{{De la fin de l’âme}}
[[Nous venons de voir ce qu’est l’âme. Son activité spécifique nous a fait reconnaître en elle une substance intellectuelle, spirituelle, plus encore une image de Dieu, une mystérieuse effigie de la Déité. Nous avons constaté son aptitude à l’union divine et les prévenances de Dieu vis-à-vis de sa créature. Nous allons voir maintenant plus en détail tout ce dont l’âme est capable et, pour cela, parcourir ses différents degrés d’activité, degrés ascendants, qui nous révéleront une fois de plus l’excellence de cette nature. Cette capacité » de l’âme nous fera toucher du doigt et sa fin et les devoirs que sa vocation lui impose. – Guillaume reproduit ici, en le modifiant a peine, saint Augustin, De la grandeur de l’âme, XXXIII, 70-76.]].
{{{I. – Ses degrés d’activité.}}}
Considérons maintenant, du premier jusqu’au dernier, les divers degrés par lesquels l’âme, tendant à la perfection, s’élève jusqu’à son Auteur.
{{Premier degré : l’âme principe de vie du corps.}} – Au premier degré, l’âme vivifie, par sa présence, ce corps terrestre et mortel. Elle lui donne son unité, l’y maintient, l’empêche de se désagréger et de dépérir. Elle veille à ce que les aliments soient distribués également à tous les membres dans la mesure de leurs besoins. Elle conserve l’harmonie et la proportion, non seulement dans la beauté, mais dans la croissance du corps et ses fonctions génératives. Tout cela, on peut le voir, l’homme le possède en commun avec les plantes. De celles-ci également, nous disons qu’elles vivent; nous voyons, nous constatons, que chacune d’elles demeure dans son espèce, qu’elle s’y nourrit, qu’elle y croît et s’y reproduit.
[723b] {{Deuxième degré : la sensation.}} – Montons donc au second degré. Voyez le pouvoir de l’âme dans les sens, où se manifeste une vie plus évidente et plus claire que celle des êtres fixés au sol par des racines et avec lesquels nous n’avons aucune communauté de vie. L’âme s’applique au toucher, elle sent et discerne le chaud, le rugueux, le poli, le dur, le mou, le léger, le lourd. Elle perçoit ensuite par le goût, l’odorat, l’ouïe, la vue, les innombrables variétés de saveurs, d’odeurs [de sons] et de formes. Dans toutes ces opérations, elle attire à elle et recherche ce qui est de même nature que son corps; elle rejette et évite ce qui est contraire. A des intervalles réguliers, elle se retire de l’exercice des sens, et, prenant des espèces de vacances, elle en répare l’activité. C’est alors qu’elle rassemble et combine les innombrables images dont elle a fait provision par leur intermédiaire, et tout cela constitue le sommeil et les songes. Souvent aussi, elle se complaît dans des [723c] mouvements tout aisés, inspirés par l’allégresse, et sans peine elle coordonne l’harmonie des membres. Pour l’union des sexes, elle fait ce qu’elle peut et, par le lien de l’amour, réunit deux natures dans un seul corps. Mais que l’âme puisse également réaliser tout cela dans les bêtes, personne ne le nie.
{{Troisième degré : l’exercice de la mémoire.}} – Élevons-nous donc au troisième degré, qui est propre à l’homme, celui-là. Considérez la mémoire, non cette mémoire « animale », dont jouissent également les bêtes, et qu’engendre l’habitude de ces choses qui atteignent l’âme par l’intermédiaire des sens [[Guillaume en a parlé plus haut : 702b.]], mais cette mémoire qui est fondée sur l’observation, qui est l’empreinte laissée sur l’âme par d’innombrables faits ou éléments, retenus et classés méthodiquement : métiers d’artisans, arts de cultiver les champs, de construire des villes, de bâtir des édifices et des monuments de tous genres; découvertes de tant de signes dans les lettres, les mots, le geste, les sons de toute espèce, les peintures et les images; langages multiples des nations, fleuves d’éloquence, poèmes variés, mille fictions destinées au [723d] jeu, à l’amusement, modulations habiles, mesures exactes, calculs bien faits, conjectures sur le passé et sur l’avenir, suggérées par les événements du présent… Tout cela est grand et spécifiquement humain; mais, dans une certaine mesure, c’est le partage des ignorants aussi bien que des savants et des mauvais comme des bons !
