vérité (Eckhart)

Or donc, prêtez attention maintenant ! Qui étaient les gens qui là achetaient et vendaient, et qui sont-ils encore ? Maintenant prêtez-moi grande attention ! Je ne veux pour ce coup prêcher maintenant qu’à propos de gens de bien. Néanmoins je veux montrer pour cette fois qui étaient là et qui sont encore les marchands qui achetaient et vendaient et le font encore, eux que Notre Seigneur chassa et jeta dehors. En cela il le fait encore à tous ceux qui là achètent et vendent dans ce temple : il n’en veut laisser un seul au-dedans. Voyez, ce sont tous des marchands ceux qui se préservent de péchés grossiers et seraient volontiers de gens de bien et font leurs bonnes oeuvres pour honorer Dieu, comme de jeûner, veiller, prier, et quoi que ce soit, toutes sortes d’oeuvres bonnes, et ils les font cependant pour que Notre Seigneur leur donne quelque chose en retour, ou pour que Dieu leur fasse en retour quelque chose qui leur soit agréable : ce sont tous des marchands. Il faut l’entendre en ce sens grossier, car ils veulent donner une chose pour l’autre, et veulent ainsi commercer avec Notre Seigneur. En ce commerce ils sont trompés. Car tout ce qu’ils ont et tout ce qu’ils sont en mesure d’opérer, donneraient-ils pour Dieu tout ce qu’ils ont et se livreraient-ils pleinement pour Dieu, pour autant Dieu ne serait en rien de rien tenu envers eux de donner ou de faire, à moins qu’il ne veuille le faire gratuitement de bon gré. Car ce qu’ils sont ils le sont de par Dieu et ce qu’ils ont ils l’ont de par Dieu, et non par eux-mêmes. C’est pourquoi Dieu n’est en rien de rien tenu par leurs oeuvres et leurs dons, à moins que de bon gré il ne veuille le faire de par sa grâce et non en raison de leurs oeuvres ni en raison de leur don, car ils ne donnent rien qui soit leur et n’opèrent pas non plus à partir d’eux-même, ainsi que dit Christ lui-même : « Sans moi vous ne pouvez rien faire. » Ce sont des fous fieffés ceux qui veulent ainsi commercer avec Notre Seigneur ; ils ne connaissent de la vérité que peu de chose ou rien. C’est pourquoi Notre Seigneur les chassa hors du temple et les jeta dehors. Il ne se peut que demeure ensemble la lumière et les ténèbres. Dieu est la vérité et une lumière dans soi-même. Lors donc que Dieu vient dans ce temple, il rejette au-dehors l’ignorance, c’est-à-dire les ténèbres, et se révèle soi-même avec lumière et avec vérité. Alors les marchands sont partis lorsque la vérité se trouve connue et la vérité n’a nulle envie de mercantilisme. Dieu ne cherche pas ce qui est sien ; dans toutes ses oeuvres il est dépris et libre et les opère par juste amour. Ainsi aussi fait cet homme qui est uni à Dieu ; il se tient lui aussi dépris et libre dans toutes ses oeuvres, et les opère seulement pour honorer Dieu, et ne recherche pas ce qui est sien, et Dieu l’opère en lui. Sermon 1

J’ai dit en outre que Notre Seigneur dit aux gens qui là avaient des tourterelles à vendre : « Débarrassez-moi ça, enlevez-moi ça ! » Les gens, il ne les jeta pas dehors ni ne les réprimanda fortement ; mais il dit avec grande bonté : « Débarrassez-moi ça ! », comme s’il voulait dire : Ce n’est pas mauvais et pourtant cela dresse des obstacles à la vérité limpide. Ces gens, ce sont tous gens de bien, qui font leur oeuvre limpidement pour Dieu et ne cherchent pas en cela ce qui est leur, et le font pourtant selon le moi propre, selon temps et selon nombre, selon avant et après. Dans ces oeuvres ils connaissent un obstacle à la vérité suprême selon laquelle ils devraient être libres et dépris, tout comme Notre Seigneur Jésus Christ est libre et dépris et, en tout temps à nouveau, sans relâche et hors du temps, se reçoit de son Père céleste et, en ce même maintenant, sans relâche s’engendre parfaitement en retour avec une louange de gratitude jusqu’en la grandeur paternelle dans une égale dignité. C’est ainsi que devrait se tenir l’homme qui voudrait se trouver réceptif à la vérité suprême et vivant là sans avant et sans après et sans être entravé par toutes els oeuvres et toutes les images dont il eut jamais connaissance, dépris et libre, recevant à nouveau dans ce maintenant le don divin et l’engendrant en retour sans obstacle dans cette même lumière avec une louange de gratitude en Notre Seigneur Jésus Christ. Ainsi seraient écartées les tourterelles, c’est-à-dire obstacles et attachement au moi propre en toutes les oeuvres qui néanmoins sont bonnes, en quoi l’homme ne cherche rien de ce qui est sien. C’est pourquoi Notre Seigneur dit avec grande bonté : « Enlevez-moi ça, débarrassez-moi ça ! », comme s’il voulait dire : Cela est bon, cependant cela dresse des obstacles. Sermon 1

