{« Théophile à Jean, salut ! »}
PL, 180 On rapporte la réponse, fameuse jadis chez [695-696] les Grecs, de l’Apollon de Delphes : « Homme, connais-toi toi-même ! ». Cette même parole, Salomon, que dis-je, le Christ, la profère dans le Cantique : « Si tu ne te connais pas, dit-il, va-t-en ! » [[Cantique des Cantiques, I, 7.]]. Quiconque, de fait, ne s’arrête pas, par une sage contemplation, à ce qui est de son propre fonds, est nécessairement entraîné, par une vaine curiosité, vers les réalités étrangères. En conséquence, si le sens suffit à peine à l’homme, doué de raison – s’il n’est assisté par la grâce – pour se connaître lui-même, si d’autre part cette connaissance ne lui sert pas à autre chose qu’à s élever, en partant de son être propre, jusqu’à Celui dont il est issu et qui est au-dessus de lui, c’est aberration lamentable, c’est folie que d’éparpiller hors de soi, sur des réalités étrangères, une intelligence à qui la nature, bien mieux l’auteur de la nature, Dieu lui-même, ont assigné le « chez soi », avec autant d’insistance, comme champ d’investigation.
Notre but [dans cet ouvrage] est de scruter de quelque manière, par le dedans et par le dehors, dans son âme et dans son corps, ce microcosme, autrement dit, ce petit monde qu’est l’homme. Nous tenterons de nous hausser, par l’intelligence des choses visibles et sensibles qui nous sont propres, jusqu’à l’auteur des réalités visibles et invisibles. Nous éclaircirons d’abord quelques problèmes relatifs à la nature du corps humain; nous aborderons ensuite les questions qui regardent l’âme.
Qu’on le sache : ce qu’on va lire n’est pas de mon invention. Aux philosophes et aux naturalistes [[Littéralement physiciens, physikoi ; le mot reviendra souvent dans la suite. On sait comment l’entendre.]], pour une part, aux docteurs ecclésiastiques pour l’autre, j’ai emprunté non seulement leurs opinions, mais, dans leur texte original, leurs propres paroles ou écrits. Ce sont ces extraits de leurs livres que j’ai rassemblés et amalgamés ici.
{{Livre premier – PHYSIQUE DU CORPS (extraits)}}
{{{1° Les éléments et les humeurs.}}}
[695a] Tout corps animal a été formé de terre, autrement dit composé de quatre éléments. Autre est en effet le corps formé de la terre, autres sont ses « constituants ». Ces constituants, ce sont les quatre éléments. Chacun des quatre éléments possède une qualité qui lui est propre et qui lui suffit : le feu est chaud, l’air est humide, l’eau est froide, la terre est sèche. Mais la mobilité du feu lui communique la sécheresse. Il est à la fois chaud et sec. L’air, qui vient en dessous du feu, reçoit de lui la chaleur, propriété initiale et naturelle du feu. Humide en soi, il devient chaud sous l’influence de ce dernier. L’eau est placée en dessous de l’air, et c’est pourquoi l’humidité s’ajoute au froid qui lui est propre. La terre enfin, sèche en elle-même, devient froide sous l’action de l’eau.
S’il n’entrait qu’un seul élément dans la constitution du corps, la douleur en serait absente. C’est l’opinion d’Hippocrate [[Hippocrate dit expressément : « {Si unum homo esset, nunquam doleret, neque enim esset unde doleret, si unum esset; quodsi etiam doleret, unum esset quod sanaret} », cité par Némésius d’Emèse, De la nature de l’homme, chap. V, Des éléments, PG, XL, 629-6306; et par Denys l’Exigu, lequel insère une partie du chapitre V de l’ouvrage de Némésius dans sa traduction du traité de Grégoire de Nysse : Sur la formation de l’homme; cf. PL, LXVII, 387a-3886. Notons que tout le moyen âge, sur la loi de traducteurs comme Alfen de Salerne et Burgundio de Pise, a tenu le {De natura hominis} pour l’œuvre de Grégoire de Nysse. Saint Thomas le citera sous ce nom : Ia, quæst. 81, art. 2; ibid. q. 82, a. 5.]]. L’unité de composition écarterait en [696a] effet de lui toute occasion de souffrance. Mais la terre boueuse devient eau; l’eau raréfiée et chauffée jusqu’à l’évaporation se change en air; condensé et comprimé, l’air devient eau et ainsi de suite. C’est l’origine de la corruption [par conséquent de la souffrance].
