Les hommes sanguinaires et trompeurs n’atteindront pas la moitié de leurs jours [[Ps. LIV, 24. – Tout ce sermon commente le cantique d’Ezéchias, Isaïe, XXXVIII, 10-20.]]. Ils persévéreront jusqu’à la mort dans leurs vieilles habitudes, parce qu’ils ne craignent pas le Seigneur. Mais celui que la crainte de Dieu initie à la sagesse partage ses jours en deux, s’écriant dans sa frayeur : « J’irai aux portes de l’enfer ». Sous l’empire de cette crainte il s’abstient de pécher, et il se met à demander aux bonnes œuvres des consolations, car il faut à l’homme des consolations d’un côté ou d’un autre. Or c’est une consolation excellente que celle qui vient de l’espérance du salut éternel, qui fait que l’âme s’épanouit et se dilate dans la grâce, une fois qu’elle se trouve débarrassée des péchés qui la séparaient de Dieu. A peine l’homme commence-t-il à faire des progrès dans cette crainte, à vivre pieusement en Jésus-Christ, qu’au témoignage de l’Écriture, il devra souffrir persécution [[II Tim. III, 12.]], afin que cette joie toute fraîche encore se change en tristesse et que cette douceur du bien, qu’il avait à peine effleurée du bout des lèvres, se transforme en amertume, et qu’il puisse dire : « Mon luth s’est converti en deuil, et mes chants en pleurs » [[Job xxx, 31.]]. La perte de cette douceur lui est donc plus amère que ses péchés, et il en est là jusqu’à ce que Dieu, en sa miséricorde, lui rende sa première consolation. Ce retour lui fait comprendre que la tentation qu’il a subie était une épreuve plutôt qu’une perte, une épreuve destinée à l’instruire et non à l’abattre. « Vous le visitez le matin et aussitôt vous l’éprouvez » [[Job VII, 18.]]. Ayant ainsi constaté l’avantage de la tentation, il ne la fuit plus ; il la désire, il dit avec le Prophète : « Éprouvez-moi, Seigneur, et mettez-moi à l’essai » [[Ps. XXXV, 2.]]. L’homme avance ainsi à l’école des vertus par ces vicissitudes de grâce et d’épreuves, la grâce l’empêchant de tomber, et la tentation de s’orgueillir : son œil intérieur se trouve purifié par ces exercices ; la lumière s’offre à lui, il désire s’attacher fidèlement à elle. Mais bientôt le poids du corps l’accable, et malgré ses répugnances et ses plaintes, il retombe sur lui-même, il garde dans le palais de son cœur une saveur qui le porte à désirer non plus les biens de Dieu, mais Dieu en personne. Voilà cette charité qui ne cherche point ses intérêts, et qui porte un fils à s’oublier pour son Père qu’il aime. La crainte en ferait un esclave égoïste et l’espérance un mercenaire exclusivement préoccupé de profit et de lucre.
Ézéchias a certainement traversé ces degrés divers et les a révélés à ceux qui devaient les suivre après lui. « J’ai dit au milieu de mes jours : j’irai aux portes de l’enfer ». Comme s’il disait : après avoir quitté l’image de l’homme terrestre, j’ai voulu porter celle de l’homme céleste. J’ai commencé par la crainte comme il est écrit, je l’ai conçue [[Isaïe XVII, 18.]] et je me suis écrié : « J’irai aux portes de l’enfer ». Cette crainte pourtant ne m’a pas jeté dans le désespoir : « J’ai demandé le reste de mes années », afin de vivre pour moi-même, après avoir jusqu’ici vécu contre moi. J’ai adressé ma demande à celui qui a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien faire » [[Jean XV, 5.]]. Esprit qui passe et ne revient pas, sans lui je ne pourrais ni revenir, ni me convertir à lui. « J’ai donc demandé ce qui me restait à vivre », et l’ayant obtenu (car celui qui excite à demander ne refuse jamais) j’ai éprouvé la vérité de cette sentence du Sage : « Mon fils, lorsque tu te présentes pour servir Dieu, établis toi dans la crainte et prépare ton âme à la tentation » [[Eccl. II, 1.]]. Assailli par les tentations et me voyant interdite l’espérance toute nouvelle du salut que j’avais conçue, j’ai dit : « Je ne verrai point le Seigneur mon Dieu dans la terre des vivants », ce que j’avais osé présumer dans mon abondance, car « j’avais dit cela dans mon abondance ». J’avais dit : Je ne serai pas ébranlé sans considérer que c’est à « votre volonté » et non à mon pouvoir que je devais « d’être affermi dans un état florissant. C’est pourquoi vous avez détourné de moi votre visage et je me suis trouvé plongé dans le trouble » [[Ps. XXIX, 7, 8.]], sans espoir de voir le Seigneur mon Dieu, mon père, dans la terre des vivants. Je ne verrai plus l’homme, c’est-à-dire le Fils dont il est dit : « C’est un homme, mais qui l’a connu ? [[Jérém. XVII.]] » Je ne verrai plus « celui qui habite dans le repos », c’est-à-dire le Saint-Esprit dont il est écrit : « Sur qui mon esprit reposera-t-il, sinon sur l’âme humble et paisible ? [[Isaïe LXVI, 2.]] » Et il ajoute : « Ma génération a été enlevée et éloignée de moi ! » Cette génération ce sont les œuvres que la crainte avait commencé à me faire produire, afin qu’on pût dire de notre âme : « Celle qui avait beaucoup d’enfants a perdu sa force ». Or cette pieuse génération « m’a été ravie, emportée loin de moi, comme une tente de bergers » : Elle m’avait été confiée pour un temps, et non pour toujours.