Je dis en outre : Que l’être humain soit vierge, voilà qui ne lui ôte rien de rien de toutes les oeuvres qu’il a jamais faites ; il se tient là virginal et libre sans aucune entrave en regard de la vérité suprême, comme Jésus est dépris et libre, et en lui-même virginal. De ce que disent les maîtres, que seules les choses égales sont capables d’union, il suit qu’il faut que soit intact, vierge, l’être humain qui doit accueillir Jésus virginal. Sermon 2

J’ai dit parfois qu’il est une puissance dans l’esprit qui seule est libre. Parfois j’ai dit que c’est un rempart de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une lumière de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une petite étincelle. Mais je dis maintenant : Ce n’est ni ceci ni cela ; pourtant c’est un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel au-dessus de la terre. C’est pourquoi je le nomme maintenant de plus noble manière que je ne l’ai jamais nommé, et il se rit de la noblesse et de la manière et est au-dessus de cela. Il est libre de tous noms démuni de toutes formes, dépris et libre tout comme Dieu est dépris et libre en lui-même. Il est aussi pleinement un et simple que Dieu est un et simple, de sorte que d’aucune manière l’on ne peut y jeter le regard. La même puissance dont j’ai parlé, là où Dieu fleurit et verdoie avec toute sa déité et l’esprit en Dieu, dans cette même puissance le Père engendre son Fils unique aussi vraiment que dans lui-même, car il vit vraiment dans cette puissance, et l’esprit engendre avec le Père ce même Fils unique et soi-même ( comme ) le même Fils, et est le même Fils dans cette lumière et est la vérité. Si vous pouviez voir avec mon coeur, vous comprendriez bien ce que je dis, car c’est vrai et la vérité le dit elle-même. Sermon 2

Voyez, c’est pour autant qu’il est un et simple qu’il pénètre dans le un que là je nomme un petit château fort dans l’âme, et autrement il n’y pénétrerait en aucune manière ; mais ce n’est qu’ainsi qu’il y pénètre et y demeure. C’est par cette partie que l’âme est égale à Dieu, et pas autrement. Ce que je vous ai dit, c’est vrai ; de quoi je vous donne la vérité pour témoin et mon âme en gage. Sermon 2

Or Pierre dit : « Maintenant je connais vraiment. » D’où connaît-on vraiment ? De ce que c’est une lumière divine qui ne trompe personne. D’autre part, de ce que l’on connaît là nûment et limpidement et sans voile aucun. C’est pourquoi Paul dit : « Dieu habite dans une lumière à laquelle il n’est point accès. » Les maîtres disent ( que ) la sagesse que nous apprenons ici bas doit nous demeurer là-bas. Alors que Paul dit ( qu’ ) elle doit passer. Un maître dit : Connaissance limpide, bien que dans ce corps, recèle si grande joie en elle-même que la joie de toutes les créées est exactement comme un néant en regard de la joie que comporte connaissance limpide. Cependant, si noble qu’elle soit, elle est pourtant une contingence ; et aussi infime est une petite parole en regard du monde entier, aussi infime est toute la sagesse que nous pouvons apprendre ici-bas en regard de la vérité limpide nue. C’est pourquoi Paul dit ( qu’ ) elle doit passer. Que si pourtant elle demeure, elle en vient justement à être une ( sagesse ) folle, et comme étant néant en regard de la vérité nue que l’on connaît là-bas. La troisième raison pour laquelle on connaît là vraiment, la voici : les choses qu’ici bas l’on voit sujettes à mutation, on les connaît là-bas immuables et on les prend là telles qu’elles sont pleinement indivisées et proches les unes des autres ; car ce qui ici-bas est loin, là-bas est proche, car toute choses sont là-bas présentes. Ce qui doit arriver au premier et au dernier jour est là-bas présent. Sermon 3