Des quatre éléments sont issues les humeurs du corps humain – aussi sont-elles appelées « filles des éléments » -. Elles sont au corps animal ce que les éléments sont au monde. Elles dispensent et entretiennent la vie et la santé du corps, si toutefois elles sont réparties dans la mesure et de la manière qui est propre à chacune d’elles, si elles ne sont pas corrompues par quelque vice ou accident. Mais, on l’a vu, l’eau, par condensation, se change en terre; la terre boueuse se transforme en eau. Ainsi en va-t-il des humeurs : elles se corrompent mutuellement, par influence réciproque. Elles sèment alors la corruption dans le corps qu’elles ont mission de vivifier. Elles détruisent ce dont elles devaient assurer la prospérité.
Le principe constitutif de la complexion du corps, c’est donc la fusion dans son sein des quatre éléments; fusion initiale et parfaitement naturelle, qui doit rester [697a] uniforme, harmonieusement agencée, de telle sorte que les contraires ne se combattent ni ne se détruisent. En revanche l’élément chaud doit être tempéré sans cesse par l’élément froid, l’élément froid par l’élément chaud, et ainsi des autres. La complexion est alors parfaite. Avec l’accord de la nature, il y a « eucrasie », autrement dit « bon tempérament » – les quatre qualités foncières se tempérant l’une par l’autre. Tant que ces qualités natives demeurent dans de justes proportions, le corps humain ne peut être infesté par la maladie. Il est alors dit « eucratique », soit d’excellente complexion. Lorsque l’équilibre est détruit, le corps en subit aussitôt le contre-coup. Inutile de nous étendre sur ce sujet. Voyons comment se forment les humeurs et comment elles s’alimentent.
{{{La formation des humeurs.}}} – Toute nourriture, d’où qu’elle vienne, est composée des quatre éléments, comme le corps dont on a parlé. Au reste, la nature des éléments se prête à une foule de combinaisons. Chaud, froid, sécheresse, humidité, entrent dans les aliments dans des proportions différentes. D’où l’extrême variété de la nourriture.
L’auteur entre alors dans une description minutieuse et relativement exacte du phénomène de la digestion et des organes digestifs (697b) : a) la bouche, les dents et la langue; mastication, préparation des aliments; b) première digestion : l’œsophage et l’estomac (697d) ; c) seconde digestion : les intestins ; filtrage des sucs nutritifs qui sont conduits jusqu’au foie. Là se forment les humeurs, au cours d’une troisième digestion : la digestion hépatique :
[698b] Tout ce qui est feu dans le chyle est recueilli par la bile rouge ({cholera rubra}); tout ce qui est air, par le sang; ce qui est humide ou aqueux, par le phlegme (phlegma); ce qui est épais ou terreux, par la bile noire ou « mélancholie » ({melancholia}). Ainsi se forment les humeurs. Elles sont ensuite réparties à travers tout le corps humain.
Longue digression sur le rôle des humeurs, leur influence réciproque, le mode de leur répartition (698b-700b).
