Saint Esprit (Eckhart)

Prêche la Parole, prêche-la au dehors, propose-la, porte-la au dehors, enfante la Parole ! » « Prêche-la au dehors ! » Ce que l’on vous dit du dehors, c’est une chose grossière ; cela ( = la Parole ) est dit à l’intérieur. « Prêche-la au dehors ! », c’est-à-dire : Trouve que cela est en toi. Le prophète dit : « Dieu dit une chose, et j’en entendis deux. » C’est vrai : Dieu ne dit jamais qu’une chose. Son dire n’est rien qu’une chose. En un dire un il dit son Fils et en même temps le Saint Esprit et toutes créatures, et il n’est rien qu’un ( seul ) dire en Dieu. Mais le prophète dit : « J’en entendis deux », c’est-à-dire : J’ai perçu Dieu et ( les ) créatures. Là où Dieu dit cela, là c’est Dieu ; mais ici c’est créature. Les gens s’imaginent que c’est là-bas seulement que Dieu est devenu homme. Il n’en est pas ainsi, car Dieu est devenu homme ici aussi bien que là-bas, et la raison pour laquelle il est devenu homme, c’est pour qu’il t’engendre ( comme ) son Fils unique et non pas moins. Eckhart: Sermon 30

Voyez, prêtez maintenant attention ! Si un et simple par delà tout mode est ce petit château fort dans l’âme dont je parle et que je vise que cette noble puissance dont j’ai parlé n’est pas digne de jamais jeter une seule fois un regard dans ce petit château fort, ni non plus cette autre puissance dont j’ai parlé où Dieu arde et brûle avec toute sa richesse et avec toutes ses délices, elle ne se risquera pas à y jeter jamais un regard ; si vraiment un et simple est ce petit château fort, et si élevé par delà tout mode et toutes puissances est cet unique Un qu’en lui jamais puissance ni mode ne peut jeter un regard, pas même Dieu. En bonne vérité et aussi vrai que Dieu vit ! Dieu lui-même jamais n’y jette un instant le regard et n’y a jamais encore jeté le regard dans la mesure où il se possède selon le mode et la propriété de ses personnes. Voilà qui est facile à comprendre, car cet unique Un est sans mode et sans propriété. Et c’est pourquoi : Dieu doit-il jamais y jeter un regard, cela lui coûte nécessairement tous ses noms divins et sa propriété personnelle ; cela, il lui faut le laisser totalement à l’extérieur s’il doit jamais y jeter un regard. Mais c’est en tant qu’il est simplement Un, sans quelque mode ni propriété : là il n’est dans ce sens Père ni Fils ni Esprit Saint et est pourtant un quelque chose qui n’est ni ceci ni cela. Eckhart: Sermon 2

Maintenant nous inversons cette parole et disons : Parce que Dieu m’a envoyé son ange, je connais vraiment. Pierre veut dire connaissance. Quant à moi, je l’ai dit souvent : Connaissance et intellect unissent l’âme à Dieu. Intellect fait tomber dans l’être limpide, connaissance court en avant, elle court en avant et fait sa percée pour que là se trouve engendré le Fils unique de Dieu. Notre Seigneur dit en Matthieu que personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils. Les maîtres disent ( que ) connaissance tient dans ressemblance. Certains maîtres disent ( que ) l’âme est faites de toutes choses, car elle a une possibilité d’entendre toutes choses. Cela paraît fou et c’est pourtant vrai. Les maîtres disent : Ce que je dois connaître, il me faut que ce me soit pleinement présent et égal à ma connaissance. Les saints disent que dans le Père est puissance et égalité dans le Fils et union dans le Saint Esprit. C’est parce que le Père est pleinement présent au Fils et Fils pleinement égal à lui que personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils. Eckhart: Sermon 3

La troisième parole est « du Père des lumières ». Par le mot « Père », on entend filiation, et le mort « Père » dénote un engendrer limpide et est une vie de toutes choses. Le Père engendre son Fils dans l’entendement éternel, et donc le Père engendre son Fils dans l’âme comme dans sa nature propre et ( l’ ) engendre dans l’âme en propre, et son être dépend de ce qu’il engendre son Fils dans l’âme, que ce lui soit doux ou amer. On me demanda une fois, que fait le Père dans le Ciel ? Je dis alors : Il engendre son Fils, et cette oeuvre lui est si agréable et lui plaît tellement que jamais il ne fait autre chose que d’engendrer son Fils, et tous deux font fleurir le Saint Esprit. Là où le Père engendre son Fils en moi, là je suis le même Fils et non un autre ; nous sommes certes un autre en humanité, mais là je suis le même Fils et non un autre. « Là où nous sommes fils, là nous sommes de véritables héritiers. » Qui connaît la vérité sait bien que le mot « Père » porte en soi un engendrer limpide et le fait d’avoir de fils. C’est pourquoi nous sommes ici dans ce Fils et sommes de même Fils. Eckhart: Sermon 4

Le Père engendre son Fils dans l’éternité, à lui-même égal. « La Parole était auprès de Dieu, et Dieu était la Parole » : elle était la même chose dans la même nature. Je dis plus encore : Il l’a engendré dans mon âme. Non seulement elle ( = l’âme ) est près de lui et lui près d’elle ( comme ) égale, mais il est dans elle, et le Père engendre son Fils dans l’âme selon le même mode selon lequel il l’engendre dans l’éternité, et pas autrement. Il lui faut le faire, que cela lui soit agréable ou pénible. Le Père engendre son Fils sans relâche, et je dis plus : Il m’engendre ( comme ) son Fils et le même Fils. Je dis plus : Il m’engendre non seulement ( comme ) son Fils, plutôt : il m’engendre ( comme ) soi, et soi ( comme ) moi, et moi ( comme ) son être et sa nature. Dans la source la plus intime, je sourds dans le Saint Esprit, là est une vie et un être et une oeuvre. Tout ce que Dieu opère, cela est Un ; c’est pourquoi il m’engendre ( comme ) son Fils, sans aucune différence. Mon père selon la chair n’est pas mon père à proprement parler, mais ( seulement ) en une petite part de sa nature, et je suis séparé de lui ; il peut être mort et moi vivre. C’est pourquoi le Père céleste est pour de vrai mon père, car je suis son Fils, et j’ai de lui tout ce que j’ai, et je suis le même Fils et non un autre. Car le Père opère une ( seule ) oeuvre, c’est pourquoi il m’opère ( comme ) son Fils unique, sans aucune différence. Eckhart: Sermon 6

Pour qu’en tout temps il nous faille être un adverbe près de ce Verbe, qu’à cela nous aident le Père et ce même Verbe et le Saint Esprit. Amen. Eckhart: Sermon 9

Saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Or personne ne parvient au Père si ce n’est pas le Fils. Qui voit le Père voit le Fils, et le Saint Esprit est leur amour à tous deux. L’âme est si simple en elle-même qu’elle ne peut percevoir en elle que la présence d’une ( seule ) image. Lorsqu’elle perçoit l’image de la pierre, elle ne perçoit pas l’image de l’ange, et lorsqu’elle perçoit l’image de l’ange elle n’en perçoit aucune autre ; et l’image même qu’elle perçoit, il lui faut l’aimer dans la présence. Percevrait-elle mille anges, que cela serait autant que deux anges, et elle n’en percevrait pourtant pas plus qu’un ( seul ). Or l’homme doit s’unifier en lui-même. Maintenant saint Paul dit : « Etes-vous libérés de vos péchés que vous êtes devenus serviteurs de Dieu. » Le Fils unique nous a libérés de nos péchés. Or Notre Seigneur dit de façon plus précise que saint Paul : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés mes amis. » « Le serviteur ne sait pas la volonté de son maître », mais l’ami sait tout ce que sait son ami. « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, cela je vous l’ai annoncé », et tout ce que sait mon Père je le sais, et toute ce que je sais vous le savez ; car moi et mon Père avons un seul esprit. L’homme qui maintenant sait tout ce que Dieu sait, celui-là est un homme qui-sait-Dieu. Cet homme saisit Dieu dans sa propriété même et dans son unité même et dans sa présence même et dans sa vérité même ; pour cet homme tout est rectifié. Mais pour l’homme qui n’est pas accoutumé aux choses intérieures, il ne sait pas ce qu’est Dieu. Comme un homme qui a du vin dans sa cave et n’en aurait bu ni goûté ne sait pas qu’il est bon. Il en est de même des gens qui vivent dans l’ignorance : ils ne savent pas ce qu’est Dieu et ils croient et s’imaginent vivre. Ce savoir n’est pas de Dieu. Il faut qu’un homme ait un savoir limpide clair de la vérité divine. L’homme qui a une visée droite dans toutes ses oeuvres, pour lui, le principe de sa visée est Dieu, et l’oeuvre de cette visée est lui-même ( = Dieu ) et est de nature divine limpide et s’achève dans la nature divine en lui-même. Eckhart: Sermon 10

Or l’homme est tout à fait comme il faut qui vit dans les vertus, car j’ai dit il y a huit jours que les vertus sont dans le coeur de Dieu. Qui vit dans la vertu et opère dans la vertu, il est tout à fait comme il faut. Qui ne recherche pas ce qui est sien en aucune chose, ni en Dieu ni en créatures, celui-là demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Pour cet homme c’est joie que de laisser et de mépriser toutes choses, et c’est joie que d’accomplir toutes choses jusqu’à leur plus haut point. Saint Jean dit : « Dieu est charité », « Dieu est l’amour », et l’amour est Dieu, « et qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui ». Celui qui là demeure en Dieu, il a bon gîte et est un héritier de Dieu, et celui en qui Dieu habite, il a de dignes compagnons près de lui. Or un maître dit qu’à l’âme se trouve donné de par Dieu un don par quoi l’âme se trouve mue aux choses intérieures. Un maître dit que l’âme se trouve touchée sans intermédiaire par le Saint Esprit, car dans l’amour où Dieu s’aime soi-même, dans cet amour il m’aime, et l’âme aime Dieu dans le même amour où il s’aime soi-même, et cet amour dans lequel Dieu aime l’âme ne serait-il pas que l’Esprit Saint ne serait pas. C’est une ardeur et un épanouissement du Saint Esprit où l’âme aime Dieu. Eckhart: Sermon 10

Pour que nous nous trouvions intérieurement dans le jour et dans le temps de l’intellect et dans le jour de la sagesse et dans le jour de la justice et dans le jour de la béatitude, qu’à cela nous aident le Père et le Fils et le Saint Esprit. Amen. Eckhart: Sermon 10

J’ai dit une fois : Unité unit toute multiplicité, mais multiplicité n’unit pas unité. Lorsque nous nous trouvons élevés au-dessus de toutes choses et ( que ) tout ce qui est en nous est porté vers le haut, alors rien ne nous oppresse. Ce qui est au-dessous de moi, cela ne m’oppresse pas. Si je visais Dieu limpidement, en sorte qu’au-dessus de moi il n’y ait rien que Dieu, rien de rien ne serait lourd pour moi, et je ne serais pas aussi promptement troublé. Saint Augustin dit : Seigneur, lorsque je m’incline vers toi, alors m’est ôtée toute pesanteur, souffrance et travail. Dès lors que nous avons dépassé temps et choses temporelles, nous sommes libres et joyeux en tout temps, et c’est alors qu’il y a accomplissement du temps, et alors le Fils de Dieu se trouve engendré en toi. J’ai dit une fois : Lorsque le temps fut accompli, Dieu envoya son Fils. Quelque chose d’autre que le Fils se trouve-t-il engendré en toi, alors tu n’as pas le Saint Esprit et la grâce n’opère pas en toi. L’origine du Saint Esprit est le Fils. Le Fils ne serait-il pas que le Saint Esprit ne serait pas non plus. Le Saint Esprit ne peut avoir nulle part son fluer ni son épanouissement que par le Fils. Lorsque le Père engendre son Fils, il lui donne tout ce qu’il a d’être et de nature. Dans ce don sourd le Saint Esprit. Ainsi est-ce l’intention de Dieu que de se donner pleinement à nous. De même manière que, lorsque le feu veut attirer le bois dans soi et soi en retour dans le bois, il trouve le bois inégal à lui. A cela il faut du temps. En premier lieu, il le rend chaud et brûlant, et alors il fume et craque, car il lui est inégal ; et plus le bois devient brûlant plus il devient silencieux et tranquille, et plus il est égal au feu plus paisible il est, jusqu’à ce qu’il devienne pleinement feu. Le feu doit-il assumer dans soi le bois, il faut que toute inégalité soit dehors. Eckhart: Sermon 11