Paraît difficile ce que Notre Seigneur a commandé, que l’on doive aimer son frère chrétien comme soi-même. Ce que disent communément des gens grossiers, c’est que ce devrait être ainsi : on devrait les aimer eu égard au bien dont on s’aime soi-même. Non, ce n’est pas ainsi. On doit les aimer autant que soi-même, et cela n’est pas difficile. Veuillez bien le noter, amour est plus digne de récompense qu’un commandement. Le commandement semble difficile, et la récompense est désirable. Qui aime Dieu comme il doit l’aimer et aussi comme il faut qu’il l’aime, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, et comment l’aiment toutes les créatures, il lui faut aimer son prochain comme soi-même et se réjouir de ses joies et désirer son honneur autant que son honneur propre, et l’étranger comme l’un des siens. Et c’est ainsi que l’homme est en tout temps en joie, en honneur et en prospérité, ainsi est-il exactement comme dans le royaume des cieux, et c’est ainsi qu’il a davantage de joie que s’il se réjouissait uniquement de son bien. Et sachez-le dans la vérité : ton propre honneur t’apporte-t-il plus de satisfaction que celui d’un autre, alors c’est injuste pour lui. Sermon 4

La troisième parole est « du Père des lumières ». Par le mot « Père », on entend filiation, et le mort « Père » dénote un engendrer limpide et est une vie de toutes choses. Le Père engendre son Fils dans l’entendement éternel, et donc le Père engendre son Fils dans l’âme comme dans sa nature propre et ( l’ ) engendre dans l’âme en propre, et son être dépend de ce qu’il engendre son Fils dans l’âme, que ce lui soit doux ou amer. On me demanda une fois, que fait le Père dans le Ciel ? Je dis alors : Il engendre son Fils, et cette oeuvre lui est si agréable et lui plaît tellement que jamais il ne fait autre chose que d’engendrer son Fils, et tous deux font fleurir le Saint Esprit. Là où le Père engendre son Fils en moi, là je suis le même Fils et non un autre ; nous sommes certes un autre en humanité, mais là je suis le même Fils et non un autre. « Là où nous sommes fils, là nous sommes de véritables héritiers. » Qui connaît la vérité sait bien que le mot « Père » porte en soi un engendrer limpide et le fait d’avoir de fils. C’est pourquoi nous sommes ici dans ce Fils et sommes de même Fils. Sermon 4

Or notez cette parole : « Il viennent d’en haut. » Or je viens de vous le dire : Qui veut recevoir d’en haut, il lui faut de nécessité être en bas, en véritable humilité. Et sachez-le dans la vérité : qui n’est pas totalement en bas, il ne lui adviendra rien de rien et il ne reçoit rien non plus, si petit que cela puisse être jamais. Si tu portes le regard en quoi que ce soit sur toi ou sur aucune chose ou sur quiconque, tu n’es pas en bas et ne reçois rien non plus ; plutôt : si tu es totalement en bas, tu reçois pleinement et parfaitement. Nature de Dieu est de donner, et son être tient en ce qu’il nous donne, si nous sommes en bas. Si nous ne le sommes pas et ne recevons rien, nous lui faisons violence et le tuons. Si nous ne pouvons le faire à son encontre à lui, nous le faisons à l’encontre de nous, et aussi loin que cela est en nous. Pour que tu lui donnes tout en propre, fais en sorte que tu te places en véritable humilité au-dessous de Dieu et que tu élèves Dieu dans ton coeur et dans ta connaissance. « Dieu Notre Seigneur envoya son Fils dans le monde. » J’ai dit une fois ici même : Dieu envoya son Fils à l’âme dans la plénitude du temps, lorsqu’elle a dépassé tout temps. Lorsque l’âme est déprise du temps et de l’espace, alors le Père envoie son Fils dans l’âme. Or telle est la parole : « Le don le meilleur et ( la ) perfection descendent d’en haut du Père des lumière. » Pour que nous soyons prêts à recevoir le don le meilleur, qu’à cela nous aide Dieu le Père des lumières. Amen. Sermon 4

Voici maintenant le second sens : « Il l’envoya dans le monde ». Or nous devons entendre ( par là ) le monde immense que contemplent les anges. Comment devons-nous être ? Nous devons, avec tout notre amour et tout notre désir, être là, comme le dit Saint Augustin : Ce que l’homme aime, il le devient dans l’amour. Devons-nous dire alors : lorsque l’homme aime Dieu, il devient Dieu ? Voilà qui sonne comme de l’incroyance. L’amour qu’un homme donne, là ils ne sont pas deux, plutôt un et union, et dans l’amour je suis plus Dieu que je ne suis en moi-même. Le prophète dit : « J’ai dit, vous êtes des dieux et enfants du Très-Haut. » Cela sonne de façon merveilleuse que l’homme que l’homme puisse ainsi devenir Dieu dans l’amour ; pourtant cela est vrai dans la vérité éternelle. Notre Seigneur Jésus Christ l’atteste. Sermon 5 a