{{{2° Forces vives et esprits vitaux.}}}
[700b ] Telle est la répartition des humeurs, issues de la digestion hépatique. De la ferveur de cette même digestion procède une sorte de vapeur, qui donne naissance à l’esprit que l’on appelle « naturel », lequel vivifie le foie lui-même et lui permet de répondre aux exigences de la vertu naturelle. Trois forces vives ou « vertus » se partagent en effet la conduite du corps humain – on appelle ici « vertu » la disposition d’un organe pour telle opération qui lui est propre-. Il y a la vertu naturelle, qui a son siège dans le foie; la vertu spirituelle, qui gît dans le cœur; la vertu animale enfin, [700c] qui réside dans le cerveau [[Dans ce paragraphe, nous sommes contraints de faire des coupures dans le texte de notre auteur, pour ne retenir que la moelle de son discours. Trop esclave de ses citations, trop désireux également de ne rien laisser passer qui puisse intéresser le lecteur, Guillaume se répète et son travail manque un peu de cohérence. Il nous arrivera aussi de rétablir l’ordre logique des idées (702d, par exemple, a sa place tout Indiquée à la suite de 701c, et 702c vient logiquement après 701a et 702d). De toutes façons notre texte n’est ni un résumé ni un commentaire. Toutes les périodes que nous traduisons se trouvent dans l’original et la pensée est scrupuleusement respectée.]]…
{{{Vertu naturelle.}}} – Tour à tour appétitive, rétentive, digestive et expulsive, la vertu dite « naturelle » est commune aux plantes, aux animaux et aux hommes. Elle préside aux fonctions génératives, nutritives et à la croissance. Le sperme et surtout le sang lui servent d’agents principaux. L’action du sang est secondée par trois organes, chargés d’en filtrer les impuretés : le fiel, la rate et les reins. Le fiel attire la bile rouge et neutralise [700d] en partie ses propriétés corrosives. La rate retient les matières indésirables du sang. Les reins filtrent et évacuent dans la vessie les superfluités aqueuses qui sont ensuite expulsées dehors. Telles sont les opérations de l’esprit dit « naturel », né dans le foie, régisseur et propulseur de la vertu naturelle, dont il surveille l’activité.
{{{Vertu vitale ou spirituelle.}}} – La vertu spirituelle gît dans le cœur. Commune aux hommes et aux bêtes, elle commande la respiration et la circulation du sang. Sous son action le cœur se dilate et se contracte tour [701a] à tour. La dilatation du cœur entraîne celle des artères; elle produit l’aspiration de l’air extérieur et celle du sang, qui, par les veines, afflue du fond de l’organisme. Le cœur a pour adjuvants les poumons, les cartilages et les muscles de la poitrine. L’air inspiré dans les poumons a pour fin de tempérer le foyer cardiaque. Car le cœur est à la base de la chaleur animale et s’il n’est méthodiquement refroidi, il risque de se consumer ou de brûler les organes voisins. L’excès de [701b] la chaleur cardiaque est expulsé au dehors sous forme d’exhalaison. On dit parfois que le cœur repose au sein du poumon comme sur le sein d’une nourrice. C’est que l’air est pour cet organe une véritable nourriture. S’il vient à manquer tout à fait, le cœur ne tarde pas à mourir. Les physiciens disent avec raison que l’homme ne peut vivre plus de sept jours sans nourriture et plus de sept heures sans air [[On rencontre cette idée tout particulièrement chez l’auteur anonyme du traité Sur les chairs, {Peri sarkon} ; cf. T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce, t. I, Paris, 1928, p. 330.]]. [701c] Né dans le cœur, l’esprit vital ou souffle spirituel [[{Spiritus spiritualis}, l’esprit spirituel est ainsi appelé parce qu’il préside au « souffle », à la double respiration, celle du poumon qui attire l’air, celle du cœur qui attire le sang du fond de l’organisme. Pour la même raison, c’est l’esprit vital par excellence; Guillaume écrit de lui : « {Virtus est spiritualis quse vivificat omnia et a qua vivit quidquid vivit in corpore; et hic est spiritus spiritualis}. » (701b in fine). Pour éviter toute amphibologie, nous l’appellerons l’esprit vital.]] se répand à travers les membres, véhiculé par le sang le long des artères, entretenant et développant la vitalité du corps. Les artères sont des canaux couverts et tapissés de poils. Ceux-ci ont pour mission soit de retenir la chaleur qui vient du cœur, soit d’opérer, au cours de la circulation, la purification du sang.
