Je ne suis pas un homme doué d’un sens profond, et je ne saurais disserter ici sur ce que je n’ai pas goûté. Je vous dirai pourtant ce que je sens en moi de temps en temps, afin que ceux qui le jugeront utile puissent m’imiter. Il y a longtemps que j’ai appris à avoir pitié de mon âme afin de plaire à Dieu [[Eccl. XXX, 24.]]. Je pense bien souvent à elle. Plût à Dieu qu’il me fût loisible de le faire toujours ! Il fut un temps où en agir ainsi ne me plaisait pas du tout. J’aimais bien peu mon âme, si tant est que je l’aimasse! Car peut-on dire qu’on aime quelqu’un lorsqu’on aime sa mort ? Mais s’il est vrai, comme on n’en peut douter, que la mort de l’âme est dans l’iniquité, il s’ensuit que certaine est cette proposition : « Qui aime l’iniquité hait son âme » [[Ps. X, 6.]]. Je la haïssais donc, et je la haïrais encore si celui qui l’a aimée le premier ne m’avait appris à l’aimer quelque peu.
Mais quand, par un bienfait de Dieu, je me prends à songer à cette âme, j’y trouve, je l’avoue, comme deux choses contraires. Si je la considère selon la vérité, en elle-même et telle qu’elle est, la plus juste idée que j’en puisse concevoir c’est qu’elle est réduite à rien. Est-il nécessaire d’énumérer ici en détail toutes ses misères, les péchés dont elle porte la charge, les ténèbres qui l’enveloppent, les séductions qui l’enlacent, les concupiscences qui l’agitent, les passions auxquelles elle est sujette, les illusions qui la remplissent, le mal qui l’attire, le vice auquel elle est entraînée par ses penchants, enfin la confusion et l’ignominie dont elle est pleine? Si toutes nos justices, vues à la lumière de la vérité, ne sont qu’un linge souillé [[Isaïe LXIV, 6.]], que seront donc nos injustices? La lumière qui est en nous n’est que ténèbres. Quelle sera donc l’épaisseur des ténèbres elles-mêmes ? Il nous est facile, en étudiant sincèrement toute notre vie et en nous jugeant sans acception de personnes, de rendre témoignage à la vérité proclamée par l’Apôtre et de nous écrier librement : « Celui qui se croit quelque chose se séduit lui-même, puisqu’il n’est rien » [[Galat. VI, 3.]]. « Qu’est-ce que l’homme pour que vous releviez si haut? » dit le Prophète dans un aveu fidèle et plein de piété. « Pourquoi y attachez-vous votre cœur? » [[Job VII, 17.]] EH quoi! l’homme, sans aucun doute, n’est que vanité, il est réduit à néant, il n’est rien. Mais comment un être que Dieu élève si haut n’est-il donc rien ? Il n’est rien, et cependant le cœur de Dieu s’attache à lui.
Respirons, mes frères : si nous ne sommes rien dans nos cœurs, peut-être sommes-nous quelque chose au cœur de Dieu. O Père des miséricordes! O Père des malheureux! Pourquoi attacher votre cœur à notre misère? Je le sais, je le sais : où est votre trésor est aussi votre cœur. Mais ne sommes nous donc rien, si nous sommes votre trésor ? Toutes les nations sont devant vous comme si elles n’étaient pas, elles ne sont que néant. Ainsi en va-t-il devant vous, mais non pas en vous. Il en est ainsi au jugement de votre vérité, mais non pas dans les sentiments de votre bonté. Vous appelez, en effet, les choses qui ne sont pas comme celles qui sont. Elles ne sont donc pas puisque vous appelez ce qui n’est pas, et elles sont parce que vous les appelez. Encore qu’elles ne soient pas quant à elles-mêmes, elles sont pourtant par rapport à vous, selon ce que dit l’Apôtre : « Cela ne vient pas des œuvres de leur justice, mais de votre appel » [[Rom. IX, 12.]]. C’est ainsi que vous consolez dans votre bonté celui que vous avez humilié dans votre vérité ; ainsi se trouve magnifiquement dilaté en vos entrailles celui qui est justement à l’étroit dans les siennes. Car toutes vos voies sont miséricorde et vérité pour ceux qui cherchent votre alliance et vos témoignages [[Ps. XXIV, 10.]] : alliance de bonté, témoignages de vérité.
