fruit de la vertu, Dieu féconde toutes les vertus et est un fruit de la vertu, et le fruit demeure à l’homme. L’homme qui opérerait en vue d’un fruit et que ce fruit lui demeure, ce lui serait fort agréable ; et s’il y avait un homme qui possédât une vigne ou un champ et les confiât à son serviteur pour qu’il les travaille et pour que le fruit lui demeure, et s’il lui donnait aussi tout ce qui est requis pour cela, ce lui serait fort agréable que le fruit lui demeure sans dépense de sa part. Ainsi est-il fort agréable à l’homme qui habite dans le fruit de la vertu, car celui-là n’a aucune contrariété ni aucun trouble, car il a laissé soi-même et toutes choses. Sermon 28