Ces trois premiers degrés nous montrent ce dont l’âme est capable dans le corps qu’elle anime.
{{Quatrième degré : l’attrait du bien et l’effort de purification qui l’accompagne.}} – Levez donc plus haut vos regards, passez au quatrième degré, où commence la bonté et ce qui est digne de louange. C’est à partir d’ici en effet que l’âme ose se mettre au-dessus, non seulement de son propre corps, qui n’est qu’une part de l’univers, mais de cet univers lui-même, et à ne pas considérer les biens du monde comme son propre [724a ] bien, mais à les distinguer de sa beauté personnelle et de sa propre puissance, pour pouvoir mieux les mépriser. C’est alors qu’à se complaire toujours davantage en Dieu, elle apprend à s’affranchir des souillures [de ce monde], à ne pas vouloir pour autrui ce qu’elle ne désire pas pour elle, à suivre une autorité et les préceptes des sages, et à croire que c’est Dieu lui-même qui lui parle par leur bouche.
Cette belle attitude de l’âme n’exclut pas l’effort : une lutte des plus aiguës s’engage contre les désagréments ou les séductions de ce monde. La crainte même de la mort est sous-jacente à ce travail de purification.
{{Cinquième degré : le repos dans le Bien.}} – Et lorsqu’il est terminé, c’est-à-dire une fois que l’âme s’est libérée i de toute corruption et lavée de toutes ses taches, alors elle se repose en elle avec une joie non pareille, elle ne craint plus rien pour elle-même, et ne se tourmente plus pour aucun motif. C’est là le cinquième degré. I Autre chose est, en effet, de travailler à l’acquisition de la pureté, autre chose de la posséder; autre chose [724b] certainement de dépouiller une souillure une fois contractée, autre chose de ne plus souffrir que cette souillure réapparaisse.
C’est à ce degré que l’âme se rend compte de toute sa grandeur, et, ses yeux s’étant ouverts, elle se précipite vers Dieu avec une confiance énorme et, pour ainsi dire, incroyable; elle vole vers la contemplation de la Vérité et vers cette récompense, si haute et si mystérieuse, pour laquelle elle a tant peiné.
{{Sixième degré : l’appétit de Dieu.}} – Mais cet élan, cet appétit de connaître ce qui est vraiment et absolument, constitue la plus haute vision de l’âme, la plus parfaite, la meilleure, la plus directe. C’est ici le sixième degré de son activité. Autre chose est, en effet, cette purification de l’œil de l’âme qui lui enlève tout regard superflu ou j téméraire et toute vision malséante, autre chose de conserver, d’affermir cette santé qui permet de diriger un regard droit et serein sur ce qu’il faut contempler.
Cinquième et sixième degrés nous font voir tout ce [724c] dont l’âme est capable en elle-même.
Remarquez toutefois que ceux qui veulent posséder ce regard droit et serein avant de s’être purifiés et guéris de leurs blessures, sont à ce point repoussés de la lumière de vérité, qu’ils en viennent à imaginer qu’elle ne renferme rien de bon, qu’elle contient même beaucoup de mauvais, et ils lui dénient le nom de Vérité. Non sans une sorte de passion et de volupté misérable, ils se réfugient alors au sein de leurs ténèbres – ces ténèbres dont leur maladie s’accommode après qu’ils ont maudit le remède. D’où la parole divinement inspirée et d’un parfait à-propos du Prophète : « Créez en moi un cœur pur, ô Dieu, et faites naître dans mes entrailles un esprit de rectitude » (Psaume L, 12). Cet esprit droit, c’est, à mon avis, ce qui ne permet pas à l’âme de dévier ou de se perdre dans la recherche de la vérité. Sans aucun doute il ne saurait surgir en elle, si le cœur auparavant n’avait été purifié, c’est-à-dire, si la pensée même ne s’était d’abord libérée de toute cupidité et dégagée [724d] de la fange des réalités qui passent.