Lis, homme, lis dans ton cœur et en toi-même les témoignages de vérité qui te concernent ; même à cette lumière commune, tu devras reconnaître ton indignité. Lis dans le cœur de Dieu le testament confirmé dans le sang du Médiateur, et tu trouveras quelle est la différence entre posséder par l’espoir et tenir la réalité. « Qu’est-ce que l’homme », est-il dit, « pour que vous releviez si haut? » Oui, il est grand, mais en Dieu, puisque c’est par lui qu’il est grand. Et comment ne serait-il pas grand devant Dieu qui a pour lui tant de sollicitude? « Il prend soin de vous », dit saint Pierre [[I Pierre V, 7.]]. Et le Prophète : « Je suis pauvre et mendiant, le Seigneur a pris soin de moi » [[Ps. XXXIX, 18.]]. Ingénieux rapprochement de ces deux idées : le Prophète descend et monte du même coup, et s’est vu à la fois pauvre et mendiant, et cependant l’objet des sollicitudes divines. Or monter et descendre ainsi du même coup est le propre des anges. « Vous verrez », dit le Christ, « vous verrez les anges monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme » [[Jean I, 51.]]. Monter et descendre de la sorte n’implique pour eux aucune vicissitude du temps. Dieu les envoie exercer leur ministère auprès des héritiers du salut, et en même temps ils restent présents aux regards de sa majesté. Grâce à cette miséricordieuse disposition de la Providence, tandis que nous jouissons de cette consolation, ils n’éprouvent aucune souffrance. Autrement, pourraient-ils jamais se résigner à rester, à cause de nous, un seul instant éloignés de ce glorieux visage qui est l’objet de leurs désirs constants? Écoutez la Vérité même vous dire dans l’Évangile : « Leurs anges (ceux des petits enfants) contemplent sans cesse au ciel la face du Père » [[Matth. XVIII, 10.]] ; ils sont députés à la garde de ces enfants sans rien perdre de leur propre béatitude. C’est pour cela que saint Jean a vu la Jérusalem céleste descendre ; il n’a pu la contempler dans son immutabilité. Elle descend, remarquez le bien, elle ne tombe point. Une partie considérable de cette cité était tombée autrefois, mais elle n’était pas sainte ; et si sa chute fut si terrible, c’est qu’elle s’est constituée l’ennemie de toute sainteté.
Certes, saint Jean n’a pu voir cette ruine ni cette chute, puisqu’il n’était pas ; mais le Verbe l’a vue, lui qui était au commencement, lui le Principe qui disait aux Apôtres : « Je voyais Satan tomber du ciel comme la foudre » [[Luc X, 18.]]. Cette portion tombée sera réparée quand Dieu relèvera ces ruines et réédifiera les murs de Jérusalem, non pas cependant avec les matériaux écroulés. Pour la Jérusalem que l’Apôtre vit descendre, « elle était préparée par Dieu » [[Apoc. XXI, 2.]], comme saint Jean l’ajoute. Si les anges descendent au lieu de tomber, ils le doivent à cette préparation divine qui leur a donné et la volonté et la puissance de rester debout. Aussi l’Apôtre ne se borne pas à dire qu’ils sont chargés d’un ministère ; il dit qu’ils sont envoyés pour remplir un ministère [[Hébr. I, 14.]]. Pourquoi n’enverrait-il pas des anges en faveur de ceux au profit desquels le Roi des cieux s’est abaissé si bas que son doigt a pu écrire sur la terre? [[Jean VIII, 6.]] « Seigneur, inclinez les cieux » ; ce n’est pas assez, « descendez » [[Ps. CXLIII, 5.]]. Pourquoi ? Afin d’y faire remonter ceux avec lesquels il est descendu. Au reste, et nous l’avons déjà dit, ces ascensions et ces descentes des anges ne supposent aucun changement de lieu, tandis que nous avons besoin de nous déplacer, d’aller çà et là ; nous ne pouvons rester toujours en haut ni demeurer en bas. « Ils montent jusqu’au ciel, dit le Psalmiste, et ils descendent jusqu’aux abîmes, mais leur âme succombe sous les maux » [[Ps. CVI, 26.]]. Pourquoi cela? C’est que leur âme souffre plus de ses maux qu’elle ne jouit de ses biens, car les premiers sont actuels, tandis que les seconds ne subsistent qu’en espérance. « Qui pourra être sauvé », disent les disciples au Sauveur? Et lui : « Cela est impossible aux hommes, mais non pas à Dieu » [[Matth. XIX, 25-26.]]. Là est toute notre confiance, notre unique consolation, tout le fondement de notre espérance.