[702d] Le cœur, on l’a déjà dit, est brûlant de sa nature. Aussi attire-t-il à lui tout ce qui peut tempérer sa chaleur fondamentale (= l’air et le sang). Divisé en deux oreillettes, il reçoit dans l’oreillette droite, par l’intermédiaire d’une veine, le sang qu’il aspire du foie. Il expulse ensuite ce même sang – et avec lui l’esprit vital – à travers le corps, par le moyen d’une grosse artère qui sort de l’oreillette gauche. Veines et artères sont d’ailleurs en étroite relation à travers tout le corps-Par des pores que la nature prévoyante leur a ménagés, elles communiquent entre elles et procèdent à des échanges. Les artères font passer dans les veines l’esprit vital; les veines passent aux artères la nourriture qu’elles véhiculent. Si bien qu’en aucun endroit le sang ne perd de sa richesse ni de sa vertu nutritive.
[702c ] {{{Grave erreur à propos de l’esprit vital.}}} – Un certain nombre de philosophes, pour qui l’âme était corporelle, l’ont parfois identifiée avec l’esprit ou vertu vitale dont nous venons de parler [[Les Stoïciens ,en particulier, si nous en croyons Némésius d’Emèse: « {Et hi ipsi (philosophi) qui corpus esse animam volunt, de ejus essentia inter se non conveniunt : Stoïci enim spiritum aiunt esse animam concalefactum et igneum; Critias sanguinem; Hippon philosophus aquem; Democritus ignem}, etc.. ». De la nature du Corps, ch. II, De l’âme, l. c, 5356.]]. Grave erreur.
L’âme est en effet une substance spirituelle, formée à l’image de Dieu et fort semblable à son modèle. Elle est présente au corps comme Dieu l’est au monde. Autrement dit, elle est partout et partout tout entière; tout entière dans les opérations naturelles, toute dans les opérations vitales, toute dans les animales. Mystérieuse dans les naturelles, son action est plus obscure dans les opérations animales, pour devenir tout à fait cachée dans les opérations vitales [littéralement spirituelles]. Elle préside naturellement aux fonctions génératives et nutritives du corps humain. Elle est passive et active dans les fonctions dites animales (sensation et mouvement); elle commande directement les fonctions spirituelles (respiration et circulation). Quant aux vertus dites naturelle, animale et vitale, elles ne sont pas l’âme, mais des instruments de l’âme [[Tout ce passage est personnel à Guillaume; mais déjà s’annonce le disciple de Grégoire de Nysse qui parlera dans le second livre.]]. Revenons d’ailleurs à notre sujet.
{{{Vertu animale.}}} – La vertu dite « animale » est produite par le passage du sang à travers la boite crânienne [[Guillaume professe sur le crâne et sur le cerveau des idées plutôt étranges – qui sont d’ailleurs celles des anciens et de tous ses contemporains. « La boite crânienne, écrit-il, est composée d’un grand nombre d’os, tant à cause des « fumigations » du cerveau (car alors les vapeurs trouvent une issue par les pores ménagés entre les jointures des os), qu’en raison des veines et des artères qui, par ces mêmes ouvertures, pénètrent dans le cerveau » (701d). – Nous lisons un peu plus bas, qu’arrivées sous l’enveloppe crânienne, les artères qui véhiculent l’esprit vital (avec le sang) se ramifient à l’infini et forment un filet aux mailles serrées. C’est au cours de son séjour à l’intérieur de ce filet que le souffle spirituel, purifié et enrichi par une espèce de digestion, donne naissance à l’esprit dit animal. Il gagne ensuite une petite poche sur le devant du cerveau, où il subit une nouvelle épuration (les impuretés sont rejetées par les ouvertures de palais et par les narines). Devenu tout à fait subtil, il traverse tout le cerveau et gagne la partie inférieure, où il servira d’agent à la mémoire et au mouvement, tout comme lors de son séjour dans le premier ventricule, il a prêté son concours aux phénomènes delà sensation et de l’imagination (701d-702a). Physiologie simpliste; théories d’une audace naïve, que nous excusons d’ailleurs. L’intérêt du {De natura corporis et anima} n’est pas là !]]. Elle a le cerveau pour siège. Plusieurs de ses opérations nous sont communes avec les bêtes; d’autres nous sont exclusives.