Ces trois éléments visent trois types de connaissance. L’une est sensible. L’oeil voit fort loin les choses qui sont en dehors de lui. L’autre est intellectuelle, et est bien plus élevée. La troisième signifie une noble puissance de l’âme qui est si élevée et si noble qu’elle prend Dieu dans son être propre nu. Cette puissance n’a rien de commun avec rien ; elle fait de rien quelque chose et tout. Elle ne sait ( rien ) d’hier ni d’avant-hier, de demain ni d’après-demain, car elle est dans l’éternité, ni hier ni demain, là où est un maintenant présent ; ce qui était il y a mille ans et ce qui doit venir dans mille ans, cela est ici présent, et ( aussi bien ) ce qui est au-delà de la mer. Cette puissance prend Dieu dans son vestiaire. Un écrit dit : En lui, par lui et pour lui. « En lui », c’est-à-dire dans le Père, « par lui », c’est-à-dire dans le Fils, « pour lui », c’est-à-dire dans le Saint Esprit. Saint Augustin dit une parole qui par rapport à celle-ci sonne de façon tout inégale et lui est pourtant tout égale : rien n’est vérité qu’il n’ait enclos en soi toute vérité. Cette puissance prend toutes choses dans la vérité. Pour cette puissance aucune chose n’est cachée. Un écrit dit : Pour les hommes la tête doit être nue, et pour les femmes couverte. Les femmes, ce sont les puissances inférieures, elles doivent être couvertes. L’homme est cette puissance qui doit être nue et découverte. Eckhart: Sermon 11

Lève-toi, Jérusalem, et élève-toi et sois illuminée. Les maîtres et les saints disent communément que l’âme a trois puissances, en quoi elle est égale à la Trinité. La première puissance est mémoire, par quoi est visée une science cachée, secrète ; elle connote le Père. La seconde puissance se nomme intelligence, c’est un acte de rendre présent, un connaître, une sagesse. La troisième puissance, elle s’appelle volonté, un flux du Saint Esprit. A quoi nous ne voulons pas en rester, car ce n’est pas matière nouvelle. Eckhart: Sermon 14

Saint Jean dit : « Ceux qui le reçurent, à ceux-là il donna pouvoir de devenir fils de Dieu. Ceux qui sont fils de Dieu, ceux-là ne sont pas ( nés ) de la chair et du sang ; ils sont nés de Dieu », non pas hors ( de lui ) mais en ( lui ). Notre aimable Dame dit : « Comment cela peut-il être que je devienne Mère de Dieu ? Alors l’ange dit : le Saint Esprit doit venir en toi d’en haut. » David dit : « Aujourd’hui je t’ai engendré. » Qu’est-ce qu’aujourd’hui ? Eternité. Je me suis éternellement engendré ( comme ) toi et toi ( comme ) moi. Néanmoins, il ne suffit pas à l’homme noble humble d’être le fils unique engendré, que le Père a éternellement engendré, il veut encore être Père et entrer dans la même égalité de la paternité éternelle, et engendrer celui dont je suis éternellement engendré, ainsi que je l’ai dit au Mariengarten ; c’est là que Dieu en vient à ce qui lui est propre. Approprie-toi à Dieu, ainsi Dieu est-il ton propre, comme il est le propre de soi-même. Ce qui se trouve engendré en moi, cela demeure ; Dieu ne se sépare jamais de l’homme où que l’homme se tourne. L’homme peut se détourner de Dieu ; aussi loin de Dieu que l’homme aille, Dieu se tient ( là ) et l’attend et le prévient avant qu’il ne le sache. Veux-tu que Dieu soit ton propre, tu doit alors être son propre, comme ( le sont ) ma langue ou ma main, en sorte que je puis faire de lui ce que je veux. Aussi peu puis-je agir sans lui, aussi peu peut-il opérer quelque chose sans moi. Veux-tu donc que Dieu soit ainsi ton propre, fais-toi son propre, et ne garde rien que lui dans ta visée ; alors il est un commencement et une fin de tout ton opérer, de même que sa déité tient en ce qu’il est Dieu. L’homme qui ainsi en toutes ses oeuvres ne vise et n’aime rien que Dieu, à celui-là Dieu donne sa déité. Tout ce que l’homme opère, ( Dieu l’opère ), car mon humilité donne à Dieu sa déité. « La lumière luit dans les ténèbres, et la lumière, les ténèbres ne l’ont pas saisie » ; cela veut dire que Dieu n’est pas seulement un commencement de toutes nos oeuvres et de notre être, il est aussi une fin et un repos de tout être. Eckhart: Sermon 14

Pour que de Jésus-Christ nous prenions la leçon de l’humilité, qu’à cela nous aide tout ensemble Dieu Père, Fils et Saint Esprit. Amen. Deo gratias. Eckhart: Sermon 14

Toutes les créatures ont flué hors de la volonté de Dieu. Saurais-je désirer seulement le bien de Dieu, cette volonté est si noble que le Saint Esprit fluerait de là sans intermédiaire. Tout bien flue du superflu de la bonté de Dieu. Oui, et la volonté de Dieu a goût pour moi seulement dans l’unité, là où le repos de Dieu est orienté au bien de toutes les créatures ; où celle-ci repose, et toute ce qui jamais acquit être et vie, comme dans leur fin dernière, là tu dois aimer le Saint Esprit, tel qu’il est dans l’unité ; non en lui-même, mais là où avec la bonté de Dieu il a goût seulement dans l’unité, là où toute bonté flue du superflu de la bonté de Dieu. Cet homme. Cet homme s’en revient plus riche chez lui que lorsqu’il était sorti. Qui serait ainsi sorti de soi-même, celui-là devrait se trouver plus proprement donné à nouveau à lui-même. Et toute chose qu’il aura laissée dans la multiplicité, cela lui sera ( donné ) pleinement à nouveau dans la simplicité, car il se trouve soi-même et dans toute chose dans le maintenant présent de l’unité. Et celui qui serait ainsi sorti, il reviendrait chez lui bien plus noble qu’il n’était sorti. Cet homme vit maintenant dans une liberté déprise et dans une limpide nudité, car il n’a à se soumettre à aucune chose ni à prendre peu ni beaucoup ; car tout ce qui est le propre de Dieu, cela lui est propre. Eckhart: Sermon 15

Toute image a deux propriétés. La première, c’est qu’elle prend son être, sans intermédiaire, de ce dont elle est l’image, indépendamment de la volonté, car elle a une provenance naturelle et procède de la nature comme la branche de l’arbre. Lorsque le visage se trouve placé devant le miroir, il faut que ce visage s’y trouve reproduit, qu’il le veuille ou ne le veuille pas. Mais la nature ne se reproduit pas dans l’image du miroir, plutôt : la bouche et le nez et les yeux et tous les contours du visage, cela se reproduit dans le miroir. Mais cela, Dieu l’a gardé pour lui seul, que ce en quoi il se reproduit, là il reproduit sa nature et tout ce dont il peut faire montre, pleinement et indépendamment de la volonté ; car l’image propose un but à la volonté, et la volonté suit l’image, et l’image a son premier jaillissement hors de la nature, et attire dans soi tout ce dont la nature et l’être peuvent faire montre ; et la nature s’épanche pleinement dans l’image et demeure pourtant dans elle-même. Car les maîtres ne placent pas l’image dans le Saint Esprit, plutôt : ils la placent dans la Personne intermédiaire, car c’est le Fils qui a le premier jaillissement hors de la nature ; c’est pourquoi il s’appelle proprement une image du Père, ce que ne fait pas le Saint Esprit ; celui-ci est seulement un fleurir à partir du Père et à partir du Fils et a pourtant une ( seule ) nature avec les deux. Et pourtant la volonté n’est pas un intermédiaire entre l’image et la nature ; oui, ni connaître ni savoir ni sagesse ne peuvent être ici un intermédiaire, car l’image divine jaillit de la fécondité de la nature sans intermédiaire. Que s’il est ici un intermédiaire de la sagesse, c’est l’image elle-même. C’est pourquoi le Fils dans la déité, s’appelle la Sagesse du Père. Eckhart: Sermon 16 b