Mais assurés de la possibilité du salut, que faisons-nous de la volonté? Qui sait s’il mérite l’amour ou la haine? Qui connaît les desseins de Dieu ou est entré en ses conseils ? [[Rom. XI, 34.]] Il nous faut ici le secours de la foi et l’aide de la vérité, afin que les sentiments cachés dans le cœur du Père et dont nous sommes l’objet nous soient révélés par son Saint-Esprit, et que le témoignage de l’Esprit de Dieu mette dans le nôtre cette conviction que nous sommes les enfants de Dieu. Or il opérera en nous cette persuasion en nous appelant et en nous justifiant gratuitement par la foi. C’est là, en effet, le chemin qui mène de l’éternelle prédestination à la glorification future. Et c’est ce qui me porte à croire que l’on peut appeler la première la considération du jugement de la vérité, et la seconde la considération de la foi et de la piété. Vous ne vous étonnerez guère de rencontrer dans les hommes des qualités si dissemblables, si vous songez aux différences de nature qu’on trouve dans leur substance. En effet, quoi de plus élevé que l’esprit, principe de la vie ? Et quoi de plus vil que le limon de la terre? La réunion dans l’homme d’éléments si opposés n’a pas échappé, je crois, aux sages même de ce monde, quand ils ont défini l’homme un animal raisonnable et mortel. Étonnant assemblage de la raison et de la mort, société surprenante de l’intelligence et de la corruption. Dans nos mœurs, dans nos affections, dans nos goûts, on trouve des oppositions plus grandes encore. Sondez tout ce qu’il y a de perversité dans l’homme, puis considérez en détail tout ce qui s’y trouve de bon, et avouez qu’un pareil rapprochement est vraiment un prodige. C’est pour cela qu’on peut l’appeler tour à tour « Bar-Jona », fils de Jean, et Satan. Ne vous en étonnez donc pas. Rappelez vous à qui s’adressent dans l’Évangile ces deux noms, justes tous les deux, puisqu’ils viennent de la Vérité. « Tu es bienheureux Simon Bar-Jona (fils de Jean) », et un peu plus loin : « Retire-toi Satan ». Pierre était donc l’un et l’autre, encore qu’il ne le fût pas en vertu de la même cause. Il est l’un par la vertu du Père, l’autre par le fait de l’homme, et il est en même temps l’un et l’autre. Comment est-il Bar-Jona? C’est parce que ni la chair ni le sang, mais le Père, lui a révélé ce qu’il a dit. Et comment est-il Satan? C’est qu’il goûte les choses de l’homme et reste insensible à celles de Dieu [[Matth. XVI, 17-23.]]. Si nous étudions maintenant dans cette double considération ce que nous sommes, ou plutôt si nous observons dans l’une notre néant et dans l’autre notre grandeur, puisqu’une si haute majesté nous entoure de sa sollicitude et de sa tendresse, je pense que notre gloire n’est pas diminuée, mais accrue, en tout cas solidement fondée, car nous nous glorifierons en Dieu et non pas en nous, puisque nous ne pouvons respirer un peu que dans cette pensée : si Dieu a décrété notre salut, notre salut est assuré.
Maintenant, arrêtons nous un instant à ce point élevé où nous voilà parvenus. Cherchons la maison de Dieu, cherchons son temple, sa cité, cherchons aussi son Épouse. Je ne l’ai pas oublié, et je le redis avec crainte et respect : nous sommes tout cela. Oui, mais dans le cœur de Dieu, mais par sa grâce et non par nos mérites. Que l’homme n’usurpe pas le bien de Dieu, qu’il se garde de s’exalter lui-même ; sinon Dieu, le remettant à sa place, humiliera son orgueil. Si une ardeur puérile nous pousse à prétendre nous sauver sans l’aide de la grâce, nous n’y réussirons pas. L’homme qui dissimule sa misère arrête le cours de la miséricorde, et la grâce n’a plus de place dans un cœur qui présume de ses mérites. Au contraire, l’humble aveu de nos souffrances provoque la compassion. Dieu en est touché et nourrit notre faim comme un riche père de famille. Nous trouvons près de lui du pain en abondance. Nous sommes donc sa maison, toujours fournie d’aliments propres à entretenir la vie. Et rappelez-vous qu’il a déclaré sa maison une maison de prière [[Matth. XXI, 13.]], ce qui semble parfaitement s’accorder avec le témoignage du Prophète qui nous annonce que Dieu nous nourrira dans nos prières d’un pain de larmes et nous abreuvera de pleurs [[Ps. LXXIX, 6.]]. Selon le même Prophète, comme nous l’avons rappelé plus haut, la sainteté convient à cette maison [[Ps. XCII, 5.]] : c’est-à-dire que la pureté de la continence doit accompagner les larmes de la pénitence, afin que celui qui est déjà la maison de Dieu en devienne le temple. « Soyez saint, est-il dit, parce que moi, votre Seigneur, je suis saint ». Et l’Apôtre ajoute : « Ne savez-vous pas que vos corps sont le temple du Saint-Esprit, qui habite en vous? Si quelqu’un viole le temple de Dieu, Dieu le perdra » [[I Cor. III, 16-17 et VI, 19.]].