[702a ] Il faut savoir que le cerveau opère tantôt par lui-même, tantôt par l’intermédiaire de ses acolytes (autrement dit du système nerveux). Par lui-même, il raisonne, il imagine, il se remémore. Telle une reine et maîtresse, la raison qui nous élève au-dessus des animaux, siège au centre de cet organe; l’imagination [702b] est en proue, c’est-à-dire dans la partie antérieure du vaisseau cérébral; la mémoire en poupe, soit en arrière du même vaisseau. C’est en proue également que se trouve le centre nerveux, récepteur des sensations; de la poupe partent les incitations motrices, transmises par les nerfs aux différents membres.
Raison, mémoire, imagination sont donc le propre du cerveau humain. Les animaux sans raison se représentent et se souviennent, tout comme ils sentent et se meuvent. Autrement, comment le chien reconnaîtrait-il son maître, comment l’oiseau retrouverait-il son nid ? II faut savoir néanmoins qu’il n’y a chez eux ni mémoire, ni faculté imaginative, mais seulement une capacité sensorielle beaucoup plus grande que chez l’homme. Leur âme est sans intelligence, fixée au corps dont elle dépend toute. C’est une simple faculté de sentir et de se mouvoir. Aussi bien, leurs mouvements sont-ils plus rapides [[Ce sont, en somme, des réflexes, non des mouvements raisonnés.]] et leurs membres plus déliés que chez l’homme. [703a] C’est par les nerfs, ses auxiliaires, que le cerveau commande les mouvements et perçoit les [704a] sensations . […..] Le principal de ces auxiliaires est un nerf énorme, appelé « nucha » en langue arabe. Partant de la base du cerveau, ce nerf descend, à travers les vertèbres du dos, ou épine dorsale, jusqu’aux parties inférieures du tronc. La « nucha » ou moelle épinière présente de grandes affinités avec le cerveau qu’elle dessert. Comme lui, elle est protégée par une double enveloppe, osseuse et cartilagineuse. Une maladie de la moelle, ou même une simple incision, paralyse toute sensation et tout mouvement en dessous de la lésion ou de la partie malade.
{{{3° Les organes des sens}}} [[Dans ce paragraphe, nous ne ferons que résumer le texte de Guillaume.]].
L’auteur nous apprend ensuite que la partie antérieure du cerveau est plus molle, plus délicate, afin d’être plus sensible aux diverses sensations. La partie postérieure au contraire est plus dure, plus résistante, en raison des incitations motrices dont elle est la source (704b). Il passe ensuite aux organes des sens. Chacun d’eux fait l’objet d’une description minutieuse. L’œil surtout est décrit avec de grandes précisions (704c-706a). C’est un merveilleux instrument, le plus digne des organes des sens. Il est placé à proximité du siège de la raison humaine « comme si la nature avait voulu faire remarquer que l’œil est, parmi les sens du corps, celui qui se rapproche le plus de l’intelligence (comprendre et voir ne sont-ils pas des opérations de nature semblable ?), et, en même temps, celui qui est le plus nécessaire à cette même intelligence, pour discerner ce qui se trouve en dessous d’elle et autour d’elle » (704c). Le phénomène de la vision nous est décrit comme la rencontre et la fusion de deux éléments, l’un qui émane du cerveau, l’esprit visuel; l’autre qui part des choses visibles, l’air. Tous deux ont la propriété de se mêler aux couleurs, de s’identifier de quelque manière avec elles. L’esprit visuel sort du cerveau, envahit l’œil de sa propre luminosité, traverse le cristallin, qui se laisse informer par lui, sort finalement au dehors, où il rencontre l’air, chargé lui-même des couleurs des choses. Se mêlant à lui, il perd en quelque sorte sa luminosité native, se pénètre de celle de l’air, puis retourne au cristallin. Affecté par une nouvelle radiation, le cristallin en avertit aussitôt le cerveau. L’esprit de l’homme se rend ainsi compte de la couleur des objets, et grâce à leur couleur, il discerne la forme, la grandeur des corps, comme il en suit les mouvements (705cd) [[On reconnaît dans tout ceci les théories d’Empédocle sur la perception en général. Selon le maître d’Agrigente (analysé par Théophraste), celle-ci est due à la rencontre d’un élément qui est en nous avec le même élément au dehors de nous. Ainsi la vision est produite par le feu intérieur de l’œil, qui sort à le rencontre de l’objet. Cela nous paraît étrange parce que nous sommes habitués à l’idée d’images imprimées sur la rétine. Mais le fait de regarder une chose semblait, sans aucun cloute, beaucoup plus être une action procédant de l’œil qu’un état purement passif. » John Burnet, L’aurore de la philosophie grecque, édition française par A. Reymond, Paris, 1919, p. 289. Voir, par ailleurs, note complémentaire [3], la description par Platon du phénomène de la vision.]].