Or je dis : « Il alla dans la ville ». La ville, c’est l’âme qui est bien ordonnée et affermie et protégée des défauts, et a exclu toute multiplicité et est unifiée et bien fortifiée dans le salut de Jésus, et entourée de murs et enveloppée de la lumière divine. C’est pourquoi le prophète dit : « Dieu est un mur autour de Sion. » La Sagesse éternelle dit : « Je me reposerai de façon égale dans la ( ville ) consacrée et dans la ville sanctifiée. » Rien ne repose ni n’unit autant que l’égal ; de là tout ce qui est égal est intérieur et proche et auprès de. Cette âme est consacrée dans laquelle Dieu seul est et dans laquelle aucune créature ne trouve repos. C’est pourquoi il dit : « Dans la ( ville ) consacrée et dans la ville sanctifiée je me reposerai de façon égale. » Toute sainteté vient du Saint-Esprit. La nature ne fait pas de bonds ; elle commence toujours à opérer à partir de l’inférieur et opère ainsi vers le haut, jusqu’au plus élevé. Les maîtres disent que de l’air jamais feu n’advient s’il n’est pas devenu tout d’abord subtil et brûlant. Le Saint Esprit prend l’âme et la purifie dans la lumière et dans la grâce, et l’entraîne vers le haut, jusqu’au plus élevé. C’est pourquoi il dit : « Dans la ville sanctifiée je me reposerai de façon égale. » Autant l’âme repose en Dieu, autant Dieu repose en elle. Repose-t-elle en lui en partie, alors il repose en elle en partie ; repose-t-elle pleinement en lui, alors il repose pleinement en elle. C’est pourquoi la Sagesse éternelle dit : « Je me reposerai de façon égale. » Eckhart: Sermon 18

J’ai parlé récemment de la porte d’où Dieu se diffuse, c’est bonté. Mais l’être est ce qui se tient en soi-même et ne se diffuse pas, plutôt : il s’in-fuse. Mais unité est ce qui se tient Un dans soi-même et Un par rapport à toutes choses, et ne se communique pas à l’extérieur. Mais bonté, c’est là où Dieu se diffuse et se communique à toutes créatures. Etre est le Père, unité est le Fils avec le Père, bonté est le Saint Esprit. Or le Saint Esprit prend l’âme, la ville sanctifiée, dans le plus limpide et le plus élevé, et l’entraîne vers le haut dans son origine, c’est-à-dire le Fils, le Fils l’entraîne plus avant dans son origine, c’est-à-dire dans le Père, dans le fond, dans le principe, là où le Fils a son être, là où la Sagesse éternelle repose de façon égale « dans la ( ville ) consacrée et dans la ville sanctifiée », dans le plus intérieur. Eckhart: Sermon 18

« Un homme fit un repas du soir, un grand festin. » Celui qui fait un festin le matin, celui-là invite toutes sortes de gens ; mais pour le festin du soir, on invite des gens importants et des gens aimés et des amis très intimes. On célèbre aujourd’hui dans la chrétienté le jour de la Cène que le Seigneur prépara à ses disciples, à ses amis intimes, lorsqu’il leur donna son saint corps en nourriture. C’est le premier point. Il est un autre sens à la Cène. Avant que l’on en vienne au soir, il faut qu’il y ait eu un matin et un midi. La lumière divine se lève dans l’âme et fait un matin, et l’âme s’élève dans la lumière, gagne en ampleur et en hauteur jusqu’au midi ; après cela vient le soir. Maintenant nous parlons du soir en un autre sens. Lorsque la lumière décline, alors vient le soir ; lorsque tout ce monde décline de l’âme, alors c’est le soir, alors l’âme parvient au repos. Or saint Grégoire dit de la Cène : Quand on mange le matin, après cela vient un autre repas ; mais après le repas du soir ne vient aucun autre repas. Lorsque l’âme, à la Cène, goûte la nourriture et ( que ) la petite étincelle de l’âme saisit la lumière divine, elle n’a besoin d’aucune nourriture en sus et ne recherche rien à l’extérieur et se tient toute dans la lumière divine. Or saint Augustin dit : Seigneur, si tu te dérobes à nous, donnes-nous alors un autre toi, nous ne trouvons satisfaction en rien d’autre qu’en toi, car nous ne voulons rien que toi. Notre Seigneur se déroba à ses disciples comme Dieu et homme et se donna à eux à nouveau comme Dieu et homme, mais selon une autre manière et dans une autre forme. Tout comme là où il y a une chose grandement sacrée, on ne la laisse pas toucher ni regarder nue ; on l’enserre dans un cristal ou dans quelque chose d’autre. C’est ainsi que fit Notre Seigneur lorsqu’il se donna comme un autre soi. Dieu se donne, en tout ce qu’il est, dans la Cène, en nourriture à ses chers amis. Saint Augustin était pris de frayeur devant cette nourriture ; alors une voix lui parla en esprit : « Je suis une nourriture de gens adultes ; grandis et développe-toi et consomme-moi. Tu ne me transformes pas en toi, plutôt : tu te trouves transformé en moi. » La nourriture et le breuvage que j’ai pris il y a quinze jours, de cela une puissance de mon âme prit le plus limpide et le plus subtil et porta cela dans mon corps et unit cela avec tout ce qui est en moi, en sorte qu’il n’est rien de si petit, où l’on puisse ficher une aiguille, qui ne se soit uni avec lui ; et c’est aussi proprement un avec moi que ce qui se trouva reçu dans le corps de ma mère, là où ma vie me fut infusée en premier. Aussi proprement la puissance du Saint Esprit prend-elle le plus limpide et le plus subtil et le plus élevé, la petite étincelle de l’âme, et le porte tout entier vers le haut dans la fournaise, dans l’amour, comme je te le dis maintenant de l’arbre : La puissance du soleil prend dans la racine de l’arbre le plus limpide et le plus subtil et le tire tout entier vers le haut jusqu’au rameau, là il est une fleur. Ainsi de toute manière la petite étincelle dans l’âme se trouve emportée vers le haut dans la lumière et dans le Saint Esprit et ainsi emportée vers le haut dans la première origine, et se trouve ainsi tout a fait une avec Dieu et tend ainsi tout à fait à l’Un et est plus proprement une avec Dieu que la nourriture ne l’est avec mon corps, oui, bien davantage, d’autant plus qu’elle est plus pure et plus noble. C’est pourquoi il dit : « Un grand festin du soir ». Or David dit : « Seigneur, combien grande et combien multiple est la douceur et la nourriture que tu as cachée pour tous ceux qui te craignent » ; et celui qui reçoit cette nourriture avec crainte, celui-là ne la goûte jamais comme il convient, il faut qu’on la reçoive avec amour. C’est pourquoi une âme aimant Dieu a pouvoir sur Dieu de sorte qu’il lui faut se donner pleinement à elle. Eckhart: Sermon 20b