Je dis quelque chose d’autre et dis quelque chose de plus difficile : Celui qui doit se tenir dans la nudité de cette nature sans intermédiaire, il lui faut être sorti de tout ce qui tient à la personne, donc qu’à l’homme qui est de l’autre côté de la mer, qu’il n’a jamais vu de ses yeux, qu’il lui veuille autant de bien qu’à l’homme qui est près de lui et est son ami intime. Tout le temps que tu veux plus de bien à ta personne qu’à l’homme que tu n’as jamais vu, tu n’es vraiment pas comme il faut, et tu n’as jamais porté un instant le regard dans ce fond simple. Mais tu as sans doute vu la vérité dans une image décalquée, dans une ressemblance : mais ce n’était pas le mieux. Sermon 5 b

Cette parole, que j’ai dite en latin, est écrite dans l’épître, et on peut la dire à propos d’un saint confesseur, et ce mot sonne ainsi en français : « Il a été trouvé intérieurement juste en ses jours, il a plu à Dieu en ses jours. » La justice, il l’a trouvée à l’intérieur. Mon corps est plus en mon âme que mon âme ne l’est en mon corps. Mon corps et mon âme sont plus en Dieu qu’ils ne sont en eux-mêmes ; et la justice est ceci : la cause de toutes choses dans la vérité. Comme dit saint Augustin : Dieu est plus proche de l’âme qu’elle ne l’est d’elle-même. La proximité de Dieu et de l’âme ne connaît pas de différence dans la vérité. La connaissance même par quoi Dieu se connaît lui-même intérieurement est la connaissance de tout esprit détaché, et aucune autre. L’âme prend son être de Dieu sans intermédiaire ; c’est pourquoi Dieu est plus proche de l’âme qu’elle ne l’est d’elle-même ; c’est pourquoi Dieu est dans le fond de l’âme avec toute sa déité. Sermon 10

Saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Or personne ne parvient au Père si ce n’est pas le Fils. Qui voit le Père voit le Fils, et le Saint Esprit est leur amour à tous deux. L’âme est si simple en elle-même qu’elle ne peut percevoir en elle que la présence d’une ( seule ) image. Lorsqu’elle perçoit l’image de la pierre, elle ne perçoit pas l’image de l’ange, et lorsqu’elle perçoit l’image de l’ange elle n’en perçoit aucune autre ; et l’image même qu’elle perçoit, il lui faut l’aimer dans la présence. Percevrait-elle mille anges, que cela serait autant que deux anges, et elle n’en percevrait pourtant pas plus qu’un ( seul ). Or l’homme doit s’unifier en lui-même. Maintenant saint Paul dit : « Etes-vous libérés de vos péchés que vous êtes devenus serviteurs de Dieu. » Le Fils unique nous a libérés de nos péchés. Or Notre Seigneur dit de façon plus précise que saint Paul : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés mes amis. » « Le serviteur ne sait pas la volonté de son maître », mais l’ami sait tout ce que sait son ami. « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, cela je vous l’ai annoncé », et tout ce que sait mon Père je le sais, et toute ce que je sais vous le savez ; car moi et mon Père avons un seul esprit. L’homme qui maintenant sait tout ce que Dieu sait, celui-là est un homme qui-sait-Dieu. Cet homme saisit Dieu dans sa propriété même et dans son unité même et dans sa présence même et dans sa vérité même ; pour cet homme tout est rectifié. Mais pour l’homme qui n’est pas accoutumé aux choses intérieures, il ne sait pas ce qu’est Dieu. Comme un homme qui a du vin dans sa cave et n’en aurait bu ni goûté ne sait pas qu’il est bon. Il en est de même des gens qui vivent dans l’ignorance : ils ne savent pas ce qu’est Dieu et ils croient et s’imaginent vivre. Ce savoir n’est pas de Dieu. Il faut qu’un homme ait un savoir limpide clair de la vérité divine. L’homme qui a une visée droite dans toutes ses oeuvres, pour lui, le principe de sa visée est Dieu, et l’oeuvre de cette visée est lui-même ( = Dieu ) et est de nature divine limpide et s’achève dans la nature divine en lui-même. Sermon 10

