J’ai honte de me réjouir si fort quand je sens qu’on vénère ou qu’on aime en moi, non ce que je suis, mais ce qu’on suppose que je suis. Ce n’est pas moi qu’on aime quand on m’aime ainsi, c’est je ne sais quoi qu’on prend pour moi et qui n’est pas moi. Et même, pour parler plus sincèrement, je sais ce que c’est ; car je sais d’une manière certaine que cela n’est rien. En effet, ce qui est supposé et qui n’est pas réel n’est rien. Or quand on aime ce qui n’est pas, mais ce qu’on croit être, ce n’est ni l’amour, ni celui qui donne l’amour, mais celui qui le reçoit, qui n’est rien. Il y a lieu de s’étonner, mais plus encore de s’affliger, que ce qui n’est rien puisse être aimé. Nous sentons par là d’où nous venons, où nous allons, ce que nous avons perdu, ce que nous avons trouvé. En nous unissant à Celui qui est toujours, et toujours heureux, nous pouvions aussi être toujours et toujours heureux nous-mêmes : en nous unissant, dis-je, à lui non seulement par la connaissance, mais par l’amour. Car quelques-uns des enfants d’Adam, « après avoir connu Dieu, ne l’ont pas glorifié comme Dieu ou ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils se sont dissipés dans leurs pensées » 1 ; en conséquence, c’est avec raison que « leur cœur insensé s’est obscurci » ; car, après avoir connu la vérité et l’avoir méprisé, ils ont reçu comme une punition méritée de ne plus la connaître. Hélas! en s’attachant ainsi à la vérité par l’esprit et en s’en détachant par le cœur, en aimant la vanité au lieu d’elle, l’homme est devenu semblable à la vanité. Quoi de plus vain que d’aimer la vanité? Quoi de plus injuste que de mépriser la vérité? Mais quoi de plus équitable que d’en ravir la connaissance à ceux qui la méprisent? N’est-il pas équitable, je le répète, que celui qui, la connaissant, ne l’a pas glorifiée, ne puisse plus se glorifier de la connaître? Ainsi le désir de la vanité est le mépris de la vérité, le mépris de la vérité est la cause de notre aveuglement. Et comme ils n’ont pas montré, dit l’Apôtre, « qu’ils connaissaient Dieu, il les a livrés à un sens réprouvé » 2.
Il résulte de cet aveuglement que, le plus souvent, nqus aimons ou nous louons comme réel ce qui n’est pas ; car tant que nous sommes dans ce corps, nous cheminons loin de celui qui est souverainement. Et qu’est donc l’homme, ô Dieu, sinon ce que vous lui avez révélé de vous? Or, si la connaissance de Dieu fait que l’homme est quelque chose, l’ignorance fait qu’il n’est rien. Mais Celui qui appelle les choses qui ne sont pas comme celles qui sont, prenant pitié de nous voir en quelque sorte réduits au néant, nous a donné cette manne mystérieuse dont l’Apôtre dit : « Votre vie est cachée en Dieu avec le Christ » 3. Comme nous ne pouvons encore le contempler face à face et l’embrasser pleinement par notre amour, il nous a permis, en attendant, de le goûter par la foi et de le chercher par le désir : par ces deux moyens, nous sommes ramenés une seconde fois du néant à l’être ; nous commençons à devenir une ébauche de sa créature, pour arriver un jour à être des hommes parfaits, à la mesure de l’âge plein du Christ. Cela sera sans doute quand la justice sera transformée en jugement, c’est-à-dire quand la foi ayant été changée en intelligence, la justice qui vient de la foi deviendra le jugement d’une connaissance parfaite et que, de même, le désir de l’exil deviendra la plénitude de l’amour. Si donc la foi et le désir commencent l’homme loin de Dieu, l’intelligence et l’amour l’achèvent en sa présence. De même que la foi conduit à la connaissance pleine, de même le désir conduit à l’amour parfait. Et comme il est dit : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas » 4, on peut dire également sans erreur : Si vous ne désirez pas, vous n’aimerez pas parfaitement. L’intelligence est donc le fruit de la foi, la charité parfaite le fruit du désir. Ici-bas, le juste vit de la foi 5, tandis que le bienheureux vit de l’intelligence. Ici-bas, le juste soupire après Dieu comme le cerf après la source des eaux, tandis que le bienheureux puise avec joie dans les fontaines du Sauveur, c’est-à-dire qu’il se délecte dans la plénitude de la charité.
C’est donc en quelque sorte par ces deux bras de l’âme, qui sont l’intelligence et le désir, en d’autres termes, c’est par la connaissance et l’amour de la vérité, qu’avec tous les saints on embrasse et on comprend la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur, c’est-à-dire l’éternité, la charité, la puissance et la sagesse. Et tout cela, c’est le Christ. Il est l’éternité, car la vie éternelle consiste, ô Dieu véritable, à vous connaître, vous et Jésus-Christ que vous avez envoyé 6. Il est la charité parce qu’il est Dieu, car Dieu est charité 7. Il est encore la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu 8. Mais quand cela arrivera-t-il? Quand verrons-nous Dieu tel qu’il est? Quand l’aimerons-nous selon ce qu’il est? Car la créature attend la manifestation des enfants de Dieu. La créature est soumise malgré elle à la vanité 9 ; c’est cette vanité universelle qui met en nous le désir d’être loués quoique nous soyons blâmables, et le refus de donner des éloges à ceux que nous savons en être dignes. Une autre vanité encore, c’est que notre ignorance nous fait le plus souvent taire ce qui est, pour parler de ce qui n’est pas. Que dirons-nous à cela, sinon que « les enfants des hommes sont vains, que les enfants des hommes ont de fausses balances, propres à donner une valeur mensongère à la vanité » 10. Nous donnons des éloges sans vérité, nous en recevons avec un frivole plaisir, et ainsi ceux qu’on loue sont vains, ceux qui louent sont menteurs. Les uns flattent et mentent, les autres vantent avec sincérité et se trompent ; d’autres enfin se glorifient de ces éloges et sont vains. Celui-là seul est sage qui dit avec l’Apôtre : « Je me retiens, de peur que quelqu’un ne m’estime au-dessus de ce qu’il voit en moi, ou de ce qu’il entend dire de moi » 11.