Saint Paul dit : « Un Dieu ». Un est quelque chose de plus limpide que bonté et vérité. Bonté et vérité n’ajoutent rien, elles ajoutent dans une pensée ; lorsque l’on pense, alors on ajoute. Un n’ajoute rien, étant donné qu’il est dans lui-même avant qu’il ne flue dans Fils et Saint Esprit. C’est pourquoi il dit : « Ami, monte plus haut ». Un maître dit : Un est un nier du nier. Si je dis Dieu est bon, cela ajoute quelque chose. Un est un nier du nier et un dénier du dénier. Que signifie Un ? Un signifie ce à quoi rien n’est ajouté. L’âme prend la déité telle qu’elle est purifiée en elle( -même ), là où rien n’est ajouté, là où rien n’est pensé. Un est un nier du nier. Toutes les créatures ont un nier en elles-mêmes ; l’une nie qu’elle soit l’autre en quoi que ce soit. Mais Dieu a un nier du nier ; il est Un et nie tout autre, car rien n’est en dehors de Dieu. Toutes les créatures sont en Dieu et sont sa déité propre, et ( cela ) vise une plénitude comme je l’ai dit plus haut. Il est un Père de toute déité. Je dis une déité pour la raison qu’il n’est rien encore qui flue au-dehors et qui en aucune façon se trouve touché ni pensé. Dans la mesure où je nie quelque chose de Dieu – si de Dieu je nie la bonté, je ne peux ( par là ) rien nier de Dieu – dans la mesure où je nie ( quelque chose ) de Dieu, alors je saisis quelque chose de lui qu’il n’est pas ; c’est cela même qu’il faut écarter. Dieu est Un, il est un nier du nier Eckhart: Sermon 21

Cette parole que j’ai dite en latin, elle est écrite dans le saint évangile et signifie en français : « Sois saluée, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi ! » Le Saint Esprit descendra d’en haut, de son trône le plus élevé, et viendra en toi à partir de la lumière du Père éternel. Eckhart: Sermon 22

Le bien le plus grand que Dieu ait jamais fait à l’homme, ce fut qu’il devint homme. Ici je raconterai une histoire qui convient bien à cela. Il y avait un homme riche et une femme riche. Un accident arriva à la femme qui fit qu’elle perdit un oeil ; elle en fut fort affligée. Alors l’homme vint à elle et dit : « Dame, pourquoi êtes-vous si affligée ? Vous ne devez pas vous affliger de ce que vous avez perdu un oeil. » Alors elle dit : « Seigneur, je ne m’afflige pas de ce que j’ai perdu un oeil ; je m’afflige de ce qu’il me semble que vous m’en aimerez moins. » Alors il dit : « Dame, je vous aime. » Peu de temps après, il s’arracha lui-même un oeil et vint trouver la femme et dit : « Dame, pour que vous croyiez que je vous aime, je me suis fait égal à vous ; moi aussi je n’ai qu’un oeil. » Ainsi de l’homme, il put à peine croire que Dieu l’a en si grand amour jusqu’au jour où Dieu s’arracha lui-même un oeil et revêtit la nature humaine. C’est ce que veut dire « est devenu chair ». Notre Dame dit : « Comment cela adviendra-t-il ? » Alors l’ange dit : « Le Saint Esprit descendra en toi d’en haut », du trône le plus élevé, du Père de la lumière éternelle. Eckhart: Sermon 22

Pourquoi appelle-t-on la mer une fureur ? Parce qu’elle se met en fureur et est agitée. Il « ordonna à ses disciples de monter ». Qui veut entendre cette parole et veut être disciple du Christ, il lui faut monter et élever son intellect par delà toutes les choses corporelles, et il lui faut traverser « la fureur » de l’inconstance des choses éphémères. Aussi longtemps qu’est là quelque versatilité, que ce soit malice ou colère ou tristesse, cela couvre l’intellect, en sorte qu’il ne peut pas entendre la parole. Un maître dit : Qui doit entendre choses naturelles et aussi choses matérielles, il lui faut dénuder son entendement de toutes les autres choses. Je l’ai dit souvent aussi : lorsque le soleil déverse son éclat sur les choses corporelles, ce qu’alors il peut saisir il le rend subtil et l’entraîne vers le haut avec lui ; si l’éclat du soleil le pouvait, il l’entraînerait dans le fond d’où il a flué. Mais lorsqu’il l’entraîne vers le haut dans l’air et ( que ) cela est alors dilaté en soi-même et chaud de par le soleil et ( que cela ) monte ensuite vers le froid, il éprouve un contrecoup de par ce froid et se trouve projeté vers le bas en pluie ou en neige. Il en est ainsi du Saint Esprit : il élève l’âme vers le haut et l’enlève et l’attire vers le haut avec lui, et si elle était prête il l’entraînerait vers le fond d’où elle a flué. Il en est ainsi lorsque le Saint Esprit est dans l’âme : c’est ainsi qu’elle monte car il l’entraîne alors avec lui. Mais lorsque le Saint Esprit se retire de l’âme, elle tombe vers le bas, car ce qui est de la terre cela tombe vers le bas ; mais ce qui est de feu, cela tournoie vers le haut. C’est pourquoi il faut que l’homme ait foulé aux pieds toutes les choses qui sont terrestres et tout ce qui peut couvrir l’entendement, pour que là rien ne demeure que seulement ce qui est égal à l’entendement. Opère-t-elle ( = l’âme ) encore dans l’entendement, alors elle lui est égale. L’âme qui a ainsi transcendé toutes choses, celle-là le Saint Esprit l’élève et l’enlève avec lui dans le fond d’où il a flué. Oui, il l’emporte dans son image éternelle d’où elle a flué, dans l’image selon laquelle le Père a formé toutes choses, dans l’image où toutes choses sont Un, dans la largeur et dans la profondeur où toutes choses retrouvent leur fin. Celui qui veut parvenir là, il lui faut avoir foulé aux pieds toutes les choses qui sont inégales à cela, et ( celui qui ) veut écouter la Parole et veut être disciple de Jésus, ( qui est ) le salut. Eckhart: Sermon 23