J’ai parlé d’une puissance dans l’âme ; en son premier jaillissement, elle ne prend pas Dieu en tant qu’il est bon, elle ne prend pas Dieu en tant qu’il est la vérité : elle fore et cherche Dieu plus avant et le prend dans son unité et dans sa solitude ; elle prend Dieu dans son désert et dans son fond propre. C’est pourquoi elle ne laisse rien lui suffire, elle cherche plus avant ce que c’est que Dieu soit dans sa déité et dans la propriété de sa nature propre. Or on dit qu’il n’est pas union plus grande que le fait que les trois Personnes soient un ( seul ) Dieu. Après quoi l’on dit qu’aucune union n’est plus grande que ( celle ) de Dieu et de l’âme. Lorsqu’à l’âme un baiser est donné par la déité, alors elle se tient en totale perfection et dans la béatitude ; alors elle se trouve entourée par l’unité. Dans le premier attouchement, quand Dieu a touché l’âme et ( la ) touche ( en tant qu’ ) incréée et incréable, là l’âme est aussi noble, après l’attouchement de Dieu, que l’est Dieu même. Dieu la touche selon lui-même. J’ai prêché une fois en latin, et c’était au jour de la Trinité, je dis alors : La différence provient de l’unité, la différence dans la Trinité. L’unité est la différence, et la différence est l’unité. Plus la différence est grande, plus grande est l’unité, car c’est différence sans différence. Y aurait-il là mille personnes, il n’y aurait pourtant rien d’autre qu’unité. Quand Dieu regarde la créature, il lui donne son être ; quand la créature regarde Dieu, elle prend là son être. L’âme a un être intellectuellement capable de connaissance ; il s’ensuit que là où est Dieu, là est l’âme, et là où l’âme est, là Dieu est. Sermon 10

Dans la vérité que Dieu est, vises-tu quelque chose d’autre que Dieu seul, ou cherches-tu quelque chose d’autre que Dieu, alors l’oeuvre que tu opères n’est pas tienne, et elle n’est pas en vérité celle de Dieu. Ce que ta fin vise dans l’oeuvre, c’est là l’oeuvre. Ce qui opère en moi, c’est mon Père, et je lui suis soumis. Il est impossible que dans la nature il y ait deux pères ; il faut toujours qu’il y ait un ( seul ) père dans la nature. Lorsque les autres choses sont venues au jour et accomplies, alors advient cette naissance. Ce qui emplit, cela touche toutes les extrémités et nulle part cela ne fait défaut ; cela a largeur et longueur, hauteur et profondeur. Cela aurait-il hauteur, et pas largeur ni longueur ni profondeur, que cela ne serait pas accomplissement. Saint Paul dit : « Priez pour que vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la hauteur, la longueur et la profondeur. » Sermon 11

Ces trois éléments visent trois types de connaissance. L’une est sensible. L’oeil voit fort loin les choses qui sont en dehors de lui. L’autre est intellectuelle, et est bien plus élevée. La troisième signifie une noble puissance de l’âme qui est si élevée et si noble qu’elle prend Dieu dans son être propre nu. Cette puissance n’a rien de commun avec rien ; elle fait de rien quelque chose et tout. Elle ne sait ( rien ) d’hier ni d’avant-hier, de demain ni d’après-demain, car elle est dans l’éternité, ni hier ni demain, là où est un maintenant présent ; ce qui était il y a mille ans et ce qui doit venir dans mille ans, cela est ici présent, et ( aussi bien ) ce qui est au-delà de la mer. Cette puissance prend Dieu dans son vestiaire. Un écrit dit : En lui, par lui et pour lui. « En lui », c’est-à-dire dans le Père, « par lui », c’est-à-dire dans le Fils, « pour lui », c’est-à-dire dans le Saint Esprit. Saint Augustin dit une parole qui par rapport à celle-ci sonne de façon tout inégale et lui est pourtant tout égale : rien n’est vérité qu’il n’ait enclos en soi toute vérité. Cette puissance prend toutes choses dans la vérité. Pour cette puissance aucune chose n’est cachée. Un écrit dit : Pour les hommes la tête doit être nue, et pour les femmes couverte. Les femmes, ce sont les puissances inférieures, elles doivent être couvertes. L’homme est cette puissance qui doit être nue et découverte. Sermon 11