Et le Prophète ajoute encore : « Ma vie a été tranchée comme le fil du tisserand », afin de m’apprendre que la suite de ma vie n’est pas en mon pouvoir, qu’elle est aux mains du Tout-Puissant, comme le fil dans celle de l’ouvrier qui tisse, « puisque lorsque je la commençai il l’a coupée ». A mes débuts il m’a retranché, me donnant et m’ôtant presque au même moment ce qu’il m’avait accordé. Mais si les forces m’ont manqué, il ne m’a pas délaissé, pourtant, de peur qu’on ne le crût impuissant à achever l’ouvrage qu’il avait commencé. Qu’ajouterai-je ? J’ai dû me convaincre bientôt « que la vertu se perfectionne dans la faiblesse » [[II Cor. 11, 9.]], et j’ai dit : « C’est un bien pour moi que vous m’ayez humilié [[Ps. CXVIII, 71.]], car j’ai reconnu « le matin que le soir vous m’achèveriez », c’est-à-dire que « vous me perfectionneriez ». Ma perfection, en effet, ne résulte pas seulement de la visite du matin ou de la tentation du soir ; elle est le fruit de ces deux choses. J’étais un insensé lorsque « j’espérais jusqu’au matin » seulement, puisque David dit : « Qu’Israël espère dans le Seigneur dès l’aube du jour jusqu’à la nuit » [[Ps. CXXXIX, 6.]]. Parce que mon espoir a faibli, Dieu m’a « comme un lion brisé les os » ; il a abattu la force sur laquelle mon imprévoyance de l’avenir s’appuyait, abritée sous la tutelle de la grâce. Mais qui m’a brisé de la sorte? Le démon notre ennemi, qui rôde comme un lion rugissant cherchant une proie à dévorer [[I Pierre V, 8.]]. Mais vous, Seigneur, après m’avoir humilié et éprouvé, « vous me perfectionnerez du matin au soir » ; car le jour se compose d’un matin et d’un soir.
Instruit de la sorte, je bénirai Dieu en tout temps, c’est-à-dire matin et soir, non pas comme celui qui vous loue seulement quand vous lui avez fait du bien [[Ps. XLVIII, 19.]], ni comme ceux qui croient pour un temps et se retirent à l’heure de la tentation [[Luc VIII, 13.]]. Mais avec les saints, je dirai : « Si nous avons reçu des biens de la main de Dieu, pourquoi ne recevrions-nous pas les maux qu’il nous envoie? [[Job 11, 10.]] » Le matin je crierai vers lui « comme le petit de l’hirondelle », et le soir « je gémirai comme la colombe ». Le matin, aux apparitions de la grâce, je me réjouirai à la façon de l’hirondelle, je m’épancherai en action de grâces pour une pareille visite, et le soir j’offrirai le sacrifice qui convient à cette heure, je pousserai les gémissements de la colombe, je répandrai les larmes de la tribulation. Ainsi ces deux moments du jour seront un hommage à Dieu ; le soir sera consacré aux larmes, et le matin rayonnera de joie. Le soir je resterai plongé dans la tristesse, afin de jouir des sérénités du matin. Dieu aime, en effet, la componction du pécheur et la reconnaissance du juste ; au contraire rien ne lui déplaît autant que l’ingratitude du juste et la sécurité du pécheur. Ou bien encore, je me consacrerai aux offices de Marthe, je courrai çà et là « comme le petit de l’hirondelle », témoignant ainsi la joie que j’éprouve à secourir ceux qui souffrent ; et « je gémirai comme la colombe » des difficultés que je rencontre et du chemin qu’il me reste à parcourir pour arriver à la perfection. Je ferai cela le matin et le soir, c’est-à-dire, avant et après, selon ce que Laban disait, figurant ces deux vies : « Ce n’est pas la coutume chez nous de marier la cadette avant l’aînée » [[Gen. XXIX, 26.]], bien qu’on passe indifféremment de l’une à l’autre. C’est aussi, je pense, ce que Job voulait marquer quand il disait : « Si je dors, je demande : quand est-ce que je me lèverai? Et j’attendrai ensuite le soir » [[Job VII, 4.]]. En se reposant le soir dans la contemplation, il soupirait après l’action du matin, puis fatigué de l’action il attendait le soir, afin de retrouver les loisirs de la contemplation.