Or notez-le ! Saint Paul dit : Lorsque nous contemplons à visage dénudé l’éclat et la clarté de Dieu, alors nous nous trouvons formés en retour et formés intérieurement dans l’image qui est comme une image de Dieu et de la déité. Lorsque la déité se donna pleinement à l’intellect de Notre Dame, parce qu’il était nu et limpide, alors il conçut Dieu en soi ; et de la surabondance de la déité cela jaillit et s’écoula dans le corps de Notre Dame, et un corps fut formé par le Saint Esprit dans le corps de Notre Dame. Et n’aurait-elle pas porté la déité dans l’intellect, elle ne l’aurait jamais conçu corporellement. Un maître dit : C’est une grâce particulière et un grand don qu’avec l’aile de la connaissance l’on s’envole vers le haut et élève l’intellect vers Dieu et que l’on se trouve transporté de clarté en clarté, et avec la clarté dans la clarté. L’intellect de l’âme, c’est là le plus élevé de l’âme. Lorsqu’il est fixé en Dieu, alors il se trouve emporté par le Saint Esprit dans l’image et uni a elle. Et avec l’image et avec le Saint Esprit il se trouve conduit et introduit dans le fond. Là où le Fils est formé à l’intérieur, là aussi l’âme doit se trouver formée à l’intérieur. Celle donc qui est ainsi introduite et qui est enfermée et enclose en Dieu, à celle-là toutes créatures sont soumises, comme à saint Pierre : aussi longtemps sa pensée fut simplement enfermée et enclose en Dieu, alors la mer se referma sous ses pieds en sorte qu’il marcha sur l’eau ; aussitôt qu’il se détourna de cette pensée, il sombra. Eckhart: Sermon 23

C’est certes un grand don que l’âme se trouve ainsi introduite par le Saint Esprit, car de même que le Fils est appelé une Parole, ainsi le Saint Esprit est appelé un Don : ainsi l’Ecriture le nomme-t-elle. J’ai dit souvent aussi : Amour prend Dieu en tant qu’il est bon ; s’il n’était pas bon, il ne l’aimerait pas et ne le prendrait pas pour Dieu. Sans bonté il n’aime rien. Mais l’intellect de l’âme prend Dieu en tant qu’il est un être limpide, un être suréminent. Mais être et bonté et vérité sont d’ampleur égale car dans la mesure où l’être est, alors il est bon et est vrai. Or ils ( = les maîtres ) prennent bonté et la placent au-dessus d’être : cela couvre l’être et lui fait un pelage car cela est ajouté. Derechef ils le prennent tel qu’il est vérité. Etre est-il vérité ? Oui, car vérité est liée à l’être, puisqu’il dit à Moïse : « Celui qui est, celui-là m’a envoyé. » Saint Augustin dit : La vérité est le Fils dans le Père, car vérité est liée à l’être. Etre est-il vérité ? Qui interrogerait à ce propos nombre de maîtres, ils diraient : « Oui ! ». Qui m’aurait interrogé moi-même, j’aurais dit : « Oui ! ». Mais maintenant je dis : « Non ! », car vérité est aussi ajoutée. Maintenant, ils le prennent selon qu’il est Un, car Un est plus proprement Un que ce qui est uni. Ce qui est Un, tout autre est ôté ( de lui ) ; pourtant cela même qui est ôté, cela même est ajouté dès lors qu’il y a changement. Eckhart: Sermon 23

En tant que l’homme se déprend, alors il prend ( en lui ) Christ, Dieu, béatitude et sainteté. Et si un jeune garçon disait des choses étranges, on le croirait, et Paul promet de grandes choses, et vous le croyez à peine. Il te promet, si tu te déprends de toi, Dieu et béatitude et sainteté. C’est étonnant : et s’il se trouve que l’homme doive se déprendre de soi, en tant qu’il se déprend de soi il prend ( en lui ) Christ et sainteté et béatitude et est très grand. Le prophète s’étonne de deux choses. La première : ce que Dieu fait avec les étoiles, avec la lune et avec le soleil. Le second étonnement est à propos de l’âme, que Dieu ait fait et fasse de si grandes choses avec elle et pour elle, car il fait pour elle tout ce qui lui est possible ; il fait nombreuses et grandes choses pour elle et est pleinement pris par elle, et cela à cause de la grandeur dans laquelle elle est faite. A quel point elle est faite grande, notez-le ! Je trace une lettre selon le modèle que la lettre a en moi, dans mon âme, et non pas selon mon âme. Il en est ainsi de Dieu. Dieu a fait toutes choses communément selon l’image qu’il a de toutes choses en lui, et non pas selon lui. Certaines, il les a faites particulièrement selon quelque chose qui se tient en dehors de lui, comme bonté, sagesse et ce que l’on dit de Dieu. Mais l’âme, il ne l’a pas faite uniquement selon l’image qui est en lui, ni selon ce qui se tient en dehors de lui, ainsi que l’on parle à son propos ; plutôt : il l’a faite selon lui-même, oui, selon tout ce qu’il est, selon ( sa ) nature, selon ( son ) être et selon son oeuvre fluant à l’extérieur demeurant intérieurement, et selon le fond où il demeure en lui-même, où il engendre son Fils unique, d’où s’épanouit le Saint Esprit : selon cette oeuvre fluant à l’extérieur demeurant intérieurement, Dieu a créé l’âme. Eckhart: Sermon 24