La parole que j’ai dite en latin, c’est la vérité éternelle du Père qui la dit, et ( elle ) dit : « Celui qui m’écoute, celui-là n’a pas honte » – s’il a honte de quelque chose, il a honte de ce qu’il a honte – « Celui qui opère en moi, celui-là ne pèche pas. Celui qui me révèle et répand ma lumière, celui-là aura la vie éternelle. » De ces trois petits mots que j’ai dits, chacun suffirait pour un sermon. Sermon 12

Mais certaines gens veulent voit Dieu de leurs yeux comme ils voient une vache, et veulent aussi aimer Dieu comme ils aiment une vache. Tu l’aimes pour le lait et pour le fromage et pour ton propre avantage. Ainsi font tous les gens qui aiment Dieu pour richesse extérieure et pour consolation intérieure ; et ceux-là n’aiment pas Dieu comme il faut, mais ils aiment leur propre avantage. Oui, je dis pour de vrai : Tout ce que tu te proposes dans ta visée ( et ) qui n’est pas Dieu en lui-même, si bon cela puisse être, c’est pour toi un obstacle à la vérité la plus haute. Sermon 16 b

Une femme posa une question à Notre Seigneur, où devait-on prier. Alors Notre Seigneur dit : « Le temps viendra et c’est à présent où les vrais adorateurs prieront en esprit et en vérité. Parce que Dieu est esprit, on doit le prier en esprit et en vérité. » Ce que la vérité est elle-même, nous ne le sommes pas, plutôt : nous sommes certes vrais, ( mais il y a ) en cela quelque chose de non vrai. Ainsi n’en est-il pas en Dieu. Plutôt : dans le premier jaillissement, là où la vérité jaillit et s’élance, à la porte de la maison de Dieu, l’âme doit se tenir et doit proclamer et proférer la parole. Tout ce qui est dans l’âme doit parler et louer, et cette voix personne ne doit l’entendre. Dans le silence et dans le repos – comme j’ai dit maintenant des anges, qui résident près de Dieu dans le choeur de la sagesse et de l’embrasement – là Dieu dit dans l’âme et se dit pleinement dans l’âme. Là le Père engendre son Fils, et a si grand plaisir dans la Parole et éprouve en sus si grand amour qu’il ne cesse jamais de dire en tout temps la Parole, c’est-à-dire au-dessus du temps. Cela vient bien à nos propos que de dire : « A ta maison convient sainteté » et louange, et qu’il n’y ait rien d’autre là que ce qui te loue. Sermon 19

Il y eut un homme, cet homme n’avait pas de nom, car cet homme est Dieu. Or un maître dit à propos de la première cause qu’elle est au-dessus de la parole. Le défaut tient au langage. Cela vient de l’excès de limpidité de son être. On ne peut discourir des choses que de trois façons : en premier lieu par ce qui est au-dessus des choses, en second lieu par ce qui est égal aux choses, en troisième lieu par l’oeuvre des choses. Je donnerai une comparaison. Lorsque la puissance du soleil tire le suc le plus noble de la racine jusqu’aux branches et réalise une fleur, la puissance du soleil est néanmoins au-dessus de cela. C’est ainsi que je dis que la lumière divine opère dans l’âme. Ce en quoi l’âme exprime Dieu, cela ne porte pourtant pas en lui la vérité proprement dite de son être : personne à propos de Dieu ne peut dire à proprement parler ce qu’il est. Parfois l’on dit : Une chose est égale à une chose. Or parce que toutes les créatures incluent en elles si peut que rien de Dieu, elles ne peuvent non plus rien révéler de lui. Un peintre qui a fait une image parfaite, il fait preuve là de son art. Néanmoins on ne peut l’éprouver totalement par là. Toutes les créatures ne peuvent pas exprimer Dieu, car elles ne sont pas capables de recevoir ce qu’il est. Ce Dieu et homme a préparé le repas du soir, l’homme inexprimable pour lequel il n’est pas de mot. Saint Augustin dit : Ce que l’on dit de Dieu, ce n’est pas vrai, et ce que l’on ne dit pas de lui, cela est vrai. Lorsqu’on dit ce que Dieu est, cela il ne l’est pas ; ce que de lui l’on ne dit pas, il l’est plus proprement que ce que l’on dit qu’il est. Qui a préparé ce festin ? Un homme : l’homme qui là est Dieu. Or le roi David dit : « Ô Seigneur, que grand et que multiple est ton festin, et le goût de la douceur que tu as préparé à ceux qui t’aiment, non à ceux qui te craignent. » Saint Augustin méditait sur cette nourriture, alors il était pris de frayeur et il en perdait le goût. Alors il entendu près de lui une voix d’en haut : « Je suis une nourriture de gens adultes, croîs et deviens grand, et consomme-moi. Mais tu ne dois pas t’imaginer que je me transformerai en toi : c’est toi qui dois te trouver transformé en moi. » Lorsque Dieu opère dans l’âme, dans le brasier de la fournaise se trouve alors purifié et jeté dehors ce qui là est inégal en l’âme. En limpide vérité ! L’âme entre davantage en Dieu qu’aucune nourriture en nous, plutôt : cela transforme l’âme en Dieu. Et une puissance est dans l’âme qui sépare le plus grossier et se trouve unie à Dieu : c’est la petite étincelle de l’âme. Encore plus une avec Dieu devient mon âme que la nourriture avec mon corps. Sermon 20a