{{Septième degré : la jouissance du Bien souverain.}} – Nous voici donc arrivés à cette vision et contemplation de la Vérité souveraine qui forme le septième degré de l’âme. Ce n’est déjà plus un degré; c’est comme le lieu de repos où les autres degrés conduisent. Quant aux joies que procure à l’âme la jouissance du Bien véritable et souverain, quant au souffle de paix profonde qui se dégage de cet état, celui-là seul peut en parler qui en a fait l’expérience.
{{{II. – Ascension ou déchéance.}}}
{{Anabathmos.}} Gravissant tous ces échelons, l’âme fidèle [à sa vocation] et brûlant du désir [de Dieu], opère son {anabathmon}, c’est-à-dire son ascension, avec une sollicitude empressée. « Disposant des ascensions dans son cœur », elle parvient jusqu’à ce heu que Dieu lui a destiné et qu’il a préparé pour elle. Elle inaugure cette vie de Dieu dont parle l’Apôtre [[IIe aux Corinthiens, IV, 11, et Epître aux Ephésiens, IV, 18.]], vie toute [725a ] spirituelle, dans la joie du Saint-Esprit, dans l’espérance des enfants de Dieu, dans la contemplation et l’imitation de la souveraine Justice. Aussi longtemps que se prolonge son séjour en ce bas monde, tant qu’elle ne voit qu’en partie, en énigme et dans un miroir [[Ire aux Corinthiens, XIII, 12.]], elle continue à se servir de ses passions naturelles, de telle sorte que toutefois, bien qu’enfermée dans une chair, elle ne vive pas selon la chair et devienne presque impassible [[C’est l'{apatheia} bien connu des anciens, état qui n’a rien à voir avec l’impeccabilité, ni même avec l’indifférence : l’âme est tranquille, à l’abri dos concupiscences. Celles-ci n’ont pas disparu, mais l’âme les domine, « les convoitises se trouvant reportées, comme dit Guillaume dans la Lettre d’Or (I, 8, 23), du corps sur l’esprit et des sens sur la conscience ».]]. Ses passions elles-mêmes, à vrai dire, ne sont plus des passions, mais comme autant de vertus. L’âme craint, mais sa crainte est religieuse; elle souffre, mais seulement de se sentir encore éloignée du Royaume; elle connaît l’allégresse, celle que donne l’épanouissement de la charité; joyeuse, elle s’élance dans la voie des commandements de Dieu, croyant tout, espérant tout, supportant tout, transportée d’amour à la vue de ce qui l’attend.
Tant que demeurent ces trois vertus : la foi, l’espérance, la charité, l’âme se repose doucement dans ce dont elle jouit déjà, dans ce qu’elle endure, dans ce qu’elle [725b] attend. Mais lorsque la mort aura été engloutie par la victoire, lorsque aura pris fin ce qui est partiel, il n’y aura plus de foi, il n’y aura plus d’espérance, mais la seule réalité. Dans cette réalité, régnera, s’épanouira la plus grande de toutes les vertus : la charité. Crainte et douleur auront disparu; foi et espérance auront passé [dans leur objet]. Alors ce sera l’entrée dans la joie du Seigneur, cette joie dans laquelle l’âme bienheureuse est appelée à pénétrer pour y demeurer à jamais; ce sera aussi la rentrée dans ce corps qui lui appartient, en vue de la résurrection; et, de la sorte, ce qui eut part à son labeur ici-bas aura part également à sa gloire dans l’éternité.