Or prêtez attention à ce que Dieu dit : « Moïse, laisse-moi me courroucer ! » Or vous pourriez dire : Pourquoi Dieu se courrouce-t-il ? – Pour rien d’autre qu’en raison de la perte de notre propre béatitude, et il ne recherche pas ce qui est sien ; ainsi Dieu souffre-t-il de ce que nous agissons contre notre béatitude. A Dieu rien ne pouvait advenir de plus douloureux que le martyr et la mort de Notre Seigneur Jésus Christ, son Fils unique, qu’il souffrit pour notre béatitude. Or prêtez attention à ce que Dieu dit : « Moïse, laisse-moi me courroucer ! » Or voyez ce que peut un homme bon auprès de Dieu. C’est une vérité certaine et une vérité nécessaire : qui donne sa volonté totalement à Dieu, celui-là capte Dieu et lie Dieu, de sorte que Dieu ne peut rien que ce que l’homme veut. Celui qui donne totalement sa volonté à Dieu, il s’empare de Dieu et attache Dieu, en sorte que Dieu ne peut que ce que l’homme veut. Celui qui à Dieu donne totalement sa volonté, à celui-là Dieu donne sa volonté en retour de façon si totale et si propre que la volonté de Dieu devient le propre de l’homme, et ( Dieu ) a juré sur lui-même qu’il ne peut rien que ce que l’homme veut ; car Dieu ne devient le propre de personne qui ne soit d’abord devenu le propre de Dieu. Saint Augustin dit : « Seigneur, tu ne deviens le propre de personne qui ne soit devenu auparavant ton propre. » Nous assourdissons Dieu nuit et jour et disons : « Seigneur, que ta volonté advienne ! » Et lorsque advient la volonté de Dieu, nous sommes courroucés, et cela n’est pas comme il faut. Lorsque notre volonté devient volonté de Dieu, c’est bien ; mais lorsque la volonté de Dieu devient notre volonté, cela est de loin meilleur. Lorsque ta volonté devient volonté de Dieu, si alors tu es malade, tu ne voudrais pas être en bonne santé contre la volonté de Dieu, mais tu voudrais que volonté de Dieu soit que tu sois en bonne santé. Et lorsque cela va mal pour toi, tu voudrais que ce soit volonté de Dieu que cela aille bien pour toi. Mais lorsque la volonté de Dieu devient ta volonté, si tu es malade – en nom Dieu ! Ton ami meurt-il – en nom Dieu ! C’est une vérité certaine et une vérité nécessaire : et s’il se trouvait que toute peine de l’enfer et toute peine du purgatoire et toute peine du monde y était suspendue, il voudrait le souffrir éternellement dans la peine de l’enfer avec la volonté de Dieu, et voudrait dans la volonté de Dieu laisser( -là ) la béatitude de Notre Dame et toute sa perfection et ( celle ) de tous les saints, et voudrait être toujours en peine éternelle et amertume, et ne voudrait pas s’en détourner un seul instant ; oui, il ne voudrait pas nourrir une seule pensée qu’il en soit autrement. Lorsque la volonté se trouve unie de telle sorte que cela devient un unique Un, alors le Père des cieux engendre son Fils unique dans soi dans moi. Pourquoi dans soi dans moi ? Parce que je suis un avec lui, il ne peut pas m’exclure, et dans cette oeuvre le Saint Esprit reçoit son être et son opérer de moi comme de Dieu. Pourquoi ? Parce que je suis en Dieu. Ne le reçoit-il pas de moi, il ne le reçoit pas non plus de Dieu ; il ne peut m’exclure, d’aucune manière il ne le peut. SI totalement la volonté de Moïse était devenue la volonté de Dieu, que l’honneur de Dieu dans le peuple lui était plus cher que sa propre béatitude. Eckhart: Sermon 25

Les maîtres disent que l’âme a deux visages, et le visage supérieur contemple Dieu en tout temps, et le visage inférieur regarde vers le bas et informe les sens ; et le visage supérieur, c’est ce qui de l’âme est le plus élevé, cela se tient dans l’éternité et n’a rien à faire avec le temps, et ne sait rien du temps ni du corps ; et j’ai dit parfois qu’en cela se trouve cachée comme une origine de tout bien et une lumière qui luit, qui luit en tout temps, et comme un brasier ardent qui arde en tout temps, et le brasier n’est rien d’autre que le Saint Esprit. Eckhart: Sermon 26

Les maîtres disent que de la part supérieure de l’âme fluent deux puissances. La première se nomme volonté, la seconde intellect, et la perfection de ces puissances tient à la puissance supérieure qui s’appelle intellect, qui jamais ne peut entrer en repos. Elle ne veut pas Dieu en tant qu’il est le Saint Esprit et en tant qu’il est le Fils, et fuit le Fils. Elle ne veut pas non plus Dieu en tant qu’il est Dieu. Pourquoi ? Là il possède un nom, et s’il y avait dix mille dieux elle fait d’autant plus sa percée, elle le veut là où il n’a pas de nom : elle veut quelque chose de plus noble, quelque chose de meilleur que Dieu en tant qu’il a nom. Que veut-elle donc ? Elle ne sait pas : elle le veut en tant qu’il est Père. C’est pourquoi saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Elle le veut en tant qu’il est une moelle d’où sourd originairement bonté ; elle le veut en tant qu’il est un noyau d’où flue bonté ; elle le veut en tant qu’il est une racine, une veine dans laquelle sourd originairement bonté, et là il est uniquement Père. Eckhart: Sermon 26

Or notez le premier petit mot qu’il dit : « C’est là mon commandement. » A ce propos je veux dire un petit mot afin qu’il « demeure auprès de vous ». « C’est là mon commandement que vous aimiez. » Que veut-il dire lorsqu’il dit : « Que vous aimiez » ? Il veut dire un petit mot, notez-le : amour est si limpide, si nu, si détaché en lui-même que les meilleurs maîtres disent que l’amour avec lequel nous aimons est le Saint Esprit. Ils s’en trouva qui voulurent le contredirent. C’est toujours vrai : tout le mouvement par lequel nous nous trouvons mus vers amour, là rien d’autre ne nous meut que le Saint Esprit. Amour en ce qu’il y a de plus limpide, en ce qu’il y a de plus détaché en lui-même, n’est rien d’autre que Dieu. Les maîtres disent que la fin de l’amour, pour laquelle amour opère toute son oeuvre, est bonté, et la bonté est Dieu. Aussi peu mon oeil peut-il parler et ma langue connaître la couleur, aussi peu l’amour peut-il s’incliner à autre chose qu’à bonté et à Dieu. Eckhart: Sermon 27