Or il dit au serviteur : « Sors et ordonne à ceux qui sont invités de venir : toutes choses sont prêtes maintenant. » Tout ce qu’il est, l’âme le prend. Ce que l’âme désire, cela est prêt maintenant. Ce que Dieu donne, cela est toujours en devenir ; son devenir est maintenant nouveau et frais et pleinement dans un maintenant éternel. Un grand maître dit : Quelque chose que je vois se trouve purifié et spiritualisé dans mes yeux, et la lumière qui parvient à mon oeil ne parviendrait jamais dans l’âme s’il n’y avait pas cette puissance qui est au-dessus ( d’elle ). Saint Augustin dit que la petite étincelle est plus ( ancrée ) dans la vérité que tout ce que l’homme peut apprendre. Une lumière brûle. Or on dit que l’une se trouve allumée par l’autre. Cela doit-il advenir, il faut de nécessité que soit au-dessus ce qui brûle. Comme celui qui prendrait une bougie qui serait éteinte et encore rougeoyante et dilatée, et qui l’élèverait vers une autre, alors la lumière glisserait de là vers le bas et allumerait l’autre. On dit qu’un feu allume l’autre. Cela, j’y contredis. Un feu s’allume bien soi-même. Pour que l’autre puisse allumer, il faut qu’il soit au-dessus de lui, comme le ciel ne s’allume pas et est froid ; néanmoins il allume le feu, et cela advient par l’attouchement de l’ange. C’est ainsi que l’âme se prépare par l’exercice. Par là elle se trouve embrasée d’en haut. Cela provient de la lumière de l’ange. Sermon 20a

In principio, cela signifie en français un point de départ de tout être, comme je l’ai dit à l’Ecole ; je dis encore plus : C’est une fin de tout être, car le premier commencement est en vue de la fin ultime. Oui, Dieu lui-même ne repose pas là où il est le premier commencement ; il repose là où il est une fin et un repos de tout être, non pas de telle sorte que cet être anéanti, plutôt : il ( = cet être ) se trouve accompli là dans sa fin ultime selon sa perfection la plus haute. Qu’est-ce que la fin ultime ? C’est la ténèbre cachée de la déité éternelle, et c’est inconnu et ne fut jamais connu et ne sera jamais connu. Dieu demeure là en lui-même inconnu, et la lumière du Père éternel a lui là éternellement à l’intérieur, et la ténèbre ne saisit pas la lumière. Pour que nous parvenions à cette vérité, qu’à cela nous aide la vérité dont j’ai parlé. Amen. Sermon 22

C’est certes un grand don que l’âme se trouve ainsi introduite par le Saint Esprit, car de même que le Fils est appelé une Parole, ainsi le Saint Esprit est appelé un Don : ainsi l’Ecriture le nomme-t-elle. J’ai dit souvent aussi : Amour prend Dieu en tant qu’il est bon ; s’il n’était pas bon, il ne l’aimerait pas et ne le prendrait pas pour Dieu. Sans bonté il n’aime rien. Mais l’intellect de l’âme prend Dieu en tant qu’il est un être limpide, un être suréminent. Mais être et bonté et vérité sont d’ampleur égale car dans la mesure où l’être est, alors il est bon et est vrai. Or ils ( = les maîtres ) prennent bonté et la placent au-dessus d’être : cela couvre l’être et lui fait un pelage car cela est ajouté. Derechef ils le prennent tel qu’il est vérité. Etre est-il vérité ? Oui, car vérité est liée à l’être, puisqu’il dit à Moïse : « Celui qui est, celui-là m’a envoyé. » Saint Augustin dit : La vérité est le Fils dans le Père, car vérité est liée à l’être. Etre est-il vérité ? Qui interrogerait à ce propos nombre de maîtres, ils diraient : « Oui ! ». Qui m’aurait interrogé moi-même, j’aurais dit : « Oui ! ». Mais maintenant je dis : « Non ! », car vérité est aussi ajoutée. Maintenant, ils le prennent selon qu’il est Un, car Un est plus proprement Un que ce qui est uni. Ce qui est Un, tout autre est ôté ( de lui ) ; pourtant cela même qui est ôté, cela même est ajouté dès lors qu’il y a changement. Sermon 23