Toute perception suppose d’ailleurs une certaine transformation du sentant en l’objet senti [[« {Omnis sensus sentientem transmutat quodammodo in id quod sentitur, alioquin non est sensus} » (706a). Application du fameux axiome platonicien : « Seul le semblable connaît le semblable. » Guillaume ne dit pas d’ailleurs en quoi consiste cette espèce d’assimilation du sentant en l’objet senti.]]. Dans la vision, c’est l’éclat intérieur de l’œil qui s’adapte aux radiations émanant des différents corps (709a). Dans l’odorat, les vapeurs odorifiques, pénétrant par les narines avec l’air inspiré, changent la nature des « effluences » [[Le mot et l’idée sont d’Empédocle : « Sache que des « effluences » s’écoulent de toutes les choses qui sont nées, Fragment 89, dans John Burnet, op. cit., p. 250. Voir également dans Théophraste (ibid., p. 281) : « Empédocle dit que la perception est due aux « effluences » appropriées aux passages de chaque sens. »]] qui descendent du cerveau. L’esprit perçoit cette mutation et ainsi se produit l’odorat (706b).
Le tympan ({operimentum nervorum}) est à l’oreille ce qu’est à l’œil le cristallin. Le son est un ébranlement de l’air. L’air ébranlé pénètre donc dans l’oreille et parvient jusqu’au tympan, lequel recouvre le nerf qui vient du cerveau. Le tympan se mue aussitôt en la nature de l’air qui le frappe. La perception de ce changement, transmise au cerveau par le nerf auditif, constitue l’ouïe (706b).
Même phénomène à propos du goût et à propos du toucher (706d-707a) [[A la base de toute sensation, il y a donc une transformation, une certaine assimilation du sentant en l’objet senti; plus exactement un échange d’effluences » comme écrivait Empédocle, les unes provenant du cerveau et constituant ce qu’on pourrait appeler la tonique, la fondamentale du sens, les autres émanant des choses et venant ébranler, puis modifier et assimiler les effluences cervicales. Les unes et les autres sont d’ailleurs de même nature. La perception visuelle résulte du contact de deux clartés; la perception auditive, de celui de deux éléments semblables ; {sunt enim similia, quia utraque aeria} (700d). De toutes façons, l’organe du sens n’est pas un récepteur purement passif, mais actif et passif à la fois; théorie de première importance où, du reste, il est difficile de faire la part des éléments platoniciens et aristotéliciens. Guillaume s’en servira avec bonheur pour illustrer sa théorie de la connaissance et en particulier de la connaissance de Dieu.]].
Après avoir fait remarquer que les quatre âges de la vie correspondent aux quatre éléments et aux quatre humeurs précités (707b), l’auteur conclut son exposé :
{{{Conclusion.}}}
[708a] Notre étude sur l’homme extérieur est maintenant terminée. En fait, à propos du corps, nous n’avons pas seulement traité des matières qui tombent sous les sens, mais nous avons abordé un certain nombre de phénomènes que la raison et l’expérience sont seules en mesure d’expliquer. Ces phénomènes n’ont pas échappé aux physiciens naturalistes et aux philosophes lorsqu’ils entreprirent de scruter la dignité de notre nature. Ils n’en ont pas moins erré, et d’une manière tout à fait absurde, lorsqu’ils voulurent identifier avec » lesdits phénomènes cette éminente partie de l’homme qui fait de lui l’image du Dieu incorruptible et qui l’élève au-dessus de tous les autres êtres animés, à savoir l’âme raisonnable.