Par le gazouillement de l’hirondelle, on peut entendre aussi les chants de ceux qui célèbrent les louanges de Dieu dans l’Église, et par les gémissements de la colombe, les soupirs de la prière individuelle. Mais le verset qui suit semble nous offrir un sentiment intermédiaire et préférable : « Mes yeux se sont affaiblis à regarder en haut ». Car soit que par ce mot « affaiblis » on veuille dire que l’habitude de regarder en haut et de fixer des objets sublimes a rendu les yeux plus subtils, soit que ce mot signifie qu’ils sont éblouis et que leur vivacité est amoindrie, selon ces paroles du Psalmiste : « Mes yeux se sont fatigués à attendre l’effet de vos promesses [[Ps. CXVIII, 82.]] ; je me suis souvenu de Dieu et la joie m’a inondé ; je me suis exercé dans la méditation, et mon esprit est tombé en défaillance » [[Ps. LXXVI, 4.]] ; soit enfin qu’on l’entende dans un sens ou dans un autre, cette expression désigne la contemplation. La seconde explication semble, il est vrai, être plus en harmonie avec les versets suivants. Car il dit ensuite : « Seigneur, je souffre violence ». C’est-à-dire : Seigneur, ce n’est pas volontiers, c’est malgré moi que l’on m’arrache à la contemplation : ce corps sujet à la corruption appesantit l’âme, et cette maison d’argile abaisse l’esprit par la multiplicité des soucis qui l’agitent [[Sag. VII, 15.]]. « Répondez donc pour moi, ô mon Créateur, vous qui connaissez la condition de ma nature. Ou si mes péchés me réduisent à cet état, s’il n’est pas la faute de ma nature, mais de mes mauvaises habitudes, ne laissez pas cependant de répondre pour moi, je vous prie, en attachant mes offenses à la Croix, en les effaçant dans votre sang, afin que rien ne vienne entraver ma contemplation. « Car que dirai-je, ou que me répondra-t-il, puisqu’il me condamne lui-même à ces souffrances? » Vers qui donc me tourner ? Quel autre répondra pour moi ? C’est lui, et personne d’autre, qui m’a réduit à cette difficulté, à cette impossibilité, en portant contre moi cette sentence : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » [[Gen. III, 19.]].
Si au lieu de lire « puisque c’est lui qui a fait cela », on lit « puisque c’est moi qui ai fait cela », alors le Prophète attribue à ses péchés son malheur tout entier en disant : « Que dirai-je ou que me répondra-t-il, puisque j’ai tout fait? » Je suis reponsable de ce que je souffre, mes offenses m’ont mérité mon sort. C’est pourquoi je n’ai plus qu’une ressource : « Je repasserai devant vous toutes mes années dans l’amertume de mon âme ». Je suis indigne de penser doucement à vous, je ferai donc ce que je suis, je penserai à moi-même dans l’amertume de mon âme. Vous habitez une lumière inaccessible et l’œil de mon cœur est trop faible pour rester fixé longtemps sur le rayon de votre splendeur. C’est pour cela que je rentre avec confusion en moi-même, dans les ténèbres intimes et habituelles de ma vie passée, non pas afin d’y goûter un plaisir criminel, mais pour m’en punir et en éprouver de l’amertume. Je devrais, je l’avoue, s’il était possible, vivre de nouveau le temps que j’ai si mal vécu ; mais je ne le puis. Je repasserai donc, sous vos yeux, et dans l’amertume de mon âme, mes jours écoulés, et je ferai par la pensée ce qu’il est impossible de faire réellement. Je penserai devant vous à ce passé, parce que c’est contre vous seul que je suis coupable, afin que ce qui est pour moi un sujet de condamnation serve à vous justifier, et que votre miséricorde triomphe quand vous me jugerez. J’ai déjà pensé à mes crimes ; mais comme ce qui peut m’arrêter n’a point été assez puni, j’y veux penser de nouveau dans l’amertume de mon âme, jusqu’à ce que ces crimes soient si bien extirpés qu’ils ne puissent jamais redevenir un obstacle à ma vertu.