Pour qu’ainsi nous nous trouvions unis à Dieu, qu’à cela nous aide la vérité dont j’ai parlé. Amen. Sermon 25

Or il dit que « les vrais adorateurs adorent le Père en esprit et en vérité ». Qu’est-ce que la vérité ? Vérité est si noble que s’il se trouvait que Dieu puisse se détourner de la vérité, je voudrais m’attacher à la vérité et voudrais laisser Dieu, car Dieu est la vérité, et tout ce qui est dans le temps ou tout ce que Dieu jamais créa, cela n’est pas vérité. Sermon 26

J’ai dit parfois : Qui cherche Dieu et cherche quelque chose avec Dieu, celui-là ne trouve pas Dieu ; mais qui cherche uniquement Dieu, en vérité, il trouve Dieu, et ne trouve Dieu jamais seulement, car tout ce que Dieu peut offrir, il le trouve avec Dieu. Si tu cherches, et si tu cherches Dieu pour ton propre avantage ou pour ta propre béatitude, en vérité tu ne cherches pas Dieu. C’est pourquoi il dit que les vrais adorateurs adorent le Père, et il le dit à juste titre. Un homme de bien, celui qui lui dirait : « Pourquoi cherches-tu Dieu ? » – « Parce qu’il est Dieu » ; « Pourquoi cherches-tu la vérité ? » – « Parce que c’est la vérité » ; « Pourquoi cherches-tu la justice ? » – « Parce que c’est la justice » : ces gens sont tout à fait comme il faut. Toutes les choses qui sont dans le temps ont un pourquoi. Si tu demandais à un homme : « Pourquoi manges-tu ? » – « Pour avoir de la force » ; « Pourquoi dors-tu ? » – « Pour la même chose » ; et ainsi sont toutes les choses qui sont dans le temps. Mais un homme de bien qui lui demanderait : « Pourquoi aimes-tu Dieu ? » – « Je ne sais pas, pour Dieu » ; « Pourquoi aimes-tu la vérité ? » – « Pour la vérité » ; « Pourquoi aimes-tu la justice ? » – « Pour la justice » ; « Pourquoi aimes-tu la bonté ? » – « Pour la bonté » ; « Pourquoi vis-tu ? » – « Pour de vrai, je ne sais ! J’aime vivre ». Sermon 26

Un maître dit : Qui se trouve une fois touché par la vérité, par la justice et par la bonté, s’il se trouvait que toute la peine de l’enfer en dépendît, cet homme ne pourrait jamais se détourner de cela ne fût-ce qu’un instant. Il dit en outre : Si un homme se trouve touché par ces trois, par la vérité, par la justice et par la bonté, aussi impossible est-il à Dieu qu’il puisse se détourner de sa déité, aussi impossible est-il à cet homme qu’il puisse se détourner de ces trois. Sermon 26

Pour que donc, dans la vérité, nous devenions Fils, qu’à cela nous aide la vérité dont j’ai parlé. Amen. Sermon 26

Et pour que nous parvenions à ce fruit, qu’à cela nous aide la vérité éternelle dont j’ai parlé. Amen. Sermon 27

Ainsi ai-je dit une fois ici – il n’y a pas longtemps de cela : Qui aime la justice, la justice le fait sien, et ( il ) se trouve saisi par la justice, et il est la justice. J’ai écrit une fois dans mon livre : L’homme juste n’a besoin ni de Dieu ni des créatures, car il est libre ; et plus il est proche de la justice, plus il est la liberté elle-même et plus il est la liberté. Tout ce qui est créé, ce n’est pas libre. Aussi longtemps chose quelconque est au-dessus de moi qui n’est pas Dieu lui-même, cela m’opprime, si petit que ce soit ou quoi que ce soit, et serait-ce même intellect et amour, pour autant qu’ils sont créés et ne sont pas Dieu lui-même, cela m’opprime, car c’est non-libre. L’homme injuste sert la vérité, que ce lui soit joie ou souffrance, et ( il ) sert le monde entier et toutes les créatures et est un serviteur du péché. Sermon 28