Or notez le second petit mot qu’il dit : « Je vous ai appelés mes amis, car je vous ai révélé tout ce que j’ai entendu de mon Père. » Or notez qu’il dit : « Je vous ai appelés mes amis. » Dans la même origine où le Fils trouve origine, là le Père prononce sa Parole éternelle, et du même coeur là aussi le Saint Esprit trouve origine et flue. Et le Saint Esprit n’aurait-il pas flué du Fils, on n’aurait pas connu de différence entre le Fils et le Saint Esprit. Lorsque j’ai prêché récemment en la fête de la Trinité, j’ai dit un petit mot, en latin, que le Père donne à son Fils unique tout ce qu’il peut offrir, toute sa déité, toute sa béatitude, et ne retient rien pour lui-même. Alors il y eut une question : lui donna-t-il aussi sa nature propre ? Et je dis : Oui ! car la nature propre du Père selon laquelle il engendre n’est rien d’autre que Dieu ; car j’ai dit qu’il n’a rien retenu pour lui-même. Oui, je dis : La racine de la déité, il la dit pleinement dans son Fils. C’est pourquoi saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Un arbre qui porte du fruit présente son fruit. Qui me donne ce fruit ne me donne pas l’arbre. Mais qui me donne l’arbre et la racine et le fruit, celui-là m’a donné davantage. Or il dit : « Je vous ai appelé mes amis. » Oui, dans cette même naissance où le Père engendre son Fils unique et lui donne sa racine et toutes sa déité et toute sa béatitude et ne retient rien pour lui-même, dans cette même naissance il nous appelle ses amis. Si néanmoins tu n’entends ni ne comprends rien à ce dire, il est pourtant une puissance dans l’âme – dont j’ai parlé alors que je prêchais récemment ici – elle est si détachée et si limpide en elle-même et est apparentée à la nature divine, et dans cette puissance l’on comprend, c’est pourquoi il dit aussi de façon fort bien : « De là je vous ai révélé tout ce que j’ai entendu de mon Père. » Eckhart: Sermon 27

Personne ne peut recevoir le Saint Esprit qu’il n’habite au-dessus du temps dans l’éternité. Dans les choses temporelles le Saint Esprit ne peut se trouver reçu ni donné. Lorsque l’homme se détourne des choses temporelles et se tourne vers soi-même, il perçoit alors une lumière céleste qui est venue du ciel. Elle est sous le ciel et est pourtant du ciel. Dans cette lumière, l’homme trouve satisfaction, et c’est pourtant corporel ; on dit qu’elle est matière. Un morceau de fer, dont la nature est de tomber, se soulève contre sa nature et s’accroche à l’aimant en raison de la noblesse de l’influx que la pierre magnétique a reçu du ciel. Où que se tourne la pierre, vers là se tourne aussi le morceau de fer. Ainsi fait l’esprit : il ne se contente pas seulement de cette lumière, il s’élance toujours à travers le firmament et s’élance à travers le ciel, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’esprit qui meut le ciel, et de cette révolution du ciel tout ce qui est dans le monde verdoie et se couvre de feuilles. Cependant l’esprit ne s’en satisfait pas, il s’élance plus avant vers le sommet et vers l’origine, là où l’esprit prend son origine. Cet esprit comprend selon ( le ) nombre sans nombre, et ( le nombre ) sans nombre il n’en est pas dans le temps de la caducité. Personne ( en revanche ) n’a une autre racine dans l’éternité, là personne n’est sans nombre. Il faut que cet esprit franchisse tout nombre et fasse sa percée à travers toute multiplicité, et Dieu alors fait en lui sa percée ; et tout ainsi qu’il fait sa percée en moi, je fais ma percée en lui en retour. Dieu conduit cet esprit au désert et dans l’unité de lui-même, là où il est un Un limpide et sourd en lui-même. Cet esprit n’a pas de pourquoi, et devrait-il avoir un pourquoi quelconque, il lui faudrait avoir l’unité comme pourquoi. Cet esprit se tient en unité et en liberté. Eckhart: Sermon 29

Or Notre Seigneur dit : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés amis, car le serviteur ne sait pas ce que son maître veut. » Mon ami lui aussi pourrait savoir quelque chose que je ne saurais pas, s’il ne voulait pas me le révéler. Mais Notre Seigneur dit : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Je m’étonne maintenant de certains clercs, qui sont certes instruits et veulent être de grands clercs, de ce qu’ils se laissent si vite satisfaire et se laissent tromper, et interprètent la parole que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » – de ce qu’ils veulent entendre ainsi et disent donc qu’il nous a révélé sur le chemin autant qu’il nous était nécessaire pour notre béatitude éternelle. Je ne tiens pas que cela soit à comprendre ainsi, car cela n’est d’aucune vérité. Pourquoi Dieu était-il devenu homme ? Pour la raison que je me trouve engendré comme ce même Dieu. La raison pour laquelle Dieu est mort, c’est que je meurs au monde entier et à toutes choses créées. On doit donc comprendre le mot que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Qu’est-ce que le Fils entend de son Père ? Le Père ne peut rien qu’engendrer, le Fils ne peut rien que se trouver engendré. Tout ce que le Père a et ce qu’il est, l’abyssalité de l’être divin et de la nature divine, cela il l’engendre pleinement dans son Fils unique. C’est cela que le Fils entend de son Père, cela qu’il nous a révélé, que nous sommes le même Fils. Tout ce qu’a le Fils, il l’a de son Père, être et nature, afin que nous soyions le même Fils unique. Personne n’a le Saint Esprit qu’il ne soit le Fils unique. Le Père et le Fils spirent le Saint Esprit, là où le Saint Esprit se trouve spiré, car cela est essentiel et spirituel. Tu peux certes recevoir le don du Saint Esprit ou la ressemblance du Saint Esprit, mais cela ne demeure pas pour toi, c’est instable. De la même manière qu’un homme devient rouge de honte et ( à nouveau ) blême, c’est là pour lui un hasard et cela lui passe. Mais l’homme qui par nature est rouge et beau le demeure toujours. Ainsi en est-il de l’homme qui est le Fils unique : pour lui le Saint Esprit demeure de façon essentielle. C’est pourquoi il est écrit dans le Livre de la Sagesse : « Je t’ai engendré aujourd’hui » dans le reflet de ma lumière éternelle, dans la plénitude et « dans la clarté de tous les saints ». Il engendre dans le maintenant et l’aujourd’hui. Là est le berceau dans la déité, là ils se trouvent « baptisés dans le Saint Esprit » – c’est là « la promesse que le Père leur a faite » – « après ces jours qui sont peu nombreux ou ( plutôt ) rares » – c’est-à-dire « plénitude de la déité », là où il n’est ni jour ni nuit ; là m’est aussi proche ce qui est au-delà de mille lieux que l’endroit où je me tiens maintenant ; là est plénitude et abondance de toute déité, là est une unité. Aussi longtemps que l’âme perçoit une différence quelconque, elle n’est pas comme il faut ; aussi longtemps que quelque chose sort ou pénètre, il n’y a pas là une unité. Marie-Madeleine cherchait Notre Seigneur dans le tombeau et cherchait un mort et trouva deux anges vivants ; elle n’en fut pas consolée. Alors les anges dirent : « Qu’est-ce qui te trouble ? Que cherches-tu ? Un mort, et tu trouves deux vivants. » Alors elle dit : « C’est bien là ma désolation que d’en trouver deux, alors que je n’en cherche qu’un. » Eckhart: Sermon 29