Avant de saisir le rythme mystique dans l’univers, Maxime le sentit au dedans de l’homme. Ses idées sur l’âme constituent, en effet, le point central de sa pensée ; la nature qu’il lui confère, conduit, d’une part, à une certaine théorie de la connaissance, à l’intuition, à l’élévation de l’homme jusqu’à Dieu, à la déification et même jusqu’aux interprétations allégoriques et mystiques de l’univers et, d’autre part, à l’ascétisme.
L’âme, dit-il, dans le court mais très substantiel traité de l’âme, ne peut être saisie, que par ses effets, non par les sens, mais par l’intelligence. Le doute au sujet de son existence ne peut être fondé. L’existence du corps nous engage à établir celle de l’âme. Le corps n’étant mû, ni du dehors, comme les objets inanimés, ni du dedans, de par sa nature, comme le feu, il est nécessairement mû par l’âme, qui lui sert de principe de vie. L’âme est une substance identique à soi, qui peut recevoir alternativement les contraires, sans perdre son identité avec soi. Il est prouvé par la suite que l’âme est incorporelle, puisque sans volume, qu’elle est nourrie par la raison et que ses qualités ne sont pas sensibles ; elle est simple et, par suite, immortelle, aucun être ne causant sa propre perte. D’ailleurs l’âme étant mue par elle-même ne peut à aucun moment manquer d’être ; être mû par soi-même, qu’est-ce sinon être mû éternellement ? Une autre preuve de l’immortalité de l’âme, vient de ce que ses défauts, comme la haine par exemple, ne la détruisent pas.
Quant au problème de la connaissance du monde, il admet que les sens nous trompent. La sensation, dit-il, est la partie irrationnelle, qui nous marque à l’image de la bête ; Maxime reproduit sur ce point la thèse stoïcienne ; la sensation n’est qu’un organe de l’âme, dont le rôle est de percevoir tout ce qui impressionne extérieurement les sens. Les choses pourtant sont compréhensibles ; l’intelligence les perçoit et les saisit telles qu’elles sont en réalité. Ici Maxime fait penser à une influence de Phédon de Platon. L’intelligence est la partie raisonnable de l’âme, la partie la plus pure et la plus rationnelle destinée à la contemplation des êtres et de ce qui est avant, l’être, alors que l’esprit est une substance encore informe, qui précède tout mouvement. Suivant la tradition philosophique il qualifie l’âme de logistike, epithymetike et thymike, mais ce n’est là qu’un emprunt de vocabulaire ; pour Maxime logos, epithymia, thymos sont des facultés, ou des activités différentes d’un même principe substantiel, l’âme humaine raisonnable. Chacune de ces facultés est, à son tour, un foyer diffusible en multiples activités : ainsi vous serez logikos si votre logos, ou danoia a usé de raisonnements pour l’acquisition d’une connaissance, et noetikos si vous atteignez la vérité par l’intuition, ou premier mouvement de l’intelligence. Il oppose souvent le nous à la psyche ; il faut alors entendre sous le second terme la raison et la sensation, alors que le premier désigne la cime par laquelle l’âme touche pour ainsi dire à Dieu et s’unit à lui d’une manière proprement ineffable, parce que supranaturelle. Il oppose ailleurs la raison à la sensation ; dans cette opposition,”analogue à celle que Platon fait entre l’âme et le corps, raison désigne la partie intellectuelle et raisonnable de l’homme et sensation sa partie irrationnelle et sensible. Quant à l’origine de l’âme, Maxime, rejetant et la préexistence platonicienne et origéniste et l’animation retardée des disciples d’Aristote, se prononce en faveur de la théorie créationiste, qui pose simultanément dans l’être, les éléments constitutifs de la nature humaine, unis substantiellement dès le premier moment de la conception. Ces éléments sont : le corps doué de sensibilité et l’âme intelligente. La position simultanée du corps et de l’âme s’accorde avec les théories scientifiques modernes qui se prononcent en faveur de la coexistence initiale des éléments constitutifs de l’homme. L’influence du De Hominis opificio de Grégoire de Nysse en cette question est manifeste ; Maxime le suit de près, mais jamais d’une manière servile.