{{Katabathmos.}} – Combien différent est le sort de l’âme stérile et dégénérée! – Doit-on encore l’appeler «âme », elle qui s’est suicidée et qui porte la mort en soif ? Elle opère son katabathmon, c’est-à-dire sa descente vers le bas; elle précipite sa chute et consomme sa ruine de sorte que, « déjà souillée, elle se souille encore davantage » [[Apocalypse, XXII, 11.]]. Etrangère à la vie de Dieu, tout ce qu’elle fait, tout ce qu’elle éprouve est « à l’envers ». Créée à l’image de Dieu et pour la vision divine, elle a commencé à perdre le goût de Dieu au moment même [725c] où elle devait commencer à le goûter. Elle s’est retirée, comme Caïn, de devant la face du Seigneur [[Genèse, IV, 16.]] et elle habite désormais la région de la dissemblance, la terre de Naïd, c’est-à-dire de la « commotion » [[Interprétation (d’Origène : Homélie XXI sur le texte de Jérémie, n° 10 (PG, XIII, 540b). Naïd (version des LXX), Nod (dans l’Hébreu), est la terre où s’enfuit Caïn de devant la lace de Dieu (Gen. IV, 16).]]. Rejetée hors des frontières de la vertu, elle devient la proie des vices. Etrangère à la paix de Dieu, elle s’agite au dedans d’elle-même. Muant en malice et en vices ses capacités naturelles, elle s’enfonce dans l’iniquité. Elle se vautre dans les plaisirs trompeurs de la chair et des sens et s’adonne à la luxure. La voilà devenue [726a] comme le cheval et le mulet, qui n’ont aucune intelligence (Psaume XXX, 9), habile seulement dans l’art de mal faire, incapable de bien agir. Nul souci d’elle-même, aucun souvenir de Dieu. Aussi se voit-elle tourmentée affreusement par ses passions qui la consument misérablement : elle ne craint plus que ce qui est gênant pour les sens, n’a de joie qu’à l’approche de ce qui peut les flatter, et souffre seulement de la disparition de ces attraits pernicieux. Bref, elle est en tout semblable aux animaux et aux bêtes de somme, avec pourtant cette différence, déjà notée précédemment, que ce qui est naturel chez eux devient vice dans l’âme humaine.
Cependant, l’état de langueur excessive, où finit par la plonger l’habitude des vices, l’abrutit à ce point qu’elle devient comme impassible ou comme insensible : dans l’excès de sa perversité, elle n’épargne pas à sa chair les inconvénients, les souffrances, si durs et pénibles qu’ils soient, du moment que tout cela sert à ses propres corruptions; l’avarice, la concupiscence de la [726b] chair ou des yeux, l’ambition du siècle.
Ainsi va sa vie, tant qu’elle demeure prisonnière du tombeau du corps. Lorsqu’elle en est arrachée, peu s’en faut qu’elle ne meure tout entière avec lui, à la manière de l’âme des bêtes, à laquelle elle se sent assimilée. A complètement disparu d’elle, en effet, cette vertu vraiment essentielle dont parle la divine Sagesse : « Crains Dieu, observe ses commandements, c’est le tout de l’homme ici-bas » (Ecclésiaste, XII, 13). Cependant, au très juste jugement de Dieu, il n’est pas accordé à l’âme de mourir tout entière; elle est maintenue « passible », mais pour la douleur seulement. Elle sera désormais exclue de toute joie, étrangère à toute espérance; elle ne craindra plus la souffrance, mais elle sera tout entière assujettie à la douleur. Sans aucun doute, un atome de vie lui demeure [dans cet état], puisqu’elle doit vivre pour la seule souffrance. Elle garde la faculté de sentir et de jouir, pour pouvoir être purifiée ou tourmentée. Elle reste propre à donner la vie : un jour elle vivifiera à nouveau le corps, afin d’être tourmentée à tout jamais en compagnie [726c] de celui, avec lequel elle eût souhaité, si la chose eût été possible, pécher durant l’éternité. Ah! qu’il serait préférable, qu’à la façon de l’âme des bêtes, une telle âme disparaisse tout entière avec le corps ! Elle échapperait de la sorte au châtiment éternel.
Cette différence entre l’âme bienheureuse et l’âme damnée vient de la différence de leur amour. Chez l’une l’amour a gardé sa dignité naturelle; chez l’autre il a dégénéré en animalité charnelle, identique à celle des bêtes.