Sermons ascétiques

{{Sermons ascétiques.}}

Le commencement de la route de la vie consiste en deux choses : méditer toujours les paroles de Dieu et vivre dans la pauvreté. Etre arrosé par la première de ces choses mène à la perfection de la seconde, c’est-à-dire que d’être arrosé par la méditation des paroles de Dieu vous aide à établir la pauvreté. Mais l’établissement de la pauvreté vous procure le moyen de réussir dans la méditation des paroles de Dieu. L’aide des deux vous mène vite à gravir tout l’édifice des vertus. Personne ne peut s’approcher de Dieu s’il ne se sépare pas du “monde. Par séparation j’entends non pas l’éloignement du corps, mais celui des choses du monde,

Un travail violent produit une chaleur excessive, qui brûle dans le cœur par l’effet des ardentes pensées qui viennent à l’esprit. Ce travail et cette surveillance aiguisent l’esprit par leur chaleur et lui donnent de voir. Et cette vision engendre les ferventes pensées que j’ai dites dans la profondeur de la vision de l’âme : celle-ci s’appelle la contemplation. Cette contemplation engendre la ferveur, et de cette ferveur produite par la grâce de la contemplation vient l’écoulement des larmes. Au début c’est peu de chose, c’est-à-dire que plusieurs fois par jour les larmes viennent aux yeux et cessent aussitôt ; ensuite ce sont des larmes incessantes, et de ces larmes incessantes résulte pour l’âme la paix des pensées. De cette paix des pensées on s’élève à la pureté de l’esprit. Par cette pureté de l’esprit l’homme parvient à voir les mystères de Dieu. Car la pureté se cache dans la paix qui succède aux combats.

Il y a trois catégories où ranger les hommes qui progressent : celle des commençants, celle du milieu, celle des parfaits. Celui qui est dans la première catégorie, même si son esprit tend vers le bien, garde encore une âme qui se meut dans les passions. La deuxième est quelque chose d’intermédiaire entre l’état de passion et l’état d’« apathie » ; et les pensées droites, comme aussi celles qui viennent de gauche, s’agitent également en lui, et la lumière comme les ténèbres ne cessent pas de sourdre, ainsi qu’il a déjà été dit.

De même que toute la force des lois et des commandements donnés par Dieu aux hommes, jusqu’à la pureté du cœur, est bien déterminée d’après le dire des Pères, de même sont déterminées toutes les manières de prier et les biens que l’homme demande à Dieu par la prière, jusqu’à la prière pure. En effet les gémissements, les génuflexions, les demandes du cœur, les douces lamentations, et toutes les manières de prier, comme j’ai dit, jusqu’à la prière pure, sont fixées par une règle et peuvent changer ; mais depuis la pureté de la prière et jusqu’à ce qu’il y a de plus intime, si elle franchit cette limite, l’âme n’aura pas encore en son pouvoir ni l’oraison, ni le mouvement, ni le gémissement, ni la liberté, ni l’indépendance, ni la demande, ni le désir ou la jouissance de quelqu’une des choses que nous espérons en cette vie ou dans le siècle futur. C’est pourquoi après la prière pure il n’existe pas d’autre prière ; et tout son mouvement, comme tous ses modes, emportent l’âme jusque-là par le pouvoir de la liberté. Voilà pourquoi elle comporte un combat. Passé cette limite, il y aura extase et non plus prière. Dès lors la prière cesse, il y a contemplation et l’esprit ne fait plus prière. Toute manière de prier comporte le mouvement. Lorsque l’âme pénètre dans les mouvements spirituels, elle ne trouve plus là la prière. Autre chose est la prière, autre la contemplation qui se trouve en elle, quand même elles se prêtent assistance l’une à l’autre. La première est l’ensemencement, la seconde l’enlèvement des gerbes. Ici le moissonneur reste stupéfait par l’ineffable vision, se demandant comment, de ces grains si petits et si simples qu’il a semés, de si beaux épis ont poussé tout-à-coup devant lui. Là on reste à se cultiver soi-même sans mouvement aucun.

Au surplus, mon frère, sachez que l’âme a la faculté de discerner ses propres mouvements jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à la prière pure. Quand elle y est parvenue et qu’elle ne retourne pas en arrière ou n’abandonne pas la prière, alors la prière devient quelque chose d’intermédiaire entre le psychique et le spirituel. Si elle se meut, elle est dans le domaine psychique ; si elle a pénétré dans ce domaine, elle suspend la prière. Les saints dans la vie future ne prient pas au moyen de la prière, leurs âmes étant enivrées par l’Esprit, mais tout remplis d’admiration ils habitent dans la glorieuse béatitude. Ainsi en est-il pour nous. Si l’âme est digne de percevoir le bonheur futur, elle s’oublie alors elle-même ainsi que toutes les choses d’ici-bas, et elle n’est plus mue par aucune. Dès lors, qui oserait dire avec assurance que la volonté libre dirige toute vertu et toute forme de prière, que ce soit dans le corps ou dans la réflexion mentale, et que, par les sensations, elle meut l’esprit lui-même, qui est le roi des passions ? Si l’esprit gouverne et dirige, en la dominant, l’âme qui elle-même gouverne les sens et les pensées, la liberté naturelle est supprimée, elle est menée, elle ne mène plus. Où alors sera la prière, si la nature n’a plus de force ni de liberté par elle-même, mais est menée par une autre puissance là où elle ne sait pas, et si elle est impuissante à diriger les mouvements de la pensée comme elle le voudrait, mais est tenue en captivité à cette heure et conduite là où elle n’a pas conscience ? Alors elle n’aura plus de volonté et ne saura pas « si elle est encore dans un corps ou hors du corps », selon le témoignage de l’Ecriture [2 Cor 12,2]. D’ailleurs y aura-t-il même prière chez celui qui est ainsi captif et ne se connaît plus lui-même ? C’est pourquoi personne ne doit oser blasphémer et dire qu’il est possible à l’homme de pratiquer l’oraison spirituelle. Ceux-là osent ainsi parler qui prient avec vantardise, qui sont des ignorants et se trompent eux-mêmes en disant que, quand ils le veulent, ils pratiquent l’oraison spirituelle. Les humbles et les sages consentent à recevoir la doctrine de nos Pères et à connaître les bornes de notre nature, et ils ne laissent pas leurs pensées s’adonner à semblable audace.

Pourquoi, si ce n’est pas l’oraison, désigne-t-on par le nom d’oraison cette grâce ineffable ? – Rép. Selon nous, en voici la cause : au temps de l’oraison elle est donnée à ceux qui en sont dignes, et elle a son principe dans l’oraison ; cette sublime grâce ne survient qu’en ce temps-là, selon le témoignage des Pères. C’est pourquoi elle est désignée sous le nom d’oraison ; car l’âme est conduite vers cette béatitude en partant de l’oraison, et dès lors cette oraison est la cause, et en d’autres temps cette grâce n’a pas lieu, comme le montrent les écrits des Pères. Voyons en effet beaucoup de saints, comme il est dit dans leurs vies, se tenant en oraison et ravis en esprit.