Sa théorie de l’âme offre des éléments suffisants pour une théorie de la connaissance. Il y a deux sortes de vérités, selon qu’on se sert pour leur acquisition de la raison ou de l’intelligence. Il va de soi que la première sorte est la connaissance humaine, résultat du raisonnement. Mais comment se fait-il qu’il y ait une correspondance entre le monde sensible et le monde intelligible ? Ce sera à l’allégorie et au symbolisme de répondre. Chacun de ces deux mondes, nous est-il dit, est une allégorie et un symbole de l’autre, pour ceux qui ont des yeux pour voir. Le monde intelligible trouve, d’une manière mystique, sa forme concrète dans les espèces symboliques du monde sensible. De même le monde sensible entre, par la connaissance, dans l’intelligence, et s’y trouve organisé par les raisons. Ainsi donc le monde sensible exprime par ses types le monde intelligible et dans celui-ci se trouve le premier sous forme de raisonnements. On peut donc saisir par les phénomènes, les non-phénomènes, et, encore plus, on peut, par ceux-ci et par une contemplation spirituelle, saisir les phénomènes. L’allégorie et le symbolisme présupposent, comme nous voyons, une théorie de la connaissance toute rationnelle. La seconde sorte de vérité — peut-elle être encore appelée une connaissance ? — c’est l’intuition, qui unit l’homme à Dieu. Ce n’est même pas une vérité au sens habituel du terme, c’est la vie en Dieu. C’est pourquoi pour y arriver il faut une ascèse et certaines vertus : l’amour, la tempérance et la prière, sans quoi il est impossible à l’âme d’entrer, d’une manière parfaite, en communion avec Dieu. La première vertu adoucit le thymos, la seconde flétrit le désir, quant à la prière, elle sépare l’intelligence de toutes les pensées et la présente toute nue à Dieu. Les pensées sont des conceptions des êtres, soit sensibles, soit intelligibles ; quand l’intelligence s’applique aux choses tourne tout autour des conceptions qui s’en dégagent ; la grâce de la prière l’en détache et la relie à Dieu ; l’intelligence se tournant vers Dieu devient alors divine ; mais, notons-le bien, aucune ascèse privée d’amour ne mène à Dieu. L’amour fait que nous devenons Dieu, grâce à Jésus, qui lui-même devint homme par amour pour l’homme. Pour que l’intelligence se détache de ses conceptions, il faut qu’elle prenne conscience que l’être est supérieur au connaître. C’est seulement alors que l’intelligence peut entrer en familiarité avec Celui qui est cause de tout. Les hommes qui réussissent à suivre, pendant leur vie terrestre, une telle éducation sainte et divine, auront comme récompense la déification par la grâce divine. Comme il y a deux connaissances, il y a aussi deux degrés de perfection humaine, le connaître et l’être ; le premier est propre à l’homme, le second est propre à Dieu. L’homme peut pourtant arriver par la grâce divine à l’être, mais à condition qu’il efface de son âme tout raisonnement, toute conception, qu’il se purifie ; après quoi il sera inondé d’être. Cette aspiration à l’être en dépassant le connaître, plutôt qu’une méthode d’acquisition de la vérité, est, bien entendu, une ascèse, une perfection de la vie, règle d’une morale et d’une philosophie que l’on pourrait appeler, d’un terme moderne, existentielle. Nous ne pouvons pas, en tout cas, en conclure que le connaître ne sert à rien, qu’on le méprisera. Le connaître est le premier degré ; on s’exercera à son école ; on s’y préparera avant d’atteindre à l’intuition et par là à la déification. Le connaître nous révélera les mystères qui se trouvent à la racine des choses, nous donnant par là l’élan pour le surmonter et nous trouver de plain-pied dans l’être. D’ailleurs Maxime, en cela fidèle disciple de Denys, ne semble pas beaucoup insister sur ce primat de l’être sur le connaître ; car, suivant encore Denys, il voit en Dieu la vérité et le bien. Il distingue, d’autre part, dans l’intelligence humaine la sagesse, la théorie, la connaissance, la connaissance indubitable et, fin de toutes ces qualités, la vérité ; quant à la raison il distingue : la prudence, l’acte, la vertu, la foi et leur fin, qui est le bien. La fin donc de l’âme est la vérité et le bien, c’est-à-dire Dieu lui-même. Le mouvement de l’intelligence et de la raison autour de Dieu est éternel, puisqu’il n’y a pas de terme là où il n’y a pas d’espace.
Pour bien saisir le fond de l’anthropologie maximienne il faut remonter à la Bible. Maxime fut très frappé de la résolution de Dieu dans la création de l’homme : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance », et il en fit le centre de presque toutes ses méditations. Le « à l’image » désigne principalement l’intelligence et le libre arbitre, plus les dons préternaturels de l’homme, tels l’immortalité et l’impassibilité, le eu einai. Le « à la ressemblance » s’entend de l’ordre moral, de la pratique de la vertu. Il s’ensuit que si tout homme est nécessairement une certaine image de Dieu, celui-là seul est à sa ressemblance qui est bon et sage. Nous avons vu les conséquences que Maxime en tira en ce qui est de l’âme et spécialement de l’intelligence et de la raison. La résolution divine nous engage, de plus, à entendre par nature humaine la nature intègre, telle qu’elle sortit des mains du Créateur et à agir selon cette nature, c’est-à-dire selon la raison, selon la loi. La nature humaine, ainsi conçue, pose à tout chrétien, comme devoir impérieux, le retour à l’état originel, ou mieux, la réalisation en lui-même de sa propre nature. Ce retour à l’état originel constitue l’objet de l’ascèse maximienne. Ne voit-on pas dans cette doctrine du retour une nouvelle réponse au problème fondamental de toute philosophie digne de ce nom, à ce problème socratique du « connais-toi toi-même » ? Tout chrétien est appelé par Maxime à faire la découverte de sa propre nature afin de la réaliser. Et le moyen pour le faire ? Il est dans le pouvoir de chacun ; réduire chaque jour un peu plus le domaine de la partie irrationnelle de son âme.