Relevons ici et saluons comme en passant – il est temps de parler de l’âme – la beauté du corps humain. Seul entre tous les animaux, l’homme se tient droit naturellement, tout entier tendu vers le ciel, comme pour attester qu’il possède quelque parenté avec lui [[« Nous pouvons affirmer que notre âme intelligente nous élève au-dessus de la terre, en raison de son affinité avec le Ciel, car nous sommes une plante non point terrestre mais céleste. Et en effet, c’est du côté du haut […] que Dieu a suspendu notre tête […] et, de la sorte, il a donné au corps tout entier la station droite. » Platon, Timée, 90ab , traduction de A. Rivaud, Platon, Œuvres complètes, t. X (Les Belles-Lettres), Paris, 1925, p. 225.]]. Une harmonie, agréable à l’œil, préside à la répartition des membres le long du corps : unité dans le sens de [708b] la longueur, à laquelle répond, dans le sens de la largeur, une exacte parilité [[On voit ce que l’auteur veut dire : si nous prenons l’homme dans le sens de la longueur, nous trouverons, disposés un par un au milieu du corps, un certain nombre d’organes (les plus utiles ou les plus nobles, disait Cassiodore, De l’âme, ch. IX, De la position du corps, PL, LXX, 1295) : le cerveau, le nez, la bouche, la langue, le cœur, le foie, etc.. Dans le sens de la largeur sont répartis, et cette fois deux par deux, le» organes qui sont en quelque sorte les adjuvants des premiers : les yeux, les oreilles, les bras, les jambes, les lobes pulmonaires, les reins, etc..]]. Tout, dans le corps, est d’ailleurs pesé, mesuré, compté. La disposition des membres, deux par deux de chaque côté du corps humain, atteste un parfait équilibre. Les divers essais tentés pour mesurer le corps de l’homme sont également probants. Témoin cette expérience des physiciens : l’homme étant couché sur le dos, les mains et les pieds étendus, on place au centre du nombril l’une des pointes d’un compas. L’autre pointe trace alors, tout autour du corps humain, un cercle qui embrasse exactement les différents membres [[Plusieurs canons sont construits sur ce principe, celui de Léonard de Vinci, par exemple, surtout celui du sculpteur français Ch. Rochet (+ 1900) qui inscrit la figure humaine dans un hexagone régulier (inscrit lui-même dans un cercle). Comme on le voit par ce texte de Guillaume, l’idée remonte à la plus haute antiquité. Un autre type de « canon » ancien est celui de Nicomaque de Gérase qui inscrit la figure humaine dans un cercle et un pentagone régulier : le fameux pentagramme ou pentalpha à qui les néopythagorieiens attribuaient un pouvoir magique. Guillaume a dû rencontrer dans les écrits des médecins arabes quelque chose des théories de Nicomaque sur le « nombre » du corps humain; d’où les remarques qu’il fait ici.]]. A propos du nombre, les preuves ne manquent pas non plus. Ne disons rien des membres extérieurs, dont nul ne peut ignorer le chiffre. Mais il est certain que tous les organes [708c] internes sont également en nombre constant. D’aucuns ont voulu dénombrer les os et ils sont arrivés au chiffre de deux cent quarante et un. On a découvert sept paires de nerfs sortant du cerveau, trente-deux paires sortant de la moelle épinière, sans parler d’un nerf isolé. Veines, muscles, organes divers suivent la même règle, ce n’est pas douteux, et sont, dans tout le corps humain, en nombre déterminé.
Mais il est temps, nous l’avons dit. de passer à l’étude de l’âme. Laissons donc là naturalistes, philosophes et leurs opinions. Voyons ce que les Pères catholiques ont appris de Dieu à ce sujet et ce qu’ils ont fait savoir aux hommes.